De dépendance en dépendance : un aménagement du processus de séparation à l’adolescence

Le Journal des psychologues n°253

Dossier : journal des psychologues n°253

Extrait du dossier : Le WISC se met en IV
Date de parution : Décembre - Janvier 2008
Rubrique dans le JDP : Pratiques professionnelles > Étude de cas
Nombre de mots : 4000

Auteur(s) : Gross Marine

Présentation

Le processus d’autonomisation et de progression vers l’indépendance est difficilement réalisable au travers d’une suite de dépendances successives. Cela est illustré par le cas d’une adolescente dont l’analyse clinique nous permet de comprendre combien le chemin parcouru pour exister en tant que sujet séparé, différencié, fut chaotique mais finalement accompli.

Détail de l'article

Spécificité du travail psychique à l’adolescence
L’adolescence convoque et mobilise un aménagement jusque-là opérant, mais qui va devoir se réorganiser au regard d’une nouvelle conflictualisation engagée par le pubertaire. L’irruption de la puberté impose la différenciation sexuelle en assignant et affiliant l’adolescent à une nouvelle réalité identitaire. L’adolescent, s’il n’est plus un enfant, n’est pas encore pour autant un adulte. C’est dans ce double mouvement que se situe la problématique adolescente. D’un côté, le détachement nécessaire de ce qui était jusque-là les bases identificatoires de son enfance, que nous rapprochons d’un véritable travail de deuil durant lequel l’adolescent va devoir élaborer la perte des objets infantiles. De l’autre, la recherche d’un statut stable d’adulte mû par un désir d’autonomisation, d’indépendance. Nous assistons durant cette étape structurante et déterminante qu’est l’adolescence à la réactivation et la mise en œuvre du processus de séparation-individuation. Il y a pour tout adolescent un travail psychique particulier à réaliser, au terme duquel il devrait parvenir à exister en tant que sujet séparé, différencié, capable d’établir de nouvelles relations de type adulte. L’adolescence serait ainsi le temps de la définition des limites de soi. Ce cheminement, aisé pour certains, reste chaotique pour d’autres. J’évoquerai aujourd’hui, à travers un cas clinique, issu de ma pratique de psychologue clinicienne au sein d’un service de pédopsychiatrie, de quelle façon la dépendance, ou plus exactement la succession de dépendances, peut être un aménagement possible du processus de séparation, que nous envisagerons ici comme un phénomène intrapsychique renvoyant au sentiment d’être séparé.

 

Marie-Caroline, présentation
Marie-Caroline est une adolescente âgée de quinze ans, scolarisée en seconde. Ce sont ses parents qui, sur les conseils de leur médecin traitant, l’amènent à notre consultation. Marie-Caroline est la cadette d’une fratrie de trois enfants. Son frère et sa sœur aînés ont respectivement trente et trente-deux ans. L’écart d’âge fera dire à la maman de Marie-Caroline qu’ils ont élevé leur fille comme si elle était fille unique. Le père apparaît froid, distant. Il semble peu concerné par les difficultés de sa fille qu’il banalise. Nous apprendrons qu’il est commercial, absent durant la semaine, toujours en déplacements. Le week-end, chez lui, il s’isole de longues heures sur son ordinateur et ne partage guère de moments privilégiés avec son épouse et sa fille. La mère de Marie-Caroline a une présentation très différente de celle de son époux. Très éprouvée, elle est particulièrement touchée par la souffrance de sa fille et nous apparaît effondrée. Elle nous explique de quelle façon elle a tenté ces derniers mois d’accompagner sa fille, la veillant presque constamment, alors persuadée que sa seule présence pourrait l’aider. En vain. C’est résignée qu’elle consulte, devant admettre son incapacité de soigner son enfant. Le couple, quant à lui, ne nous semble guère exister ; mari et femme sont distants l’un envers l’autre, détachés, cohabitant plus que partageant. Mère et fille se décrivent comme très proches « nous sommes les meilleures amies du monde, d’ailleurs on se dit tout ». Véritable couple qui s’organise sans le père et avoue sans culpabilité être dérangé par sa présence.

 

Symptomatologie
Lorsque nous la rencontrons, Marie-Caroline présente une souffrance psychopathologique aiguë. L’angoisse est majeure, se traduisant notamment sous forme de crises survenant de manière quotidienne et durant lesquelles domine la conviction d’un anéantissement proche. Ce pressentiment d’une menace entraîne chez Marie-Caroline une insécurité qui devient permanente. L’inquiétude diffuse apparaît sans objet précis. Les somatisations sont nombreuses et essentiellement de nature douloureuse, céphalées, maux de ventre, lombalgie. Les éléments dépressifs apparaissent préoccupants, Marie-Caroline présente une humeur dysphorique, un pessimisme ne lui permettant pas d’envisager une amélioration de son état dans un futur plus ou moins proche. L’apragmatisme est important avec une attitude de repli et d’isolement. Une fatigue excessive entraîne une hypersomnie. Le mouvement régressif est tel que Marie-Caroline ne parvient plus à prendre soin d’elle, se laver, s’habiller, sont des tâches devenues impossibles. À ce tableau s’ajoutent des troubles de la conduite alimentaire de nature boulimique. Il est à noter que c’est l’apparition des crises qui amènera un mouvement dynamique, Marie-Caroline s’extrayant de sa léthargie pour aller s’alimenter. L’expression des troubles apparaît phobique, ayant notamment entraîné une déscolarisation depuis quatre mois.
Les difficultés de Marie-Caroline sont apparues au décours d’une relation avec une autre adolescente de son âge, qui l’aurait influencée, dominée, entraînant progressivement un retrait de son environnement. Une hospitalisation est indiquée au centre d’accueil et de soins pour adolescents, unité d’hospitalisation de huit lits d’un service de pédopsychiatrie, afin de proposer une rupture qui devrait permettre de mettre au repos des formations réactionnelles défensives face à un environnement extérieur vécu comme dangereux et menaçant.

 

Expérience à l’origine de la décompensation
Resituant l’émergence de ses troubles, Marie-Caroline revient sur cette relation avec cette amie. C’est en début d’année de seconde que Marie-Caroline rencontre Nathalie, scolarisée dans la même classe. Toutes deux sont isolées, n’ayant gardé aucune connaissance de leurs années passées, et se rapprochent dans ce contexte particulier du lycée, que nous pouvons appréhender comme un des temps signifiants des séparations à l’adolescence. Les liens se tissent très rapidement avec une évidence déconcertante. « Je n’avais jamais connu une amitié comme celle-là, si forte. » La dimension amoureuse, homosexuelle, de leur relation, si elle n’est pas reconnue par Marie-Caroline, apparaît flagrante. Admiration réciproque, idéalisation de cette autre, relation en miroir, véritable complétude narcissique ô combien rassurante, où l’autre ne s’incarne pas en tant que sujet différencié.
Durant un temps, leur relation va pouvoir exister dans cette illusion, sur un registre fusionnel et exclusif. Puis, rapidement, elle va évoluer sur un mode marqué par un rapport de soumission et d’emprise. Nathalie devient de plus en plus exigeante, voire tyrannique. Elle exige, ordonne, et Marie-Caroline s’exécute, effectue le travail scolaire à la place de son amie, lui donne de plus en plus d’effets personnels dont elle ne souhaite pourtant se détacher. Marie-Caroline semble être utilisée par Nathalie comme un accessoire. « J’étouffai, mais j’osais rien lui dire, elle avait réussi à me dominer. » Face à cette adolescente, Marie-Caroline se retrouve en position de passivité extrême, comme livrée, tel un objet, à l’autre. Incapable de se positionner, Marie-Caroline ne peut s’extraire de cette relation devenue pathogène. Ne parvenant à mettre un terme à cette relation, ce sont les parents de Marie-Caroline, témoins de la dégradation de l’état de leur fille, qui vont intervenir auprès de Nathalie et de ses parents, afin d’exiger une rupture effective de leur relation.

 

Décompensation psychopathologique
Si Marie-Caroline apparaît d’abord soulagée par l’intervention directive de ses parents, elle ne peut toutefois pas imaginer un retour au lycée, ce qui signifierait une confrontation avec Nathalie. L’angoisse qui émerge alors, à la simple idée de revoir Nathalie, est massive et apparaît rapidement envahissante et désorganisante. L’aménagement défensif s’organise alors sur un mode régressif important. Marie-Caroline refuse de retourner au lycée. Ce qui se dissimule alors va bien au-delà de ce que le médecin généraliste qualifiera de phobie scolaire. Très vite, c’est tout ce qui est extérieur à l’espace de sa maison et de son jardin qui devient menaçant. Marie-Caroline ne sort plus en ville, même accompagnée de sa mère. Son espace va ainsi se réduire peu à peu, de l’extérieur où elle ne peut plus aller, à la maison et son jardin, puis du jardin à la maison. De la maison au premier étage, du premier étage à sa chambre dont bientôt elle ne peut plus sortir, de sa chambre à son lit qu’elle ne peut plus quitter. Le désir inconscient semble alors le retour dans l’habitat premier, alcôve utérine, lieu où le temps de la séparation n’est pas encore advenu.
Face à cette lutte contre une angoisse de séparation massive, un tableau dépressif émerge ainsi que des crises d’angoisse associées à des manifestations somatiques importantes. C’est dans une tentative de maîtrise que s’organisent et se mettent en place des troubles de la conduite alimentaire de nature boulimique, qui ont ici une fonction défensive et qui vont permettre un temps l’apaisement des manifestations douloureuses. Marie-Caroline quittera ainsi son lit pour aller en cachette dévaliser les placards de la cuisine.

 

L’hospitalisation, une confrontation à la séparation
L’hospitalisation que nous proposons dans ce contexte apparaît angoissante puisqu’elle ramène Marie-Caroline à un vécu, une expérience, qu’elle ne peut ici éviter : « Manger, ça m’empêchait de me sentir seule. Ici, je ne peux pas manger comme je le veux, autant que je le souhaite, alors je me sens vraiment seule… de m’empêcher de manger, ça m’a vraiment fait mal… je suis comme en manque, et alors le vide revient. » Les premiers entretiens vont être envahis par cette pensée obsédante de ne pouvoir accéder librement aux aliments. Marie-Caroline explique qu’elle ne peut supporter le manque, cette sensation de faim qui la renvoie à l’expérience de la perte et du vide. Manger, ou plutôt se remplir, selon ses propres termes, lui donnait un temps l’illusion qu’elle parviendrait à éviter de ressentir cette extrême solitude. Ainsi, elle évoque de quelle manière a émergé son premier raptus boulimique. Seule chez elle, recroquevillée dans son lit, elle a pensé l’absence de ses parents, et plus exactement celle de sa mère, elle n’était pas là. L’image qui s’est alors imposée à elle l’a d’abord effrayée, elle se voyait en train de s’empiffrer. Vaine tentative d’incorporer l’objet maternel. Essayant dans un premier temps de lutter contre ce qu’elle qualifiera de force diabolique, rapidement elle cédera. Les crises boulimiques vont alors se succéder, dans un déroulement identique à chaque fois. C’est toujours lorsque Marie-Caroline est seule chez elle. Au départ, un malaise diffus l’envahit, puis une angoisse qui devient insoutenable et qui ne pourrait s’apaiser qu’en mangeant. Marie-Caroline tente de résister, de lutter contre cette impulsion à ingérer, puis brutalement se rue dans la cuisine. Dans un premier temps, les aliments sont préparés, mais il en faut de plus en plus et de plus en plus vite, dans une urgence quasi vitale. Alors, Marie-Caroline attrape tout ce qui lui passe sous la main, et, indifféremment, avale, du cru, du cuit, du chaud, du froid, l’absorption est hâtive, au risque de s’étouffer. La crise s’arrête quand le corps souffre trop pour en recevoir davantage. Elle est alors hébétée, ahurie, comme dans un état second et regagne son lit où elle s’écroule et plonge dans un profond sommeil.
Durant l’hospitalisation, l’incorporation ne pouvant se réaliser laisse place à un espace qui reste à occuper. Progressivement, le lien autour de la dépendance commence à s’élaborer. Marie-Caroline parvient à envisager que cette relation addictive à la nourriture signe un désir inconscient de maîtriser ce qui jusque-là lui échappait : « La nourriture, c’est pas une personne, c’est moi qui contrôle, c’est moi qui décide. » Maîtrise illusoire émergeant dans un contexte particulier, celui d’une relation d’extrême dépendance, venue faire écho à la première dépendance mère-enfant.
Durant l’hospitalisation, Marie-Caroline chemine. D’abord très inhibée, restant à distance du groupe des adolescents, elle s’isole dès qu’elle le peut dans sa chambre. Elle ne participe pas aux activités et ateliers proposés, mais y assiste, contrainte. Silencieuse, Marie-Caroline ne parvient pas à établir de relations avec les membres de l’équipe soignante. Des troubles du sommeil apparaissent, difficultés d’endormissement, réveils fréquents avec difficulté à se rendormir. Une infirmière va alors l’accompagner lors de ses périodes d’insomnie. Marie-Caroline commence à se confier. Elle évoque alors sa souffrance d’être séparée de sa mère et l’angoisse que suscite cette absence. Marie-Caroline raconte aussi sa détresse de ne pouvoir accéder librement à la nourriture. Progressivement, les troubles de la conduite alimentaire laissent place à un régime très maîtrisé autour duquel une nouvelle dynamique s’organise et à travers lequel se « dompte » l’agir compulsif qui dominait la problématique boulimique. La pulsion contrôlée ? Une illusion, certes, mais qui offre à Marie-Caroline la possibilité d’envisager des perspectives nouvelles. Les angoisses cèdent, une stabilisation de l’humeur permettent d’envisager une sortie tout en continuant le travail thérapeutique amorcé.

 

Sortie de l’unité d’hospitalisation
Nous sommes alors fin juillet, le mois d’août se profile, les vacances, espace laissé vacant qui reste à occuper, inquiètent grandement Marie-Caroline. « J’ai prévu plein de trucs, mais ça ne va pas combler tout le mois. » C’est alors que la maman de Marie-Caroline lui propose que toutes deux s’inscrivent dans un club de gym. Dès sa sortie de l’unité d’hospitalisation, Marie-Caroline va surinvestir de façon radicale cette activité ainsi que tout ce qui s’y rattache (l’organisation, le personnel, les espaces, les petits rituels). Désormais, au régime s’associe donc ce sport devenu quasi instantanément indispensable, « Avec maman, on se demande comment on a pu ne pas en faire pendant toutes ces années. » Maintenant, il reste à occuper les week-ends, le samedi, le club ferme plus tôt et, le dimanche, il n’est pas ouvert ; Marie-Caroline se remet donc au piano, pratiqué pendant des années et délaissé ces derniers temps. Les vacances se déroulent donc autour de ce nouvel aménagement.
La rentrée scolaire se profile, non sans angoisse. La confrontation aux autres, l’aléatoire de la relation, de la rencontre, du désir, autant de sources d’incertitude que de possibilités multiples. Le poids de Marie-Caroline s’étant stabilisé, le régime est arrêté et laisse place à une alimentation plus adaptée et plus souple. La reprise de la scolarité s’associe à une activité sportive importante. En effet, aux journées aux emplois du temps déjà chargés s’ajoutent deux heures de gym quotidienne. Marie-Caroline n’est pas dupe de ce qu’elle met en place : « Je préfère les journées très chargées. J’aime bien, on n’a pas beaucoup de temps, on n’arrête jamais », et s’inquiète. Le club de gym va fermer durant une semaine pour travaux. Cette perspective déstabilise Marie-Caroline qui, alors, n’a d’autre choix que de surinvestir sa scolarité. Elle va travailler durant plusieurs heures par jour, allant bien au-delà du travail demandé par les professeurs. Les résultats sont vite excellents et la gym délaissée au profit de ce surinvestissement scolaire.
Progressivement et après plusieurs années de prise en charge, on assiste à un désinvestissement relatif de l’activité intellectuelle pour une curiosité, puis un intérêt orienté vers les jeunes de son âge. À l’occasion d’un exposé, Marie-Caroline n’a pas d’autre possibilité que d’intégrer un groupe de travail composé de cinq élèves. Ils se réunissent régulièrement, parfois en dehors des heures de cours et du lycée. Ils prennent plaisir à se retrouver autour de ce travail intellectuel, ce que Marie-Caroline parvient à partager avec eux. L’exposé réalisé, le groupe continue à exister à travers des centres d’intérêts communs, dont la musique. Ils s’invitent les uns les autres, dans le désir de faire découvrir aux autres de nouveaux groupes, musiciens. L’intégration dans ce groupe est un moment déterminant dans le cheminement de Marie-Caroline. Véritable aire transitionnelle, lieu d’expérimentation de la rencontre, du lien, dans un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors. Le groupe revêt alors plusieurs fonctions. Celle de contenance des mouvements psychiques internes individuels, qu’il porte et enveloppe. Une fonction protectrice, en tant qu’entité peu différenciée, il ne confronte pas directement Marie-Caroline à l’altérité. Le groupe apparaît source de gratification et de soutien narcissique. Les relations de Marie-Caroline avec les autres membres du groupe sont dans un premier temps relativement superficielles. Au fil du temps, elles évoluent en des relations beaucoup plus authentiques et émergeront alors de véritables attachements bien différenciés.

 

Discussion
L’adolescence apparaît pour Marie-Caroline comme un moment critique où se voit réactivée une problématique de dépendance aux premières figures d’attachement. Il est vrai que le processus de l’adolescence confronte le sujet à la nécessité de se détacher de ses premiers objets d’amour afin de parvenir dans un second temps à un investissement objectal. La capacité de se séparer est donc, davantage qu’à d’autres âges, fortement sollicitée. Cette période particulière vient révéler chez Marie-Caroline une problématique de dépendance qui jusque-là était passée inaperçue. La relation de grande proximité avec cette camarade de classe, qui d’emblée s’est située dans une position d’emprise, a réactivé de façon aiguë la relation mère-enfant. Cette expérience apparaît être l’élément à l’origine de la décompensation psychopathologique. C’est ainsi, au regard d’une conflictualisation qui se joue à l’adolescence, que s’éclaire progressivement une autre scène, celle-là ancienne, qui vient nous révéler la nature des liens de la relation précoce mère-enfant. Cette réactivation dans l’après-coup d’une problématique non résolue nous indique ce que l’adolescent, presque malgré lui, remet en scène et tente de rejouer, parfois différemment.
Pour Marie-Caroline, il apparaît que les premiers liens tissés avec sa maman dans les premiers temps de sa vie ont la particularité de l’avoir été dans un contexte de dépression maternelle. Marie-Caroline semble avoir été rapidement investie, certes, non pas en tant que sujet, cet autre différencié, mais plutôt pour sa fonction d’auxiliaire du Moi, béquille indispensable à l’équilibre psychique de cette mère. Marie-Caroline sera ainsi assignée à cette place de double, extension semblable, dont les propres désirs, dans un tel contexte, ne pourront que difficilement émerger. Ce que manifeste Marie-Caroline bébé puis enfant ne peut être qu’en correspondance avec l’éprouvé de sa mère qui identifie les expressions de sa fille comme étant nécessairement l’identique des siennes. C’est dans cette dépendance confuse des espaces psychiques et corporelles qu’évoluera Marie-Caroline.
L’adolescence, si elle vient révéler une problématique ancienne, permet aussi qu’elle se rejoue, dans un temps que nous pourrions définir comme un temps d’expérimentation possible. Corps rempli (boulimique), corps vide (affamé), corps dur (courbaturé), corps souffrant (dépassement de limites physiques), corps fatigué, corps ascétique (sans désir). Autant d’expériences corporelles diverses à travers lesquelles Marie-Caroline semble à la recherche d’une contenance corporelle qui lui serait propre. Ce qui se joue alors paraît nous renvoyer à une autre période, celle des premiers temps de la vie. À cette époque, les différentes expériences du corps du bébé avec le corps de sa mère, lors des soins maternels, des contacts, caresses, portages, conduisent progressivement le bébé à différencier une surface comportant une face interne et une face externe, c’est-à-dire une interface permettant la distinction du dedans et du dehors. C’est bien cette notion de contenant que Marie-Caroline interroge, vide ou plein, s’ouvrant et se fermant, incorporant et expulsant. Expérimentation corporelle visant à venir figurer la limite, permettant que se joue et se réélabore la limite du Moi. Dans cette phase particulière, l’objet se doit d’être là, dans une relation directe, ne tolérant pas la frustration. Tel le nouveau-né tout-puissant à l’égard du sein maternel. Le temps n’existerait pas alors dans ce qu’il impose de limites, de contraintes, comme l’attente. Marie-Caroline, de retour au lycée, évoquera l’angoisse suscitée par un emploi du temps scolaire où tous les créneaux ne sont pas occupés. « Ce temps, c’est comme un trou, un moment creux, du vide. » La confrontation au manque et à la séparation ne peut avoir lieu sans un aménagement et se construisent ainsi des stratégies d’évitement. Marie-Caroline va ainsi mettre en place un processus dans lequel elle va substituer à une relation affective vécue comme une menace potentielle pour son autonomie (la relation avec Nathalie renvoyant à la relation mère-enfant) une relation d’emprise sur différents objets. Ces derniers endosseront une fonction substitutive de cette relation affective intolérable. Ainsi la gymnastique, activité posée là comme un nouveau besoin absolu. Marie-Caroline reste dans la nécessité d’un support externe dont la fonction quasi vitale est idéalisée. Dans le contexte d’une telle problématique, l’hospitalisation apparaîtra comme un temps déterminant. Elle permettra que s’amorce un travail de séparation individuation qui s’aménagera progressivement à travers la substitution d’un objet de dépendance à un autre.
La prise en charge thérapeutique, qui durera plusieurs années, permettra de travailler le détachement des premiers objets d’amour afin que se définissent et s’établissent des représentations de soi et de l’objet définies et non plus confuses, permettant un authentique investissement objectal. Parallèlement à ce mouvement d’autonomisation, nous assisterons à une dégradation progressive de la maman de Marie-Caroline. Face à cette dépression réactionnelle à ce nouvel aménagement relationnel, un travail thérapeutique lui sera proposé dans lequel elle parviendra à s’engager, permettant ainsi que soit préservé le cheminement de Marie-Caroline.
Au terme de sa prise en charge, Marie-Caroline parviendra à faire advenir son désir, en n’accédant pas immédiatement à la satisfaction, mais en se confrontant à l’attente ; acceptant de ne pas être comblée. Le manque reconnu introduira cet espace intermédiaire qui sépare et fera advenir le sujet, enfin désirant.

Pour citer cet article

Gross Marine  ‘‘De dépendance en dépendance : un aménagement du processus de séparation à l’adolescence‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/de-dependance-en-dependance-un-amenagement-du-processus-de-separation-a-l-adolescence

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