Le suicide, réalité sociale et réalité psychique

Le Journal des psychologues n°262

Dossier : journal des psychologues n°262

Extrait du dossier : L’enfant et la prévention
Date de parution : Novembre 2008
Rubrique dans le JDP : Pages fondamentales > Psychanalyse
Nombre de mots : 4800

Auteur(s) : Broudic Jean-Yves

Présentation

L’ouvrage d’Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, paru en 1897, est considéré comme l’un des livres fondateurs de la démarche sociologique et a donné suite à de nombreuses analyses dans la même veine. Mais les analyses sociologiques du suicide présentent des contradictions et des limites que le recours à certains concepts de la psychanalyse permet de dépasser.

Détail de l'article

Le suicide est une énigme pour les proches de celui qui passe à l’acte comme pour la société. Celui qui met fin à ses jours interroge tout son entourage, que soient présentes ou non des causes identifiées, qu’il ait manifesté ou non préalablement des signes de souffrance, de dégoût de la vie ou de folie. Le suicide interroge la société, puisque, discret ou ostentatoire, il attente à ce qui fait lien social, comme l’attestent les rites qui suivent la découverte d’un suicidé dans différentes sociétés : exclusion de la communauté des chrétiens, procès aux suicidés jusqu’au XVIIIe siècle, interdiction de l’information à son propos. Un million de personnes décèdent par suicide chaque année dans le monde. En France, leur nombre est d’environ treize mille (1), tandis que le nombre de tentatives est de l’ordre de deux cent mille (2), notre pays ayant un taux élevé par rapport à d’autres pays de l’Europe de l’Ouest. Les analyses sociologiques du suicide ont pour point de départ l’ouvrage d’Émile Durkheim (2007). Examiner et s’interroger sur ses apports et ses limites est donc toujours d’actualité.

 

L’apport de Durkheim et ses suites

« Chaque société a, à chaque moment de son histoire, une aptitude définie pour le suicide. […] Chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires. Cette prédisposition peut donc être l’objet d’une étude spéciale et qui ressortit de la sociologie. C’est cette étude que nous allons entreprendre.
Notre intention n’est pas de faire un inventaire aussi complet que possible de toutes les conditions qui peuvent entrer dans la genèse des suicides particuliers, mais seulement de rechercher quelles sont celles dont dépend ce fait défini que nous avons appelé le taux social des suicides. » (Durkheim, 2007, pp. 10-15.)
Tel est le propos introductif d’Émile Durkheim, en 1897, à son étude sur le suicide, dont il donne la définition suivante : « On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même, et qu’elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c’est l’acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée. » (Durkheim, 2007, p. 5.) Après avoir consacré une partie de sa réflexion à constituer le suicide comme phénomène social en démontrant la non-pertinence des facteurs extrasociaux (« les états psychopathiques » ; « les états psychologiques normaux, la race, l’hérédité » ; « les facteurs cosmiques », c’est-à-dire le climat, la température ; « l’imitation »), E. Durkheim distingue quatre types de suicide :
● le suicide égoïste, établi à partir de l’analyse de relations entre taux de suicide et facteurs religieux (pratiques, morale, représentations) ou variables liées à la structure familiale. E. Durkheim formule à ce propos cette règle : « le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu » (ibid., p. 223) ;
● le suicide altruiste est celui de personnes âgées ou malades, de femmes veuves ou de militaires, personnes qui commettent leur acte apparemment pour soulager leurs proches, ce qui met en évidence leur dépendance à l’égard des codes sociaux de leur communauté d’appartenance ;
● le suicide anomique atteste d’une déréglementation de la société au sens d’une réduction du pouvoir de la société sur l’individu, comme le révèlent les crises économiques et d’autres troubles qui perturbent l’ordre collectif : « l’état de dérèglement ou d’anomie est donc encore renforcé par ce fait que les passions sont moins disciplinées au moment où elles auraient besoin d’une plus forte discipline » (ibid., p. 281) ;
● le suicide fataliste, qui « résulte d’un excès de réglementation ; celui que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. C’est le suicide des époux trop jeunes, de la femme mariée sans enfant » (ibid., p. 311).
La typologie durkheimienne est issue de l’observation de corrélations entre taux de suicide dans différents pays à certaines périodes et indicateurs sociaux et économiques se rapportant au niveau de richesse, aux classes sociales, aux cultures, aux pratiques religieuses, aux structures familiales, etc. Elle a fait l’objet de nombreux commentaires critiques, mais, depuis que E. Durkheim a ainsi démontré l’existence du suicide comme fait social, les analyses sociologiques à ce sujet reposent sur la même méthode de recherche de corrélations statistiques (3). Or, cette méthode présente différentes limites.

 

Lien social et anomie

Les questions de lien social et de solidarité entre les membres d’une société se trouvent au cœur de la réflexion sur le suicide. E. Durkheim avait dégagé de l’étude des variations des taux de suicide l’existence de forces sociales qui lient les hommes entre eux, qui font société, et avait formulé l’idée d’une corrélation entre augmentation du taux de suicide et fragilisation du lien social ou réduction de la pression de la société sur l’individu : « Les individus qui composent une société changent d’une année à l’autre ; et cependant le nombre de suicidés est le même, tant que la société elle-même ne change pas. […] Par conséquent, puisque des actes moraux comme le suicide se reproduisent avec uniformité […], nous devons admettre qu’ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que morales et que, en dehors de l’homme individuel, il n’y a pas dans le monde d’autre être moral que la société, il faut bien qu’elles soient sociales. » (Durkheim, 2007, pp. 345-349.)
Les données du XIXe siècle, en Europe, confirmaient ce rapport entre augmentation des taux de suicide et effritement de certains cadres sociaux traditionnels du fait du développement économique, de la croissance des villes, de la tendance à l’individualisme. Mais, au XXe siècle, cette hypothèse ne s’est pas vérifiée, puisque, dans nombre de pays européens, la tendance a été à la baisse ou à la stagnation des taux, alors que nombre de sociologues décrivent par ailleurs dans ces sociétés modernes des processus de déclassement, de désaffiliation ou d’effritement du lien social.
De plus, la sociologie rend compte difficilement de fortes variations des taux de suicide, quand elles échappent aux tendances générales observées. Ainsi, les pays où les taux de suicide sont aujourd’hui les plus élevés au monde sont la Russie et autres pays de l’ancien bloc soviétique. Or, en Russie, si le taux de suicide avait déjà fortement augmenté de 1925 à 1961, c’est entre 1965 et 1995 qu’il augmente « de façon vertigineuse », constatent C. Baudelot et R. Establet (2006, p. 110) : « Il y a cent ans, le taux de suicide plaçait la Russie au tout dernier rang du classement mondial. À la fin du xxe siècle, elle en a pris la tête. » Cette situation particulière des pays de l’aire soviétique « constitue une exception notable à la forte corrélation au niveau mondial entre richesse d’un pays à un moment donné et son taux de suicide. […] En dépit d’un PIB assez faible, entre 3 000 et 5 000 dollars, ils présentent des taux de suicides élevés. » Les facteurs explicatifs de ce bouleversement ne sont recherchés par les sociologues que dans des données contemporaines des phénomènes observés : la forte consommation d’alcool, la crise sanitaire qui affecte la société soviétique à partir des années 1960, l’industrialisation. Mais la forte consommation d’alcool, indéniable dans plusieurs de ces pays, n’est pas un facteur explicatif suffisant, puisque l’on se demande alors ce qui y conduit une grande partie de la population. D’autres facteurs sont donc à prendre en compte.

 

L’exclusion des facteurs psychiques

Devant les difficultés à analyser un phénomène qui touche à la dimension de la subjectivité et qui se lit en même temps comme fait social, la recherche sociologique s’est-elle tournée vers la ­psychiatrie, la psychologie ou la psychanalyse ? Non. E. Durkheim a démontré, en 1897, que le suicide ne concernait pas que les aliénés ou les « états psychopathiques », et il en a déduit que la dimension psychique devait être exclue de l’analyse de ses causes sociales.
En 1930, M. Halbwachs constate qu’un grand nombre de suicidés présentent des troubles mentaux, et conclut que tout suicide peut être envisagé d’un double point de vue, « l’effet d’un trouble nerveux, qui relève de causes organiques, ou d’une rupture de l’équilibre collectif, qui résulte de causes sociales » (Halbwachs, 1930, p. 338), tout en restant prisonnier d’un déterminisme organique de la maladie mentale et d’une vision dichotomique individu-société. En 2006, C. Baudelot et R. Establet indiquent à la fin de leur livre que « la sociologie n’explique pas tout », que « le sociologue est réduit à un squelette stéréotypé de variables : sexe, âge, profession, statut matrimonial » (p. 248), mais ils ne mentionnent que quelques analyses de la psychiatrie contemporaine ou de la psychologie individuelle axées sur la notion d’estime de soi, comme si cent ans de psychanalyse n’avaient pas existé, et comme si l’on pouvait ignorer, après S. Freud et J. Lacan, que le moi est divisé entre une part consciente et une part inconsciente, et que des forces inconscientes sont à l’œuvre chez chacun non seulement dans sa vie amoureuse, ses fantasmes, ses lapsus et ses symptômes, mais également dans sa vie sociale.
Nous soulignerons à ce propos que l’exclusion de la folie comme cause de certains suicides constitue une rupture importante dans la pensée occidentale, puisque, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, dans toute l’Europe, l’Église et le Droit ont pris en compte les témoignages qui l’attestaient pour traiter des suicidés. En l’absence de tels éléments, les cadavres étaient l’objet d’un procès, souvent condamnés à être pendus ou mutilés avant d’être exposés sur des places publiques ou des carrefours, tandis que leurs biens étaient confisqués, au motif que la vie de chaque être humain est un don sacré de Dieu. En cas de témoignages de folie, de lassitude ou de dégoût de vivre, les suicidés échappaient à ce traitement et bénéficiaient d’­obsèques chrétiennes. Cette clause permettait à la noblesse et au clergé de dissimuler des cas de suicides en leur sein (Minois, 1995).
L’occultation de la réalité psychique est donc à l’œuvre dans les études sociologiques sur le suicide. Mais les pratiques des hommes sont-elles déterminées seulement par l’ici et maintenant, par le social ou l’événementiel actuels ? Non, elles sont également le produit de l’histoire subjective que les hommes portent en eux, de l’histoire qui a donné un cadre à leur construction identitaire, du lien aux générations dont ils sont issus, des relations à leurs parents et grands-parents.

 

Le réel de l’histoire

Le repérage des conflits psychiques comme déterminant les logiques individuelles d’action des hommes tout autant que leurs conditions sociales d’existence est cependant plus présent chez E. Durkheim, avant S. Freud, que chez M. Halbwachs ou les sociologues ­contemporains. En effet, E. Durkheim mentionne que « chaque société a donc, à chaque moment, une aptitude définie pour le suicide » (op. cit., p. 10), et il interprète le penchant au suicide comme « une redevance que la société se paie elle-même par échéances successives » (ibid., p. 367) du fait que « le réel paraît sans valeur au prix de ce qu’entrevoient les imaginations enfiévrées » (ibid., p. 285) dans une société en pleine transformation.
La mort par suicide de quelques-uns est alors conçue comme un sacrifice nécessaire dans une société pour qu’existent un équilibre et une certaine paix entre les autres hommes. Ce ne sont pas les dieux qui demandent leur lot régulier de vies humaines, c’est la société. On voit poindre là une logique inconsciente de pousse-au-suicide, ou de retour implacable d’un réel tragique dans différents groupes humains, dans les sociétés, peut-être dans les familles. Mais le réel historique est ignoré par la sociologie. Dans les constructions sociologiques, la famille est réduite à la famille nucléaire du temps observé, aux relations horizontales que le couple constitue, alors que l’inscription d’un individu dans des relations verticales, dans une filiation, et les liens inconscients qui lient entre elles les générations, comme le poids de l’histoire, ­collective et individuelle, avec sa part de réel ­traumatique, restent des points aveugles. « Convaincu[s] de l’existence d’un effet de la réalité sociale sur le suicide » (Baudelot et Establet, 2006, p. 19), les sociologues ignorent la réalité psychique, la dimension inconsciente, ainsi que les effets subjectifs de l’histoire des peuples, dont une part relève du tragique, que l’on peut appeler « réel de l’histoire ».
Si les passages à l’acte suicidaire sont toujours singuliers, si, individuellement, ils ne peuvent se comprendre sans la prise en compte des processus psychiques inconscients propres à chaque sujet, sociologiquement et collectivement également, les suicides et les tentatives peuvent mieux se lire en tenant compte de la réalité psychique liée à la transmission inconsciente qui trame les rapports sociaux, les rapports entre générations, et en partie déterminée par les traumas collectifs survenus dans tel pays à telle période.

 

La théorie lacanienne du deuil

Les analyses sociologiques ignorent l’apport de S. Freud et de J. Lacan, les apports conceptuels de la psychanalyse, pour analyser la réalité sociale du suicide, alors qu’ils permettent de dépasser la dichotomie individu-société. Le concept de symbolique, entre autres, permet de faire un lien entre l’approche sociologique et l’analyse psychanalytique ; on peut le voir à travers la problématique du deuil, qui permet de lire autrement la question du suicide.
Dans Deuil et Mélancolie (1916), S. Freud affirme que le « travail du deuil » doit aboutir au renoncement à l’objet investi psychiquement, tandis que le processus psychique pathologique en cours dans la mélancolie se caractérise par la persistance dans le moi de « l’ombre de l’objet » disparu.
Chez J. Lacan, le sujet se constitue par rapport à un objet fondamentalement perdu, qui ne sera jamais retrouvé, le deuil de cet objet et l’assomption de sa perte étant constitutifs de son identité. Une telle conception met au cœur de la nature humaine un manque originel radical. Il en résulte une version du deuil, ­élaborée, selon J. Allouch (4), dans le séminaire Le Désir et son interprétation (5). Selon cette analyse, pour le survivant, la personne décédée ne disparaît pas au point de pouvoir laisser place à un nouvel objet ; l’objet disparu est au contraire présent encore et toujours, il est présent psychiquement. Mais le décès a changé la nature du lien entre le survivant et la personne disparue : c’est la mort qui constitue maintenant le trait d’union entre les deux personnes.
J. Allouch explicite ces processus par la formalisation suivante : si les deux sujets sont représentés non pas comme deux unités globales (deux « 1 »), mais par une somme telle que (1 + a), le processus de deuil après un décès peut être représenté de la manière suivante :
● le mort a emporté avec lui quelque chose (a) du vivant endeuillé,
● tandis que le sujet en deuil a gardé quelque chose (a) du décédé.
Ce quelque chose (a) est désigné par J. Allouch comme « un petit bout de soi » : le deuil n’est donc pas considéré comme la perte de quelqu’un, mais de « quelqu’un + un petit bout de soi ». Ce petit bout de soi peut être considéré comme un objet transitionnel entre le décédé et l’endeuillé. « Le deuil n’est pas seulement perdre quelqu’un (trou dans le réel), mais convoquer à cette place quelque être phallique pour pouvoir l’y sacrifier. Il y a deuil effectué si et seulement si a été effectif ce sacrifice. » (Allouch, 1997, p. 257.)
Cette conception lacanienne du deuil permet de penser le lien entre des passages à l’acte individuels et des phénomènes sociaux, elle permet de penser les suicides des sujets inscrits dans un univers symbolique et social. Les suicides ne sont pas une rupture de la relation sociale à l’autre, comme le disent certains travaux sociologiques ; ils peuvent être lus au contraire comme un don réel de son corps à l’autre, comme un moyen d’établir un lien direct et réel avec lui, comme une tentative de réparer ce qui, dans le symbolique, a été altéré. Le sujet ne peut colmater ce trou réel que par le sacrifice, par le don de son corps, ce don réel voulant signifier à la fois la tentative du sujet de répondre en tant que sujet, et sa confrontation à cet impossible.
Avec cette conception, on peut faire un lien entre un réel traumatique historique (massacres de populations, morts de masse, guerres, violences…) ayant pour effet, chez certains de ceux qui les vivent, un effritement ou un effondrement du symbolique, et des symptômes et troubles psychiques présents chez eux ou chez leurs descendants. La petite histoire singulière de chacun au sein d’une structure familiale particulière peut ainsi être nouée à la grande histoire politique et sociale.
La temporalité psychique n’est pas la temporalité sociale et historique. À un temps T donné, l’acte suicidaire d’un sujet peut être lié à un donné social contemporain, et tout autant à un donné psychique inconscient structuré par une ­constellation de signifiants ou de lettres qui renvoient à son histoire infantile et parentale plus ancienne. Les suicides des personnes âgées d’aujourd’hui sont donc autant liés à leur vie, dans la première moitié du XXe ­siècle, et à celle de leurs parents et grands-parents, en son début ou à la fin du XIXe, qu’à leurs conditions de vie actuelles ; et les suicides des personnes moins âgées le sont aussi en partie, puisque c’est en lien et référence à ces générations antérieures que les hommes et femmes d’aujourd’hui se sont structurés et construits dans leur enfance sur le plan psychique.
J. Lacan a parlé du suicide de la manière suivante : « Le suicide est le seul acte qui puisse réussir sans ratage. Si personne n’en sait rien, c’est qu’il procède du parti pris de n’en rien savoir. » (Lacan, 2001, p. 542.) Penser le suicide comme acte revient à le situer comme tentative ultime pour le sujet de s’inscrire dans le symbolique, comme une tentative de faire lien avec l’Autre. Paradoxalement, c’est en échappant du monde des humains que le sujet fait lien avec eux. C’est en interrompant la vie, en se donnant la mort, que le sujet s’inscrit, réellement, dans une généalogie et filiation.
Certains des cas rassemblés dans le livre Clinique du suicide (Morel, 2002) mettent bien en évidence la fréquence du geste suicidaire comme tentative du sujet de « faire lien réel » avec une personne décédée : un jeune homme qui saute du haut d’un pylône électrique sur une route où son père avait trouvé la mort dans un accident de voiture du fait d’une imprudence de sa mère quand il était enfant ; l’envie de se suicider de M. B. lors de l’anniversaire de la mort de ses parents ; la croyance d’E. qu’elle doit rejoindre la mort pour revivre avec des proches disparus (son père, une filleule), la frontière entre la vie et la mort étant floue pour elle ; ou encore une femme de vingt-deux ans qui entend l’appel de ses ancêtres morts, notamment de son arrière grand-mère et de son oncle maternel qui s’était pendu.
Mentionnons un autre cas qui met en évidence un lien réel entre mort et vivant à travers quelques signifiants. M. C. est un homme qui a mis fin à ses jours. On retrouve sur lui des lettres écrites par son père cinquante ans auparavant alors qu’il était déporté et dont la « maigreur extrême allait entraîner son décès, deux ans avant la libération ». M. C. suivait un régime amaigrissant ordonné par son médecin, et c’est « le retour du signifiant portant sur l’amaigrissement qui amorcera la chute de Christian jusqu’au suicide par pendaison » (Crémier, 2006).
La répétition des tentatives de suicide chez la même personne ou dans la même famille peut aussi se lire dans cette perspective. Bien souvent, les tentatives se produisent selon le même scénario, les mêmes modalités, par exemple, en se jetant au même endroit du même pont dans la même rivière, ou à une date anniversaire précise. Dans ces cas, on voit qu’il existe un élément ou trait commun entre les deux êtres (le défunt et le suicidant) qui sont concernés par l’événement : une date, un lieu, un geste, une modalité de l’acte de mourir, un mot… Ce sont des traits qui se lisent au moment de l’acte suicidaire, mais ils pouvaient constituer un lien inconscient tout au long de la vie du dernier vivant. Ces traits ne sont donc pas des traits « unaires » d’identification, mais des traits réels (6).

 

Le suicide comme réponse au réel de l’histoire

Si le suicide est un don réel du corps du sujet qui vient en place d’un échange symbolique, s’il se présente dans des contextes familiaux où la fonction symbolique se révèle peu opérante, on est amené à penser que les populations où s’observe un grand nombre de suicides ont connu des événements qui ont mis à mal cette fonction symbolique et ont altéré la transmission inconsciente entre générations. C’est ce que nous pouvons vérifier dans plusieurs pays et circonstances.
Ainsi, la France est un pays où le taux de suicide est élevé : il est de trente pour cent mille habitants contre douze dans bien d’autres pays d’Europe dans les années 1990. De plus, dans cet ensemble national, certaines régions se caractérisent par des taux régulièrement plus élevés depuis cinquante ans ; c’est le cas de la Bretagne, où les taux masculins sont régulièrement de l’ordre de soixante à soixante-dix, alors que E. Durkheim et M. Halbwachs y avaient constaté des taux faibles au XIXe siècle et au début du XXe. Nous avons montré, par ailleurs (Broudic, 2008), que cette évolution pouvait être mise en relation avec le réel traumatique qu’a connu cette société régionale au début du siècle, à travers la mort d’environ un tiers des hommes valides en âge de combattre lors du premier conflit mondial et des séquelles physiques et psychiques chez les survivants comme dans leurs familles et chez leurs proches, trauma collectif s’inscrivant dans un contexte de forte morbidité et mortalité, notamment dans les milieux littoraux du fait des activités maritimes.
Plus généralement, en France, le passage du suicide comme phénomène social urbain au XIXe siècle à un phénomène rural au XXe siècle, peut être mis en rapport avec les séquelles diverses de la Première Guerre mondiale, si l’on prend en compte les processus psychiques qui s’étalent sur plusieurs générations. O. Faron (2001) a montré qu’un « deuil infini » a alors affecté les populations françaises durant la guerre et après l’armistice. Parlant d’une « anomie de deuil de guerre », A. Becker et S. Audoin-Rouzeau (2000) ont estimé qu’entre les deux tiers et les trois quarts des familles françaises avaient alors été touchées par le deuil. C’est l’expression d’« anomie subjective historiquement déterminée (7) » qui peut désigner le dérèglement des rapports sociaux qui a résulté des tragédies historiques des guerres du siècle et dont les effets épidémiologiques peuvent se lire encore après-coup, c’est-à-dire quelques générations plus tard.
Cette analyse est corroborée par des observations sur d’autres pays et populations : ainsi, les pays à très forts taux de suicide (la Russie et plusieurs des pays de l’ancien bloc soviétique) sont ceux qui ont le plus souffert en vies humaines lors du second conflit mondial. La Russie perd 1,7 million d’hommes dans la première guerre, elle en perd cinq à sept millions dans les années 1917-1933 du fait de la guerre civile (8) et des famines (pour cent soixante-quatre millions d’habitants). Mais elle en perd beaucoup plus lors du second conflit mondial. Certains auteurs donnent pour l’Union soviétique un nombre de morts (soldats, prisonniers et civils), entre 1939 et 1945, de vingt-six millions, soit 15,3 % de la population, soit près d’un habitant sur sept. C’est une moyenne pour l’ensemble des pays de l’Union, ce qui signifie que, dans certaines régions du pays, ce chiffre a pu être supérieur !
Avec un taux de suicide masculin de 79,1 et un taux féminin de 15,6, la Lituanie est aujourd’hui le pays au monde où l’on se suicide le plus. C. Baudelot et R. Establet (2006) n’en donnent aucune explication. Or, ce pays a connu au milieu du siècle l’une des pires tragédies de l’histoire moderne : « Si l’on fait le bilan de ces années de guerre et de répression, on estime que la Lituanie a perdu, à la suite des combats, des exils, du génocide juif, des déportations, des déplacements de population, près de six cent mille habitants. Elle comptait en 1939 : 3,1 millions d’habitants, en 1946 elle n’en comptait plus que 2,5 millions. » (Teiberis, 1995, p. 139.) Les effets de cette donne sont d’autant plus présents que ce pays se situe dans un ensemble géographique (Lettonie et Lituanie) qui a connu une histoire aussi tragique et où l’on retrouve des taux de suicide des plus élevés, proches de ceux de la Russie (taux masculin de 45 à 65).
La croissance vertigineuse du suicide dans ces pays se manifeste vingt à trente ans après ces pertes immenses en vies humaines, période qui correspond à celle d’une génération. Ce décalage et ces corrélations ne peuvent se comprendre qu’en tenant compte des effets subjectifs de la mort et de la violence de masse sur la société, des effets d’après-coup engendrés sur le plan psychique par le trauma, des processus de transmission inconsciente, mettant en évidence une temporalité psychique autre que la temporalité sociale des sociologues.
Ce qui a été exclu du symbolique à une génération peut se manifester dans le réel dans les suivantes. ■

 

Notes
1. En 2003, 10 660 suicides (dont 7 940 hommes et 2 720 femmes) ont été identifiés en France ; les phénomènes de sous-déclaration étant estimés aux environs de 20 % à 25 %, le nombre total serait de 13 000. Revue Études et Résultats, 488, mai 2006, DRESS.
2. Le Suicide dans les régions françaises,
Fnors (Fédération nationale des observatoires régionaux de santé), 2007, p. 1.
3. Ainsi Christian Baudelot et Roger Establet recherchent des corrélations entre taux de suicide et richesse (attestés par le PIB ou le taux de foyers imposés par département) dans leur ouvrage,
Suicide, l’envers de notre monde, publié aux éditions du Seuil en 2006.
4. Allouch J., 1997, « Le deuil selon Lacan interprète d’Hamlet »,
Pour une érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, pp. 165-265.
5. Lacan J.,
Le Désir et son interprétation, séminaire inédit de 1958-1959.
6. Ces traits réels renvoient à quelques lettres qui travaillent inconsciemment telle personne sur la longue durée ; on en trouve un exemple démonstratif avec la vie et l’œuvre de Virginia Woolf, analysés par Aubert J., 2004, « Sur le suicide de Virginia Woolf »,
Savoirs et clinique. Revue de psychanalyse, 5, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
7. Formule que nous proposons à partir de celle de Markos Zafiropoulos qui parle d’une « anomie subjective socialement déterminée »,
in Lacan et les sciences sociales. Le déclin du père (1938-1953), paru aux PUF, en 2001.
8. La période de la guerre civile connaît une augmentation considérable du nombre d’enfants abandonnés et orphelins, estimé à 4,5 millions sur cette période.

 

 

Bibliographie

Allouch J., 1997, Pour une érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL.
Becker A., Audoin-Rouzeau S., 2000, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, « Folio Histoire », Gallimard.
Broudic J.-Y., 2008, Suicide et alcoolisme en Bretagne au XXe siècle. Sociologie – Histoire – Psychanalyse, Rennes, Éditions Apogée.
Carrère-d’Encausse H., 1988, Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique, Paris, Fayard.
Crémier D., 2006, « Le suicide, épinglage », in Mental, 17, « Face au suicide : la psychanalyse », Nouvelle école lacanienne.
Durkheim E., 2007, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, PUF.
Faron O., 2001, Les Enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la première guerre (1914-1941), Paris, La Découverte.
Halbwachs M., 1930, Les Causes du suicide, Paris, PUF, 2002.
Lacan J., 2001, « Télévision », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, p. 542.
Marie J.-J., 2005, La Guerre civile russe (1917-1922). Armées paysannes, rouges, blanches et vertes, Éditions Autrement.
Minois G., 1995, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard.
Morel G. (sous la direction de), 2002, Clinique du suicide, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
Teiberis L., 1995, La Lituanie, Paris, Éditions Karthala.

 

Pour citer cet article

Broudic Jean-Yves  ‘‘Le suicide, réalité sociale et réalité psychique‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/le-suicide-realite-sociale-et-realite-psychique

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