Prescription médicale de la contention : spécificité aux personnes âgées

Le Journal des psychologues n°230

Dossier : journal des psychologues n°230

Extrait du dossier : L’examen psychologique : intérêt et renouveau
Date de parution : Septembre 2005
Rubrique dans le JDP : Pratiques professionnelles > Art-thérapie
Nombre de mots : 4100

Auteur(s) : Bétourné Françoise

Présentation

Si la contention se veut protectrice sans être aliénante, comment cette mesure peut-elle être mise en place auprès de personnes âgées ? Comment est-elle perçue par celles et ceux qu’elle concerne ? élaborer une définition singulière de la contention médicalement prescrite aux personnes âgées permettrait sans doute d’envisager une culture de soins novatrice.

Détail de l'article

Il me semble nécessaire de commencer par définir le terme « contention » d’une façon générale afin de tâcher d’éclaircir le sens particulier qu’il prend dans le cadre des résidences médicalisées pour personnes âgées, la spécificité des interrogations qu’il y soulève et des réponses qu’on doit tenter de lui trouver.


On peut déjà dire que la contention n’est pas un concept abstrait. Elle est ancrée dans le réel. Plutôt que de contention, il faut plus justement parler de « moyens de contention » ou de « mesures de contention ». Or, leurs définitions varient selon les spécialités du milieu médical amené à les utiliser. Par exemple, dans une maternité, les pédiatres estiment souvent qu’un lit d’enfant, pourtant muni de barreaux, n’est pas une mesure de contention.


La définition positivo-négative du substantif « contention » – « tension, tenir avec » et « contenir » – met en lumière, à elle seule, les prémices de la problématique. Par ailleurs, bien évidemment, les implications du terme changent lorsqu’il passe de sa signification générale à celle qu’il prend appliquée à une réalité médicale et, plus particulièrement, gériatrique.


Pour percevoir ces nuances, un retour à l’étymologie est nécessaire.
Le substantif féminin « contention » vient du latin contentio (tension, effort), lui-même construit à partir de contender (tendre, combattre, disputer). Il est importé dans notre vocabulaire vers 1180 sous la forme contençon. Il évince alors l’ancien doublet populaire contençun (1080) employé dans un contexte ordinaire via la locution par contençun (en rivalisant d’ardeur).


Chargé des valeurs de lutte, de rivalité et de conflit, il a d’abord la connotation de débat, dispute. Comme le précise Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française, « introduit au sens général de “lutte”, le mot s’est spécialisé en droit avec le sens de “chicane, lutte, querelle” (1208), encore très fréquent chez Chateaubriand, mais éliminé ensuite par le substantif contentieux. L’idée de “tension”, réactivée au XIVe siècle à propos d’un effort intellectuel, a donné le seul sens vivant (en 1585, contention d’esprit) dans l’usage didactique ou dans la langue littéraire (1) ». De ce point de vue, application, attention, concentration, contrainte, effort… lui font synonymes.


Le deuxième sens, celui de contenir, qui est appliqué à « la spécialisation médicale de “tension, fait de serrer, de maintenir” (2) », entre dans la langue à partir de 1771. Les moyens de contention sont des procédés ou des appareils immobilisant momentanément un animal, un homme ou une partie du corps humain dans un but thérapeutique.


En médecine, la contention suppose l’immobilisation d’un malade (animal ou humain) pour mieux le soigner.
En chirurgie, la contention exige le maintien, par des moyens artificiels, des organes accidentellement déplacés (par exemple le plâtre d’un os fracturé). Plus largement, elle évoque les procédés qui servent à rendre immobile un homme ou un animal pour l’opérer – et, dans une réalité plus prosaïque, tout simplement un animal que l’on veut ferrer.


En psychiatrie, la contention implique l’immobilisation de malades mentaux par une instrumentation : camisoles, ceintures, etc. Dans son Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Jacques Postel n’apporte pas l’ouverture « contention » ; il préfère amener celle de « contrainte », qui vient de l’anglais constraint, restraint. Il définit ce terme comme l’« ensemble de toutes les attitudes, de toutes les méthodes et techniques par lesquelles on impose à un malade, contre sa liberté et sa volonté, une hospitalisation, un traitement, une alimentation, une limitation de son activité (3) ». Et il ajoute : « C’est le cas de l’internement et de toutes les formes de thérapeutique prescrites sans le consentement du malade. C’est aussi la contention par les chaînes, remplacées au XIXe siècle par les gilets et camisoles de force, l’immobilisation au lit, l’isolement en cellules dites de “sécurité” (4). »


Concernant la spécificité du suivi et du soin des personnes âgées, la contention apparaît donc comme une restriction plus ou moins sévère des initiatives motrices et psychologiques d’un individu. Bien qu’étant du registre du soin, cette atteinte significative à la liberté d’un individu, imposée par un autre, ne va pas sans conduire dans le labyrinthe d’une problématique inextricable et douloureuse. La justification de la contention est préventive, anticipatrice. Elle vient d’un risque (plus particulièrement celui des chutes ou des fugues) qu’il s’agit de déjouer ; risque évalué eu égard à l’âge, la désorientation, la dépendance fonctionnelle et les troubles du comportement (agitation, déambulation…) des sujets âgés. Le but est d’assurer la sécurité de la personne et de son entourage lorsque l’on juge qu’existe un danger potentiel pour l’un ou pour l’autre. La contention a donc pour base une conduite sécuritaire ; elle obéit à l’injonction du principe de précaution.


On évoque généralement six types de contention. Mais, à y regarder de plus près, puisque la première classe des contentions se sous-divise en quatre catégories, il vaut mieux en évoquer neuf.

 

Les contentions physiques ou mécaniques
Le terme est utilisé pour parler d’immobilisation corporelle contraignante, de restriction dans la possibilité de se mouvoir, de se déplacer, de communiquer avec le monde extérieur. L’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) distingue trois contentions physiques :
• La contention posturale « qui participe au maintien d’une attitude corrigée, dans le cadre d’un traitement rééducatif (5) ».
• La contention active « réalisée le plus souvent par un masseur kinésithérapeute qui prépare la verticalisation après une période d’alitement prolongée (6) ».
• La contention passive « se caractérise par l’utilisation de tous moyens, méthodes, matériels ou vêtements qui empêchent ou limitent les capacités de mobilisation volontaire de tout ou d’une partie du corps, dans le seul but d’obtenir de la sécurité pour une personne âgée qui présente un comportement estimé dangereux ou mal adapté (7) », ou encore déviant. L’annexe 3 de ce document apporte deux précisions supplémentaires : « On appelle “contention physique” l’utilisation de toute méthode manuelle, tout dispositif physique ou mécanique qu’un individu ne peut ôter facilement et qui restreint sa liberté de mouvement ainsi que l’accès à son propre corps (8) ».


Aux trois contentions physiques épinglées par l’ANAES, j’ajoute une quatrième contention qui me semble particulièrement déterminante.
• La contention de placement ou contention institutionnelle. La maison de retraite n’est pas un cachot ; rien dans l’absolu n’empêche quiconque de s’en soustraire et, pourtant, dans les faits, une fois entré, malgré les regrets ou la nostalgie, il n’est presque jamais de retour en arrière possible ; il est, en effet, rarissime que l’on revienne chez soi. Entrer en maison de retraite, c’est se soumettre à une variante de l’échec qui fait la consistance désespérante du mythe d’Orphée. Madame S., qui a encore toute sa tête, se refuse à endosser le masque de la pythie et de prendre un ton lugubre pour formuler à la négative « qu’on n’en sort pas vivant » ; elle préfère adopter le style positif et gouailleur d’Arletty pour lancer : « On sait bien qu’on en sort les pieds devant. » Lorsque la personne âgée vit son placement dans la résidence non comme l’entrée dans son probable dernier lieu de vie, mais comme un enfermement que sa famille ou les circonstances difficiles de la maladie lui imposent, on peut évoquer une contention institutionnelle. Ce n’est pas l’« en prison pour médiocrité (9) » du royal Ferrante qui vient l’accabler, c’est un « en prison pour avoir trop longtemps respiré » qui lui tombe sur les épaules et lui broie le cœur.


Davantage que la passivité, c’est l’impuissance à ne pouvoir décider librement de lui-même, à ne pas formuler des choix inspirés par sa seule volonté, qui atteint le vieillard dans son intégrité. Et cette blessure, vécue comme une violence insupportable, renforce ses difficultés d’adaptation et d’intégration au sein de la résidence. Parce qu’il n’est plus ni responsable ni libre, le sujet disqualifié se déprécie radicalement. C’est peu de dire qu’il est « désindividualisé », « objectivé » ! Il ne trouve aucun signe qui lui permette de se reconnaître : « On n’est plus rien. »  Combien de fois ai-je entendu cette exclamation ? Alors, en réponse à l’inconfort physique et à la douleur morale, l’inéluctable chapelet des symptômes dépressifs peut s’égrener à bas bruit comme par de violents débordements : ennui, perte des repères de la vie privée, appauvrissement du réseau social, refus de la nourriture, des soins, des autres, renfermement sur soi, désir de se laisser mourir…


Étant à visées rééducatives, les deux premières contentions physiques relevées par l’ANAES ne posent pas de questions morales majeures. En revanche, les contentions physiques passives et de placement soulèvent un cortège de problèmes éthiques très épineux.
Dans un sens restreint, la contention physique passive évoque notamment l’attachement au fauteuil, l’installation de barrières au lit pour parer aux éventuels risques de chute ou encore l’isolement dans une chambre en cas de trop grand danger d’agression du sujet envers l’équipe ou les autres résidents.


Dans un sens plus large, la contention physique passive englobe toutes les formes de limitation des mouvements d’une personne. On considère qu’il existe, à côté des contentions immobiles, des contentions mobiles comme, par exemple, des systèmes d’entraves pour les jambes ou les bras, des poignets de contention pour éviter les automutilations. De ce point de vue, le Center for Devices and Radiologic Health (CDRH), apporte, dans sa définition d’une contention dite « protectrice », beaucoup de précisions. Il parle d’un « dispositif incluant, mais non limité à un bracelet de poignet, un bracelet de cheville, un gilet, une mitaine, une veste droite, le maintien de l’ensemble du corps ou d’un membre, ou un autre type d’attache dont le but est médical et qui limite les mouvements du patient dans la mesure nécessaire pour effectuer le traitement, l’examen ou la protection du patient ou d’autres personnes (10) ».

 

Les contentions pharmacologiques ou médicamenteuses
Elles sont définissables comme l’administration de médicaments psychotropes, c’est-à-dire psychoactifs. Les tranquillisants, les neuroleptiques (en particulier les sédatifs) et les antidépresseurs sont les plus couramment utilisés.
 

Les contentions architecturales ou environnementales
Elles peuvent être déterminées comme l’utilisation d’unités de soin fermées ou de locaux conçus à des fins de réduction de la libre mobilité de la personne (portes fermées, barrières). Plus communément, elles circonscrivent la limitation de la liberté de mouvements à un secteur, un couloir, une pièce commune, un étage… le danger étant qu’elles aboutissent à l’isolement du sujet, la restriction de ses contacts affectifs et sociaux. Elles vont forcément à l’encontre de deux libertés pourtant indéfectibles : le droit à la communication avec l’extérieur et celui de recevoir des visites.
 

Les contentions électroniques
Considérées comme un prolongement possible des contentions architecturales, elles sont peu développées.
 

Les contentions psychologiques
Toute pression vécue comme abusive ou intrusive peut apparaître comme une contention psychologique. Il en est ainsi d’un refus arbitraire, d’une attitude autoritaire, des injonctions personnelles ou collectives souvent répétées, de tous les abus de pouvoir passifs comme actifs en vue de réduire la libre circulation et le libre arbitre d’une personne âgée. L’accompagnement systématique de celui qui risque d’errer ou de fuguer, lorsqu’il prend l’allure d’une surveillance contraignante, peut y ressembler aussi.
 

La contention par abstention
La non-prise en compte de la fragilité, de la fatigue, de l’apathie, de la régression psychomotrice, de la réduction de la mobilité et, plus généralement, l’oreille sourde aux désirs du résident et même à ses besoins – pourtant plus aisés à reconnaître – actualisent, à l’insu du soignant, de sournoises mais féroces mesures de contention par abstention. Elles sont souvent le revers d’une bonne intention qui, mal dosée, fait la confusion entre proposer, solliciter, stimuler et imposer pour le prétendu bien du sujet âgé.


L’attachement est une forme de violence grave faite à la liberté et à la dignité de l’homme, une infraction à l’inviolabilité de son corps et de son psychisme. Même utilisable en dernier recours et sous prescription médicale constamment reconsidérée, comment faire pour que la contention n’aille pas à l’encontre de la visée thérapeutique ? Comment sortir du cercle vicieux en ajoutant une souffrance morale au seul prétexte de maîtriser l’agitation, puisque celle-ci est souvent réactionnelle à une douleur diffuse inexpliquée ou indéterminée (11) ? Le serpent douleur-agitation-douleur se mord la queue. Et puis, comment pallier les effets secondaires graves de l’immobilisation ? Étant donné la vulnérabilité de la personne âgée, indépendamment des risques de blessures physiques (infections, déshydratation, hyperthermie, troubles cardio-respiratoires lorsque le sujet s’agite pour tenter de se libérer de ses liens, visages sauvagement tuméfiés parce qu’il s’est même légèrement heurté aux barreaux dans son sommeil et tout ce que ne manque pas d’impliquer le syndrome d’immobilisation : chutes aggravées, contractures, escarres, fausses routes, perte d’appétit, grabatisation, etc.), les blessures psychiques sont inévitables. Elles peuvent se traduire par le surgissement d’une violence réactionnelle ou l’augmentation d’une agressivité jusque-là relativement bien contenue, le délitement des limites existentielles, la détérioration de la confusion, la dépersonnalisation, les crises de panique, les bouffées d’angoisse, la perte d’autonomie de l’esprit, le réveil de la pulsion de mort. L’atteinte à l’image du corps, c’est en même temps le dommage à l’image globale de soi. Dans presque tous les cas où le narcissisme est bafoué, le moral est en faillite. Tant qu’il possède assez de santé et d’énergie pour exprimer son incompréhension et, bien au-delà d’une impuissance à la communiquer peut-être jusqu’au bout de sa vie pour la ressentir, si la contention ne fait pas sens pour le résident, elle ne va pas sans culpabilité, honte, peur, irritabilité, parfois même méfiance, hostilité, révolte, dégoût, désespoir…


Pourquoi la contention pose-t-elle un problème éthique sinon inextricable, du moins extrêmement difficile à résoudre ? Parce qu’elle se veut protectrice sans être aliénante. Les deux mots, pourtant l’un positif et l’autre négatif, stigmatisent le nœud du même drame existentiel : la dépendance.


Lorsqu’il s’agit d’un tout petit enfant, la dépendance est, si l’on peut dire, naturelle, puisque celui-ci est toujours en quelque sorte un prématuré, au sens où, à sa naissance, il est complètement démuni, où pour vivre il est d’entrée de jeu soumis au vouloir d’autrui – qu’il soit bienveillant ou hostile –, c’est-à-dire de sa mère, de son père ou de leurs substituts. Cependant, comment procéder avec une personne âgée ? Quel comportement adopter pour que sa dépendance ne soit pas ressentie telle une régression à un stade infantile narcissiquement catastrophique ? Comment un adulte peut-il admettre qu’il n’est plus capable de se protéger et que quelqu’un d’autre sait le faire pour lui, et mieux que lui ? La contention exige d’immobiliser dans l’espoir, à long terme, de rendre plus libre, mais cette immobilisation semble imposée par la malchance, la maladie, le destin que la figure de l’autre, le soignant, incarne. Comment concilier liberté et obligation de s’en remettre à l’autre ? Ce sont certainement les composantes de ce questionnement qui engagent Bernard Pradines à affirmer que la meilleure présentation de la contention est celle de Fromage, dans la mesure où elle donne priorité à la relation intersubjective. En effet, cet auteur insiste sur l’obligation de la présence d’un autre. De ce point de vue, il définit la contention par « l’ensemble des moyens physiques visant à restreindre partiellement ou complètement les mouvements d’une personne et qui nécessitent l’aide d’un tiers pour être enlevés. La contention suppose donc l’intervention d’un tiers à deux moments (12) » : la pose et la délivrance. Or, ce tiers, dont le sujet âgé est complètement dépendant, est lui-même plongé dans un doute crucifiant, une souffrance psychique déchirante. Il est mis en demeure de faire un choix impossible entre l’envers et l’endroit d’une culpabilité bipolaire : « celle de laisser la personne courir un risque supposé et celle de devoir lui imposer une contention dont l’objectif est d’éviter ce risque (13) ». Comment se sortir d’une situation de « vel aliénant (14) » sans admettre que le moindre mal est le seul but envisageable, aussi piteux qu’il soit au regard de l’idéal habitant tout soignant ? Comment le supporter sans accepter sa division et se soumettre, une fois encore, au malaise de sa propre castration ?


Comme s’il lui fallait arrêter le temps avant qu’il ne l’éternise dans sa propre absence, comme s’il devait actualiser l’immobilité pour tenter, paradoxalement, en devançant son principe, de déjouer la mort ou de lui faire face et de l’obliger à reculer, la sensation qui entraîne la personne âgée au paroxysme de sa déroute vient d’une rupture rythmique ou temporelle, du mouvement, du changement dans ses habitudes, de la surprise, de l’imprévu… Aussi bien, des mesures de contention soudainement prescrites ou, au contraire, brusquement retirées alors que le sujet s’y était habitué, qu’il les avait « apprivoisées », qu’elles avaient pris pour lui une valeur de protection rassurante et contra phobique, qu’elles étaient devenues les sœurs des ceintures de sécurité dont les médias vantent si souvent l’efficacité en automobile, peuvent, dans les deux cas radicalement opposés, provoquer une véritable panique induisant des comportements dangereux.


Parce que des ridelles avaient soudainement été disposées de chaque côté de son lit la nuit précédente, j’ai vu arriver Madame F., qui avait réussi courageusement à mener son fauteuil roulant jusqu’à mon bureau situé à une bonne vingtaine de mètres de sa chambre, littéralement affolée : « Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi ces barrières ? Est-ce que j’ai perdu la tête ? » Peut-on avoir l’esprit tourneboulé et ne pas s’en apercevoir ? Tel était l’abîme qui s’ouvrait brusquement devant Madame F. et la question métaphysique que lui posaient les ridelles, puisque, c’est bien connu, « il n’y a que les fous qu’on enferme »…


Renseignements pris auprès de l’équipe, il m’a fallu plusieurs jours pour la convaincre que cette pose était la conséquence d’une regrettable erreur et la rassurer sur le fait que le pire n’était pas arrivé : « Non ! Elle n’avait pas perdu la tête. Oui ! Elle avait toute sa raison. Promis ! On ne lui remettrait pas les barrières ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain. Bien sûr ! Il n’était nullement question de faire quoi que ce soit sans son accord… »


Au contraire, j’ai senti le visage de Madame J., s’embuer d’une véritable terreur lorsque le nouveau médecin, soucieux de régler efficacement, à ses étages, le problème des contentions injustifiées, lui déclara tout de go qu’elle n’avait pas besoin de ridelles et qu’il les lui retirait. Elle qui vivait avec des barrières de lit depuis qu’elle avait failli se casser le crâne se mit à trembler devant le « libérateur-punisseur ». Quand le médecin eut tourné le dos, elle me raconta son histoire avec les détails les plus brûlants et les plus précis. L’événement traumatique, apparemment proche étant donné la violence de son émotion, datait de… cinq ans auparavant. Tant d’années sans que personne ne songe à suspecter le bien-fondé de cette mesure ! On pourrait raisonnablement s’en choquer, et, pourtant, chaque cas est unique ! Pour Madame J., ces années n’avaient fait que mieux légitimer un assujettissement fortement investi. Bien davantage que protectrices, ces barrières-bras étaient contenantes, dorlotantes, maternantes. Leur disparition non demandée, loin d’être vécue comme une délivrance, représentait, tout à coup, une éprouvante séparation. Voilà qu’une remise en cause la plongeait dans une démoralisante expectative. Il fallut de patients dialogues du médecin avec Madame J. pour qu’il parvienne à lever sa perplexité et à gagner sa confiance. Il fallut de longs entretiens avec moi pour que Madame J. ne soit pas inconsciemment tentée d’adopter un comportement masochiste tel qu’une nouvelle chute ne nous donne la preuve qu’il est très aisé de mettre en échec une bonne intention. Mais, aujourd’hui, qu’en est-il de la Dame-aux-barrières ? Je dois avouer qu’un total retournement dans son contraire s’est produit. Parce que rien n’est jamais ni perdu sans rémission ni définitivement acquis, quand j’ai pu enfin bousculer mes préjugés bien-pensants, déjouer la surdité de mon conformisme inconscient et entendre que, dans son cas, les ridelles avaient valeur de symptôme, que non seulement elles faisaient signe, mais qu’elles étaient un signifiant porteur de vérité, de sa vérité, à laquelle elle était aussi attachée qu’à elle-même, tout est revenu à ce qui semblerait être la case départ, si l’on oubliait qu’entre-temps du sens avait surgi pour elle, pour le médecin, pour moi. Ce n’est pas rien ! Dans une espèce d’apaisement général, Madame J. a réellement retrouvé ses chères ridelles symboliques…
à la suite de ces réflexions théoriques et de ces observations cliniques nuancées que l’exigence ontologique ne se satisfait jamais de clore, dans le cadre des maisons de retraite médicalisées pour personnes dépendantes, il me semble important de revoir les définitions habituellement proposées et de les compléter pour que la problématique difficile de la contention – qui engage au moins deux sujets parlants, puisqu’elle implique la restriction de la liberté d’un homme âgé soumis au pouvoir d’un autre, plus jeune, conscient qu’il utilise à cet effet sa puissance décisionnelle, physique, morale, psychique… – soit, d’entrée de jeu, parfaitement claire.


Pour résumer, je pose en préalable que :
• premièrement, la contention est un outil de soins inspiré par une exigence éthique visant essentiellement à l’éliminer de l’arsenal thérapeutique ;
• deuxièmement, la contention doit être prise au sens que le mot implique si l’on met en exergue la valeur positive de contenir, à savoir, de maîtriser non pour réprimer, dominer, réfréner, non pour user d’une autorité quelconque, mais pour comprendre, c’est-à-dire prendre l’autre en soi, embrasser et intérioriser son humaine condition ;
• troisièmement, rien, absolument rien ne peut être décidé et agi par les soignants sans être longuement justifié, expliqué, répété jusqu’à ce que du sens surgisse, s’installe, se stabilise, se maintienne… pour le sujet.
À l’appui de cette indispensable triple précaution, sans vouloir parler, comme certains, « d’approche bienfaisante de la contention (15) », je peux, dans l’optique d’une culture de soins spécifiques novatrice que je cherche, avec mes collègues de l’équipe pluridisciplinaire de mon établissement, à réélaborer sans cesse sur la base de notre expérience clinique des personnes âgées, donner à la contention la définition suivante qui tend à en montrer clairement la complexité et à en légitimer l’usage seulement sous certaines conditions très précises.
 

Définition
Le médecin a toujours à l’esprit que la contention n’est pas une prescription banale, puisqu’elle prive l’homme de ses droits fondamentaux et qu’elle est sujette à des dérapages conscients ou inconscients. Néanmoins, il peut être amené à la prescrire dans une visée thérapeutique, sinon de guérison, du moins de soulagement des souffrances et des angoisses. C’est seulement après des recherches sur l’étiologie à l’origine des troubles du résident et l’échec réitéré d’autres alternatives, après avoir fait, lors de rencontres avec la famille d’un côté et son équipe pluridisciplinaire de l’autre, une évaluation du rapport entre les risques encourus (aussi bien consécutifs au manque de contention face aux dérives du comportement du sujet que liés à la pose de contention) et les bénéfices escomptés, que le médecin s’y résout, parce qu’il en a reconnu le bien-fondé et les chances d’efficacité. C’est donc faute de mieux, exceptionnellement, en dernier recours et, qui plus est, en se pliant à un cadre légal strictement réglementé, qu’il prend cette décision. Alors, la contention, préconisée pour un temps limité, minimal, révisable et mise sous surveillance quotidienne individualisée, apparaît comme une forme particulière de traitement, constitué par l’ensemble des moyens contraignants : humains, matériels (physiques ou mécaniques), environnementaux, chimiques (médicamenteux), psychologiques. En tant qu’ils sont des mesures de contrôle, ces soins gériatriques spécifiques ne doivent être prodigués par l’infirmier à un résident (donc à un authentique sujet) que dans un climat empathique de respect et de confiance mutuels. Le soignant ne peut faire ce geste de restriction partielle ou complète de la liberté du résident, sans prendre le temps de lui en avoir, au préalable, expliqué le sens, justifié la nécessité provisoire et, dans le meilleur des cas, obtenu son consentement libre, compte tenu de ses capacités physiques, mentales et psychiques. Il doit poursuivre ensuite cet effort d’explications aussi longtemps que le résident exprime, explicitement et même implicitement, le besoin d’être rassuré.

 

Notes
1. Alain Rey (sous la direction de), 1998, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, tome 1, p. 870.
2. Ibid.
3. Jacques Postel, 1998, Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Paris, « Les référents », Larousse, p. 106.
4. Ibid.
5. ANAES, 2000, Évaluation des pratiques professionnelles dans les établissements de santé, Limiter les risques de contention physique de la personne âgée, p. 10.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid., « Annexe 3. Un exemple d’information des familles et professionnels de santé à propos de la contention physique dans l’état de l’Ohio », p. 31.
9. Henry de Montherlant, 1947, La Reine morte, Paris, « Folio », Gallimard, n° 12, 1972, acte I, tableau I, scène VI, p. 50.
10. Traduction de Bernard Pradines, dans « Un drame encore tabou : les contentions », dernière mise à jour 30 mars 2005, sur Internet.
11. Voir Bernard Pradines et Virginie Pradines, 2004, « L’agitation chez le dément non verbalisant : penser à la douleur », dans Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, 2 (4) : 271-274.
12. Fromage, cité par Bernard Pradines, « Un drame encore tabou : les contentions », op. cit.
13. Pierre-Yves Malo, 2000, « Des conduites sécuritaires », dans Gérontologie et société, 92, La Maltraitance, Cahiers de la Fondation nationale de gérontologie, p. 142.
14. Jacques Lacan, 1973, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, « Le champ freudien », Seuil, séminaire du 27 mai 1964, p. 194.
15. Michel T. Giroux, Claude Maheux, Manon Chevalier, 2005, « Pour une approche bienfaisante de la contention : la communication, la logique et l’imagination », dans Le Médecin du Québec, 40 (1) : 83-91 (sur Internet).

Pour citer cet article

Bétourné Françoise  ‘‘Prescription médicale de la contention : spécificité aux personnes âgées‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/prescription-medicale-de-la-contention-specificite-aux-personnes-agees

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