Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Bon Norbert
Présentation
Comme chacun sait, la demande auprès de l’analyste ne se réduit pas à son énoncé. Elle requiert un travail d’analyse tenant compte de l’ambivalence de cette demande, de qui la porte et du désir de l’analyste. Elle présente un style et des modalités spécifiques, où se jouent notamment la frustration et la répétition, parce qu’elle est constitutive des rapports humains dès l’origine.
Mots Clés
Détail de l'article
« Quelqu’un, par ailleurs maître de soi, souffre d’un conflit interne auquel il ne peut mettre fin tout seul, si bien qu’il finit par venir chez le psychanalyste à qui il se plaint et demande de l’aide. » C’est ainsi que Freud (1) définit les conditions idéales de la demande adressée au psychanalyste. Il le fait à propos d’une jeune fille, « la jeune homosexuelle », qui s’affiche dans Vienne au bras d’une demi-mondaine. La jeune fille, conduite à Freud par ses parents, ne souhaite en rien changer. Son père paraît surtout soucieux de mettre fin au scandale en la ramenant dans le droit chemin, celui du mariage. Quant à la mère, elle s’avère faire preuve d’une certaine complaisance envers les confidences de sa fille. Dans une telle situation, Freud estime difficile de mener à bien une analyse avec la jeune fille et énonce les conditions (2) que la demande doit réunir, tout en reconnaissant que c’est loin d’être toujours le cas. Il n’est pas rare, en effet, qu’un mari demande pour sa femme, une mère pour son enfant, un médecin pour son patient récalcitrant ou un juge pour un délinquant. Dès lors, le conflit est, a priori, non pas interne, intrapsychique, mais interactif, et les éléments de la demande sont dispersés entre plusieurs protagonistes. D’où, parfois, la nécessité de travailler au plan des interactions. Raison pour laquelle les psychanalystes, lorsqu’ils travaillent avec les enfants, ou des psychotiques, ou en institution, peuvent être amenés à travailler avec les parents ou ceux qui ont en charge le patient, afin de permettre à celui qui souffre d’élaborer sa demande et, éventuellement, sa non-demande. En tout cas, de cette inadéquation fréquente entre la demande idéale et les demandes effectives, il résulte un attendu et une conséquence. Un attendu : nous ne pouvons opérer qu’à partir d’une demande du patient ou reprise à son compte par lui, et non sur commande d’un tiers (parent, professeur, juge, chef de service…). Une conséquence : il convient d’analyser cette demande et d’abord auprès de celui qui la porte. C’est là une attitude singulière : un commerçant, ma boulangère par exemple, ne se soucie pas d’analyser ma demande, elle y répond, elle la satisfait. Peut-être pourra-t-elle, cependant, si je viens dix fois dans la même journée lui acheter une baguette, se demander si je ne lui veux pas autre chose. C’est précisément la position dans laquelle nous sommes, de supposer autre chose derrière la demande qui nous est adressée, derrière l’explicite un implicite que nous estimons avoir à élucider, en en dégageant les tenants et aboutissants. D’où la nécessité de suspendre la réponse à la demande pour permettre son déploiement dans la parole et faire apparaître, en deçà et au-delà de ce que la personne demande, ce qu’elle veut.
Je vous appelle de la part du docteur M.
Dans la pratique, en effet, nous sommes amenés à recevoir toutes sortes de demandes qui sont loin de réunir les conditions idéales définies par Freud. Je ne m’attarderai pas sur les demandes disparates, parfois franchement aberrantes, en tout cas peu travaillables, telle celle d’un délinquant sexuel venant la veille de son procès engager un traitement sur les conseils de son avocat, ou des parents en instance de divorce cherchant dans les problèmes de leur enfant la preuve certifiée de la mauvaiseté foncière de leur conjoint, ou encore de ce médecin souhaitant que je teste son patient alcoolique en feignant de lui trouver une dégradation intellectuelle, comme lui-même avait feint de lui trouver un « gros foie ». Je prendrai l’exemple d’une demande assez ordinaire, reçue par téléphone et formulée ainsi : « Bonjour docteur, je vous appelle de la part du docteur M. pour mon petit garçon de deux ans, parce qu’il est agressif avec les autres enfants. » Une simple analyse sémantique du contenu de cet énoncé montre la dispersion des éléments de la demande, entre la maman et le médecin qui allèguent, l’enfant qui porte le symptôme agressivité, la souffrance qui n’est pas évoquée… En outre, la mise en avant des titres de « docteur » indique la nature manifestement médicale de la démarche. Je reçois donc la maman avec son enfant et m’attache à lui faire expliciter les termes de sa demande. Que veut-elle dire par agressivité ? Où il apparaît que ce sont les « dames de la garderie » qui l’ont interpellée sur le fait que son garçon, appelons-le Johnny, mord les autres enfants à l’occasion de conflits autour des jouets. Elle en a parlé à son médecin, le docteur M., qui lui a conseillé de s’adresser à moi. Quant à elle, ces conduites agressives, qui n’apparaissent pas hors de ce contexte, ne l’inquiètent pas davantage, Johnny, selon elle, ne posant pas et n’ayant pas posé d’autres problèmes dans les différents domaines du développement.
Pendant cet échange, Johnny, de façon répétitive, descend des genoux de sa maman pour s’asseoir sur le sol et enlever ses chaussures. À chaque fois, tout en continuant à parler et sans manifester la moindre impatience, elle se lève, le reprend sur ses genoux et lui remet ses chaussures ; il redescend et les enlève à nouveau… Comme j’attire son attention sur cette conduite, elle m’explique que « Oui, à la maison aussi, c’est la même chose : je l’habille, il se déshabille aussitôt, il me vide les tiroirs, les placards, les armoires… Il veut toujours imposer sa volonté. » Et que fait-elle ? « Eh bien, je range, je passe mon temps à être derrière lui, pour le rhabiller, ramasser, remettre les choses en place… » Elle n’en paraît pas outre mesure affectée : « Vous savez, c’est un garçon, ils sont plus difficiles que les filles, ils savent ce qu’ils veulent. » L’entretien se poursuivant, le manège de Johnny vire à l’aigre : il se débat lorsque sa mère le reprend, gémit, pleure et, finalement, se plante entre elle et moi, s’accroupit et, me regardant droit dans les yeux, fait caca dans sa culotte, heureusement pourvue d’une couche. Comment mieux signifier ses sentiments à ce personnage qui vient distraire sa mère et troubler leur relation duelle ? « Vous voyez, me dit sa maman, établissant spontanément un lien entre pulsion anale, emprise et agressivité, il veut toujours imposer sa volonté. » De la place visée dans le transfert par Johnny, celle de l’« emmerdeur », je lui demande comment le papa prend les choses. « Lui, il est routier, il ne revient qu’en fin de semaine, il n’a pas envie de rentrer pour faire la police, il préfère jouer avec lui. D’ailleurs, sa mère m’a dit qu’enfant il était pareil, il était aussi très dur, elle a eu beaucoup de mal avec lui, son mari n’était jamais là. Plus grand, il se bagarrait souvent, il ne fallait pas venir le chercher. ça lui a parfois attiré des ennuis ! » Comme je lui fais remarquer que ces conduites ne semblent pas lui déplaire vraiment, elle acquiesce : « Un garçon doit savoir s’imposer, non ? » Elle peut alors verbaliser qu’elle ne souhaite pas vraiment de changement et que ce qu’elle attendait de moi, au fond, c’étaient des arguments (un test, par exemple), l’avis d’un spécialiste, à opposer aux dames de la garderie qui avaient, plus ou moins explicitement, mis en doute la normalité de son enfant. Si l’entretien lui a permis de comprendre que mon rôle n’est pas celui-là, la conduite de son enfant ne lui semble pas, cependant, exprimer une souffrance qui justifierait, dans l’immédiat, une poursuite de nos rencontres.
Ainsi se formule et s’élabore, au fil de l’entretien, selon une pente d’ailleurs assez spontanée pour peu que l’on n’y fasse pas obstacle :
• la description phénoménologique actuelle de la conduite désignée comme symptomatique (quand, comment, avec qui, depuis quand ?…) ;
•l à partir de quoi l’anamnèse la resituera dans l’histoire de l’enfant (troubles antécédents, développement dans la petite enfance…), ponctuée des avatars de l’organisation pulsionnelle ;
• d’où l’on pourra aborder les relations des parents avec l’enfant (manière d’être et de réagir à lui, conduites et croyances éducatives de l’un et de l’autre…) et les apprécier au regard de la mise en place de l’œdipe ;
• ce qui les amènera à évoquer leur propre enfance (comment ils étaient, ce que leurs parents disaient d’eux, comment ils ont été élevés…), leur propre névrose infantile ;
• et, ainsi, de retrouver une filiation sur trois générations, articulée autour du trait d’identification qui sous-tend le symptôme, tel qu’il s’énonce dans la parole et dont il convient d’apprécier la possibilité de le mobiliser dans une relation transférentielle.
Mais si ce travail préalable est un temps nécessaire, il n’est pas pour autant un temps unique qui verrait le dévoilement définitif d’une demande latente derrière une demande manifeste, contrairement à ce que pourrait laisser penser l’exemple ci-dessus. Dès lors qu’une relation suivie s’engage, il s’avère qu’elle est régulièrement ponctuée de demandes substitutives plus ou moins exprimées et auxquelles l’analyste aura à ne pas répondre pour permettre la poursuite de l’analyse. C’est qu’en effet la demande est au cœur même de toute relation à l’autre, avec les modalités et le style particulier qu’elle peut prendre dans chaque cas. Elle est constitutive des rapports humains et se met en place, dès le début de la vie, dans la relation du bébé à sa mère. Elle résulte de la prise immédiate du biologique dans l’ordre langagier qui l’antécède et règle les rapports sociaux.
Demande et désir
L’enfant humain, en effet, arrive dans un monde structuré par le langage. La découpe de son monde, de son environnement, des objets qui l’entourent (les barreaux de son lit, la cloche musicale, les rideaux de sa chambre…), les événements qui y prennent place, obéissent à une organisation qui ne doit plus grand-chose à un ordre naturel auquel son équipement instinctuel lui permettrait une adaptation quasi instantanée. Il va donc lui falloir être introduit dans cet ordre langagier, dont la première expression tangible est, selon la formule de Lacan, que « ça parle autour de lui ». Pour en arriver à lui-même parler le monde, faire passer au-dedans ce dans quoi il « baigne », l’incorporer, il devra en passer par le repérage de ce qui, dans ce « ça parle », parle de lui. Ce qui ne saurait se faire sans quelqu’un qui lui parle. Autrement dit, le point de rencontre entre le cri a-signifiant du bébé, pure expression d’un besoin cherchant la satisfaction, et ce monde de langage, ce point de rencontre que Lacan nomme le « lieu de l’Autre », devra être supporté, incarné, par un autre réel, la mère en général. Celle-ci, en répondant à ce cri, en acte par sa présence, son sein, le biberon, les soins, va le transformer en appel, appel visant à retrouver la satisfaction ainsi obtenue. Ce qui implique, de la part de cette mère, une interprétation des besoins de son bébé : il a faim, froid, mal au ventre, il est mouillé, etc. Si, comme c’est le cas le plus fréquent, elle ne se limite pas à répondre par une action, mais, lui supposant une compréhension, formule à l’enfant ses interprétations : « Oh, le bébé, il a fait son dodo, il avait faim… », avec ces inflexions si caractéristiques repérées par les linguistes, elle va transformer son appel en demande. Demande de quoi ? Demande d’elle, de sa venue, non seulement avec l’objet du besoin, mais avec ses paroles, à lui adressées, qui l’accompagnent. La mère devient elle-même objet de satisfaction mais, en même temps, de frustration. Car, elle est ainsi constituée comme toute-puissante, puisqu’elle peut ou non répondre à cette demande et que c’est cette réponse qui sera cherchée pour elle-même, comme preuve de son intérêt pour lui. D’où cette autre formule de Lacan que toute demande est une demande d’amour.
Demande nécessairement frustrante, dans la mesure où la mère ne saurait, et c’est heureux, être exclusivement et constamment tournée vers son enfant. Demande, de ce fait, jamais totalement satisfaite et toujours à renouveler. Est-ce à dire que l’enfant va ainsi passer son temps, de demande en demande, à tenter d’obtenir la confirmation impossible de l’amour maternel total ? Ce peut-être le cas, si celle-ci, ne renonçant pas à être tout-amour pour l’enfant, s’installe, imaginairement, dans cette position de toute-puissance, en voulant croire et lui laisser croire qu’elle peut répondre à toutes ses demandes, qu’elle a tout ce qu’il lui faut. Comment alors, pour l’enfant, lui signifier, autrement que par une surenchère de la demande, que ce qu’elle lui donne (son sein, ses bras, son temps, son argent…), ça n’est pas ça ? L’amour, disait encore Lacan, c’est donner ce que l’on n’a pas. Et c’est donc, au contraire, la défaillance de la mère qui va permettre à l’enfant de passer à un autre registre que cette frustration sans fin, celui du désir. Qu’elle soit manquante et qu’elle cherche ailleurs, ailleurs qu’en elle-même et ailleurs qu’en lui, une satisfaction va amener l’enfant à souhaiter obtenir, au-delà des objets fantasmatiques de leurs échanges, le sein pour la demande orale et les fécès pour la demande anale (3), ce qu’elle semble chercher, ce qui lui fait défaut. D’où cette autre formule de Lacan que le désir, c’est le désir de l’Autre, à entendre dans le double sens subjectif et objectif : à savoir qu’il désire être la cause du désir de l’Autre et qu’il trouve dans l’Autre la cause de son propre désir. D’où aussi ce constat que si la demande porte sur un objet, le désir, lui, porte sur un manque, et dont l’enfant n’a pas d’abord idée autrement qu’à travers ces signes que sont les conduites par lesquelles la mère s’absente de lui et les verbalisations éventuelles qui les accompagnent. À partir de quoi, elle constituera pour lui les insignes de ce qui est désirable et qui sera finalement symbolisé, dans le procès œdipien, par le phallus, situé chez le père, lequel apparaît ainsi comme ayant lui et lui seul pouvoir et droit de jouir d’elle. Ainsi, ce qui est visé dans le désir se trouve au-delà de l’objet supposé le susciter et ne peut-être que manqué. C’est ce dont Freud, déjà, avait fait le constat avec la notion de l’objet perdu de la première satisfaction, le sein maternel, qui induit la recherche d’objets substitutifs jamais pleinement satisfaisants. Dans un texte de 1912, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse (4) », il conclut ainsi à une difficulté inhérente à la pulsion sexuelle : « Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction. » Et il rattache ce « quelque chose » à ce constat de la psychanalyse : « Lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une suite d’objets substitutifs dont aucun ne suffit pleinement. »
Demande et répétition
D’où ces conduites de répétition qui visent non pas à retrouver l’objet, irrémédiablement perdu, mais à le faire exister comme perdu en le ratant d’aussi près que possible, pourrait-on dire. Lacan pointera le caractère mythique de cet objet perdu freudien qui vient habiller de la nostalgie d’une jouissance première avec la mère, ce trou de l’origine, « ce réel au-delà de toutes les représentations qu’en a le sujet (5) », qu’il nommera « la chose », dans le séminaire L’Éthique de la psychanalyse (6). C’est à partir de ce lieu hors signifiant, lieu du refoulement originaire, que s’organise la dialectique de la demande et du désir. Dialectique que Freud repère à travers les impasses de la répétition, par exemple dans les névroses d’échec, mais aussi bien et plus subtilement à l’œuvre dans les conduites ordinaires par lesquelles nous mettons régulièrement en perspective des objets à obtenir, des projets à réaliser, des récompenses à décrocher, des défis à relever, selon des modalités propres à chacun, et dont la satisfaction, sinon totalement ratée, laissera ce réel approché mais hors d’atteinte et ne pourra être que partielle et temporaire, permettant la relance du désir vers d’autres objectifs.
S’agissant des patients qui nous arrivent, et puisqu’ils nous arrivent, il est probable qu’ils sont, plus que d’autres, empêtrés dans la répétition, du côté de l’échec plutôt que de la réussite. Et leur demande à notre endroit est à considérer de la même façon, à la fois comme une tentative ultime de sortir du ratage et de la souffrance qui l’accompagne et comme une tentative supplémentaire de le reproduire et de s’en faire confirmer l’inéluctable, corroborer leur fantasme, certifier leur symptôme. Ce que nous ne manquerions pas de faire simplement en répondant à leur demande initiale, dans les termes où ils la posent. Ainsi, dans l’exemple de ce petit Johnny, répondre par un examen, un test et, éventuellement, par un certificat attestant que l’enfant est ou n’est pas, peu importe, plus agressif qu’un autre, reviendrait à certifier toute la détermination inconsciente qui préside à la demande, au prix d’y enfermer un peu plus l’enfant. C’est donc, là, la raison de la suspension de la réponse à la demande qui va permettre, au contraire, de déployer ces déterminations, au fil des demandes substitutives, explicites ou implicites, qu’elle va engendrer.
On peut rendre compte de ce mouvement de la manière suivante :
Objet de la demande
Figure 1. Tours de la demande
La demande initiale du patient, souvent non explicitement formulée (de savoir s’il est curable, d’avoir un diagnostic, un certificat, un conseil pour faire un choix dans son existence…), de ne pas trouver son objet, va en faire le tour et entraîner une deuxième demande, à la fois semblable structuralement et différente phénoménologiquement, qui elle-même va faire le tour de son objet sans l’atteindre, etc. Ainsi, progressivement, le patient va entrer plus avant dans la formulation de ce que cette demande traduit, son rapport à l’Autre et à l’objet, avec les conflits, résistances, ambivalences… dans lesquels il est pris. Il va déployer le réseau symbolique qui le constitue comme sujet de sa demande, non sans que s’interposent, de façon récurrente, dans la relation à l’analyste, les obstacles imaginaires du moi (reproches à l’analyste sur sa façon de procéder, questionnement sur ses intentions, crainte de son jugement, etc.). Ces obstacles, que Freud repère sous le terme de résistances et qui sont, en réalité, l’actualisation dans le transfert du rapport à l’Autre du patient, dans sa dimension infantile, conflictuelle, auront à être traités et levés, au fur et à mesure, pour que la parole reprenne le cours de l’association libre. Mais jusqu’à quand ? Car, selon ce modèle, on ne voit pas ce qui pourrait mettre fin à cette relance de la demande. Or, ce que fait apparaître la clinique, c’est que ces tours de la demande ne dessinent pas un parcours linéaire mais circulaire, que l’on peut représenter ainsi :
Figure 2. Tours de la demande et du désir
Régulièrement, la demande repasse par son point de départ, elle revient dans les mêmes termes dans la parole de l’analysant et, selon les cas, soit sur le mode de la plainte : « Je tourne en rond » ou « ça, je vous l’ai déjà raconté »… soit avec le sentiment de satisfaction d’avoir bouclé un tour. En effet, le patient tourne en rond, boucle des tours autour d’un autre objet, logé dans le vide central ainsi dessiné, objet qui cause son désir et le détermine comme sujet de désir et non pas seulement de demande. Il pourra ainsi, au terme de son parcours, être davantage en mesure de se positionner par rapport à ce qu’il désire, lui, que par rapport à ce qu’il suppose devoir obtenir de l’autre, ou lui procurer, comme témoignage d’amour. Il lui faudra, en général, plus d’un tour pour se résoudre à prendre cette position de responsabilité et ne pas attendre de l’autre qu’il lui dicte sa conduite.
Le désir de l’analyste
Le temps de l’analyse, c’est précisément le temps qu’il faudra pour que l’analyste, mis en place d’Autre, dans ce trou central par l’analysant (supposé savoir ce qu’il en est de son désir et en receler l’objet), soit peu à peu destitué de cette place et cet objet, dit par Lacan objet a, dénudé. Ainsi, il apparaît que ce tore, nom de la figure topologique dessinée par ce parcours de la demande, s’enroule autour d’un deuxième tore, celui de l’analyste qui vient occuper, pour l’analysant, la place de l’Autre.
Figure 3. Enlacement des deux tores
Et où l’on constate que la demande de l’analysant porte sur l’objet du désir de l’analyste, tandis que son désir porte sur la demande de l’analyste. Et, inversement, dans la vie ordinaire, où ce deuxième tore, celui de l’Autre peut-être incarné par un petit autre (le conjoint, un supérieur, un maître, etc.), ou une instance (l’état, l’université, l’entreprise, Dieu, etc.). Dans la situation analytique, c’est cette réciprocité qui est suspendue et permet le déroulement et l’achèvement du travail analytique : c’est parce que l’analyste ne désire rien d’autre que le déploiement de la demande de l’analysant, grâce à la mise en œuvre de la règle fondamentale : « Dites tout ce qui vous vient… », autrement dit, qu’il ne se prend pas pour le grand Autre pour qui le prend l’analysant, mais accepte de n’être que le support momentané de l’objet cause de son désir, que celui-ci peut-être dégagé, et la relation analytique évoluer différemment d’une relation ordinaire, mais aussi d’une relation psychothérapeutique. Car si l’analyste est réputé neutre relativement aux opinions, situations, événements dont l’analysant fait état, c’est néanmoins de l’orientation de son désir que dépend l’opération analytique.
Je l’illustrerai par l’exemple de cette femme reçue pour un entretien unique dans le cadre d’une consultation en institution. Madame G. a demandé à voir un psychologue, car, dit-elle, à l’occasion d’une dépression, il y a une dizaine d’années, elle a suivi une psychothérapie et se demande si elle ne devrait pas, aujourd’hui, reprendre quelque chose. Dépression ? Psychothérapie ? Reprendre quelque chose ? L’entretien fait apparaître que, vivant mal le sentiment d’être délaissée par son mari, elle avait obtenu de lui qu’ils aillent consulter une conseillère conjugale. Après la première séance, il n’avait pas voulu poursuivre une démarche dont il n’était, en fait, pas partie prenante. La conseillère conjugale avait alors proposé à Madame G. de continuer à venir seule, ce qu’elle a fait pendant deux ans. Cela l’a aidée à dépasser ce moment difficile, mais, finalement, aujourd’hui, les choses n’ont pas réellement changé : son mari ne lui accorde pas davantage de considération et elle pense qu’à l’âge où elle arrive, il est temps, encore temps, pour elle de décider ou non de changer le cours de sa vie. Elle aurait pour cela besoin d’être aidée, mais se demande si elle doit retourner consulter la même personne ou quelqu’un d’autre. En dehors de son appellation officielle, il s’agit bien sûr de savoir si cette conseillère conjugale est en mesure d’entendre cette demande de parole et de la mettre au travail. À mes questions, Madame G. répond que cette personne l’a, à l’époque, beaucoup aidée et soutenue : « Je pouvais lui parler de mes problèmes, je me sentais nulle et, avec mon mari, impossible d’engager la moindre discussion. Et puis, elle me donnait des conseils. » Suivant le précepte freudien que « l’exemple est la chose même », je lui en demande un. « Eh bien, une fois, je lui racontais comment une dispute avec mon mari était survenue parce que je lui avais dit qu’une femme à qui son mari ne prête pas d’attention pourrait aller voir ailleurs. Elle m’a expliqué qu’il valait mieux dire positivement : “Je souhaiterais que tu t’intéresses plus à moi.” Et, en effet, ça évitait des conflits. » Plus tard, dans l’entretien, comme elle revient sur son insatisfaction affective et sexuelle, je lui dis : « Et vous disiez qu’une femme que son mari délaisse pourrait aller voir ailleurs ? » « Oui, me répond-elle… et d’ailleurs, c’est ce que j’ai fait… » Elle me raconte alors comment, ayant confié sa détresse à son médecin, celui-ci a engagé avec elle une relation amoureuse sur laquelle elle a fondé des espoirs, hélas rapidement déçus, lui n’ayant pas l’intention de s’engager durablement avec elle. Elle en est sortie profondément blessée, humiliée au point qu’elle n’a pu, jusqu’alors, en parler à personne.
On voit là comment le désir de cette femme d’une rencontre avec un homme qui la reconnaîtrait comme femme peut ou non venir dans la parole selon le désir de celui à qui elle s’adresse. Dans son intervention, probablement d’inspiration systémique et en tout cas centrée sur les interactions du couple, la conseillère conjugale, bien que recevant madame G. seule, n’en reste pas moins animée du souci de réparer le couple. Tandis que le simple fait de pointer cette formule, qui exprime sous forme impersonnelle son désir, conduit au cœur de celui-ci et a un effet immédiat de subjectivation, fût-ce dans la souffrance. Quant au médecin, qui s’offre en acte comme réponse à l’insatisfaction de madame G., accordons-lui, au bénéfice du doute, qu’il lui est arrivé ce qui arrive à qui se met en situation de laisser se déployer la demande d’un autre sans avoir fait le travail préalable de reconnaître son propre désir. Le docteur Joseph Breuer, maître et ami de Freud, prenant la fuite devant la grossesse imaginaire d’Anna O., selon la version d’Ernest Jones (7), en reste l’exemple mythique pour les psychanalystes : au commencement était l’amour. C’est pour savoir, l’ayant appris de Freud et expérimenté dans sa propre analyse, que, dans cet amour, il est pris pour un autre (8), qu’il peut s’abstenir d’y répondre et permettre la reconnaissance de son désir par l’analysant. ■
Notes
1. Freud S., 1920, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1977.
2. À partir du même exemple, R. Neuburger résume ces conditions en disant que la demande se compose de trois éléments : l’allégation, le symptôme et la souffrance. Si ces éléments ne sont pas portés par la même personne, il convient de réunir les différentes personnes porteuses de la demande dissociée, pour un travail préalable sur les interactions. Il ne me paraît pas pour cela nécessaire, comme le pense R. Neuburger, d’avoir recours aux théories systémiques que les psychanalystes, même s’ils peuvent y trouver des enseignements, n’ont pas attendues pour travailler avec les familles ou même avec des groupes. Neuburger R., 1980, « Aspects de la demande en psychanalyse et en thérapie familiale », Thérapie familiale, 1 (2) : 133-144.
3. Ce sont là les objets « prégénitaux » freudiens, correspondant aux pulsions orale et anale, auxquels Lacan ajoutera le regard pour la pulsion scopique et la voix pour la pulsion invocante et qu’il rangera sous la catégorie de l’objet a, objet cause du désir, que la caractéristique d’être détachables du corps rend susceptibles d’entrer dans une relation d’échange : être donné ou reçu, voire confisqué pour l’objet du stade phallique, le phallus imaginaire.
4.Freud S., 1912, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », La Vie sexuelle, Paris, PUF, p. 64.
5. Chemema R., Vandermersch B., 1998, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse-Bordas, p. 55.
6. Lacan J., 1959-1960, L’Éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Seuil, 1986.
7. Jones E., 1958, La Vie et l’œuvre de Freud, I, Paris, PUF, 1970, pp. 247-248.
8. « J’avais l’esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle », note Freud avec humour lorsqu’une patiente lui jette les bras autour du cou au réveil d’une séance d’hypnose. Freud S., 1925, « Autobiographie », Ma vie et la psychanalyse, Paris, Idées/Gallimard, 1975, pp. 35-36.