Proxémie, terroir, identité. La passion du vin dans la culture française

Le Journal des psychologues n°246

Dossier : journal des psychologues n°246

Extrait du dossier : La douleur : expérience et subjectivités
Date de parution : Avril 2007
Rubrique dans le JDP : Questions à... > Société et culture
Nombre de mots : 4600

Présentation

À partir d’un conflit intervenu dans la région languedocienne, mettant aux prises des forces politico-économiques, l’auteur se livre à une réflexion sur les causes de l’échec d’un projet de développement économique en se référant à des travaux de psychosociologie de l’espace. Il est aussi conduit à explorer les rapports particuliers des Français avec le vin et le terroir ainsi que les interférences entre la passion du vin et le positionnement idéologique, politique ou social.

Détail de l'article

 Claude Tapia    J’ai lu avec un très grand intérêt votre ouvrage sur « l’affaire Mondavi ou la guerre des vins » dans votre région, le Languedoc-Roussillon. Cette bataille a opposé une multinationale vinicole californienne (désireuse de s’installer dans la région et d’apporter son savoir-faire) aux vignerons languedociens représentés par des syndicalistes ou militants politiques. Le plus intéressant pour nous, au-delà de l’Affaire, serait de montrer comment celle-ci illustre, de manière tout à fait éclairante, divers travaux de sciences humaines sur la proxémie, la territorialité, l’instrumentalisation de l’espace ou l’identité. Peut-être, pour commencer, pourriez-vous résumer brièvement l’Affaire ?

 

 Olivier Torrès    En mars 1998, l’entreprise californienne Mondavi (le 7e plus gros producteur de vin dans le monde) est prête à investir 180 millions de francs à Aniane, en Languedoc-Roussillon, pour y développer une marque de vin locale, rencontrant l’enthousiasme des pouvoirs publics.
Au départ, tout le monde était gagnant. Mondavi qui allait produire un grand cru, la cave coopérative d’Aniane qui allait bénéficier du savoir-faire de la multinationale et la région du Languedoc qui allait améliorer son image de marque. Il s’agissait de produire un grand cru sur un terrain appartenant à la commune, le massif de l’Arboussas. Mais l’Arboussas n’est pas une terre vierge sans valeur. Il est au centre d’une multitude de représentations : le massif est aussi un formidable terroir pour les vignerons, un lieu de résidence pour les néoruraux, un terrain de traque pour les chasseurs, une terre ancestrale pour les natifs du village et, enfin, un lieu de promenade pour les randonneurs du dimanche. Mais, au-delà de l’extrême diversité des usages, cet espace est communal. Il appartient donc à tout le monde. Personne ne se privera de donner son avis sur la question. Chacun voulant convaincre son voisin, la discorde se propage au sein du village pour donner lieu à un véritable Clochemerle du vin et finira par avoir raison du projet d’implantation.
En mars 2001, un candidat communiste se présente contre le maire socialiste en place avec pour thème de campagne municipale le rejet de Mondavi. Il est élu, au désespoir de la profession viticole locale et régionale, convertie à l’arrivée de Mondavi. Par suite de ce changement de majorité municipale, Mondavi décide d’arrêter définitivement son projet et retire tous ses intérêts du Languedoc-Roussillon.

 

 C. T.    On pourrait aborder l’exploitation théorique de cette expérience Mondavi, en nous référant aux hypothèses issues des travaux d’A. Moles et E. Rohmer sur la proxémie. Je veux parler des études sur les effets de la proximité ou de l’éloignement sur les comportements individuels ou collectifs. Ces études ont montré que certains facteurs, différents selon les contextes culturels, font paraître proches ou lointains, familiers ou étrangers, des groupes ou populations, des types d’organisation sociale, des schémas de communication, de connaissance ou d’action. On sait aussi que cette tendance n’est pas sans rapport avec des formes de territorialité ou d’appropriation de l’espace, de déploiement d’activités jugées primordiales pour la survie de la collectivité. On pourrait donc expliquer par ces mécanismes les attitudes défensives des vignerons du Languedoc à l’égard de ce projet importé d’outre-Atlantique.

 

 O. T.    En effet, si l’on se fonde sur la psychologie de l’espace, élaborée par Abraham Moles et Elisabeth Rohmer dans les années soixante-dix, la proximité résulte d’une proxémie (c’est une préférence accordée à soi et aux siens — les proches et les pairs –) et d’une paroi (c’est une protection vis-à-vis des autres – les extérieurs et les étrangers). Dans le domaine du vin, l’Appellation d’origine contrôlée est un bon exemple de cette proxémie et de cette paroi. L’AOC est un espace délimité dont le contenant (le tracé des frontières) est aussi important que le contenu (le sol et le sous-sol). L’AOC est donc à la fois une barrière de protection, mais aussi une proxémie (tout ce qui est à l’intérieur du tracé a de la valeur et tout ce qui est à l’extérieur n’en a plus).
De manière générale, on peut déduire des travaux de Moles et Rohmer qu’il existe deux lois en proximité. La première stipule que ce qui est proche est plus important que ce qui est éloigné. C’est la loi proxémique des psychologues, que les journalistes appellent aussi la loi du « mort-kilomètre ». Un mort près de chez soi trouvera plus de place dans les colonnes d’un journal local qu’une dizaine de morts d’un pays lointain, de surcroît pauvre. La seconde loi de proximité stipule que l’on est d’autant plus critique que l’on connaît bien un domaine. Plus un domaine nous est familier, plus il devient difficile de nous apprendre quelque chose. On dira même que l’on s’estime suffisamment expert pour critiquer légitimement. Cette seconde loi correspond au phénomène de la paroi.
À l’appui de ces deux lois, on peut comprendre que tout projet d’investissement local par un investisseur étranger va engendrer une tension possession-proxémie/ dépossession-paroi. Plus on est proche d’un lieu, plus on se sent investi de la question du développement local et plus on s’estime fondé à critiquer les projets extérieurs. On retrouve alors l’ambivalence de la proximité, celle qui relie mais aussi celle qui enferme, ambivalence parfaitement révélée par le terme anglais close qui nous renvoie tout autant à closeness (proximité) qu’à closure (clôture, fermeture).
Les nombreuses déclarations des opposants au projet Mondavi illustrent parfaitement cette opposition du proche et du lointain : « Pourquoi donner à une multinationale américaine ce qui est refusé depuis vingt-cinq ans aux vignerons locaux qui, eux, ont bâti de toutes pièces la célébrité actuelle des terroirs d’Aniane ! » ; « Au lieu de faire vivre un gros poisson qui n’apporte rien au pays, je préfère que nous installions une trentaine de familles sur ces terres » ; « Nous, nous vivons ici » ; « Ici, nous sommes une famille qui a l’amour du vin et qui n’a pas de capitaux extérieurs. » Ces propos sont une illustration des phénomènes de proxémie que l’on oppose radicalement à la gestion à distance de la firme multinationale considérée comme abstraite et lointaine : « Ces grandes sociétés du vin incarnent un paysage de domination sur un monde de clients et de soumis, qui s’oppose au merveilleux monde languedocien fait de multiples talents passionnés derrière de bonnes gueules », déclare Aimé Guibert, l’un des principaux protagonistes de cette affaire.
Le danger absolu de cette dérive proxémique est qu’elle favorise une conception égocentrée de la politique et de la société. C’est le « moi, ici et maintenant, centre du monde » qui guide le citoyen dans « sa » vision du monde. Chacun s’éprouve comme le centre de l’univers et a tendance à tout ramener à soi (l’explosion des blogs, particulièrement en France, est significative de cette tendance égocentrée).
Or, depuis une quinzaine d’années, notre pays cultive la proximité tous azimuts : services de proximité et aides à domicile, police de proximité et îlotiers de quartier, justice de proximité, fonds d’investissement de proximité pour les petites entreprises… Cette évolution culmine avec la loi de 2001 sur la démocratie de proximité… De la droite à la gauche, la proximité semble devenir au fil des années le nouveau parangon des politiciens à la recherche d’idées nouvelles pour gouverner la France.
Mais à force de survaloriser le quotidien et de vouloir coller au plus proche des citoyens, on limite la portée de la politique qui doit à l’inverse fixer de grandes orientations générales. Les multiples peurs qui se sont exprimées lors du référendum du traité de constitution européenne en donnent un aperçu. Quand la proxémie devient l’idéologie dominante, il n’y a plus de place pour les grands projets collectifs. Les politiques avisés devraient bien se rendre compte qu’à trop vouloir magnifier la proximité, ils finissent par enfermer le citoyen dans la petitesse de ses seules préoccupations quotidiennes. Trop de proximité empêche la vue ! Comme l’écrivait Miguel Torga, « l’universel, c’est le local moins les murs ».

 

 C. T.    Peut-être pourrions-nous nuancer les résultats des travaux sur la proximité ou la distance (physique, sociale, culturelle, ou psychologique) à la lumière d’autres études portant sur l’évaluation des similitudes et des différences en fonction de la proximité s’inscrivant dans le cadre de la théorie des rapports intergroupes (Drozda et Aboukhanova, dans Tapia, 1997) qui ont montré, contrairement d’ailleurs aux opinions communes et de bon sens, que la proximité n’entraîne pas automatiquement des sentiments positifs mais souvent l’inverse (c’est-à-dire méfiance et repli sur soi) et que l’éloignement, la distance, la différence (au plan des représentations), peuvent provoquer l’intérêt et la sympathie (parce que ne mettant pas en cause l’identité). Dans cette perspective, on ne peut pas interpréter autrement que dans le registre économique et politique les réactions des représentants du vignoble languedocien. La curiosité ou l’intérêt pour le « différent » ou le lointain s’effacent au profit de la tendance à l’autoprotection, au corporatisme, au microterritorialisme.

 

 O. T.    La proximité n’engendre pas toujours des effets positifs. Ce que j’ai qualifié dans mon livre de « toporatisme », ou corporatisme du lieu, est un phénomène de proximité qui repose sur des mécanismes psychosociologiques de défense d’un lieu. Il se distingue toutefois du NIMBY (Not In My Back Yard, littéralement « Pas dans mon jardin ») dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’une réaction d’opposition éphémère et spontanée face à un projet qui occasionne des effets secondaires négatifs, comme un projet d’implantation d’une décharge publique ou la création d’un aéroport... Le « toporatisme » est plus latent, plus profond et moins visible que le NIMBY. Il se fonde sur le sentiment d’appartenance, sur une volonté collective de préserver, voire de privilégier, des usages et des intérêts locaux. Le local n’est plus un simple lieu de production, mais, pour reprendre l’expression du sociologue Maffesoli, une « communauté de destin », ce lieu qui devient lien et qui est vécu avec d’autres, qui « à la fois sécurise et permet la résistance, qui permet de perdurer, qui permet que l’on ne cède pas aux diverses impositions naturelles et sociales ».
L’émergence du « toporatisme » repose selon moi sur deux hypothèses complémentaires. Plus la commune est petite, plus le sentiment de possession est fort. À l’inverse, plus un projet d’investissement est grand et porté par des promoteurs étrangers à la culture locale, étrangeté renforcée si les promoteurs sont riches et de nationalité étrangère, plus le sentiment de dépossession sera fort. Ce sont ces deux conditions qui font émerger une tension qui engendre un conflit de proximité. Le « toporatisme » se traduit par une forte proxémie (privilège du proche) et une forte paroi (diabolisation, c’est-à-dire mise à distance, de l’extérieur, de l’autre, de l’étranger).
Le modèle général implique en outre qu’il y a une relation directe entre la taille d’un territoire et sa capacité d’accueillir les investissements étrangers, ce que nous appellerons la réceptivité territoriale. L’étrangeté d’un investissement sera fonction de son montant et de la nature de ses promoteurs. Dans sa version française, si l’investissement est porté par un promoteur privé et non public, par une multinationale et non une PME, par un promoteur étranger et non un investisseur local, l’effet de dépossession jouera à plein. De même, la petitesse du territoire sera fonction de la taille de la population habitante, mais aussi du caractère monosectoriel du bassin d’emploi local et de son caractère rural. La faible densité, la faible diversité et la ruralité sont des facteurs de renforcement du sentiment de possession du territoire. Quand ces deux conditions sont vérifiées, nous pouvons prédire, d’après notre modèle, l’existence d’un conflit de proximité fort.

 

 C. T.    Au-delà des aspects que nous avons abordés, reste tout de même à considérer le caractère très particulier de la viticulture par rapport à d’autres productions agricoles : « une forme aristocratique du travail des champs… » « une aristocratie des cerveaux », « un lieu de mémoire et de transmission », « une invitation à la fête, au chant et à la poésie », selon C. Durand (1997). Vous avez sans doute raison de rattacher la civilisation du vin à la Bible, à l’univers culturel catholique (dont le culte des saints) et à la notion de terroir qui recouvre celle de paroisse ou de clocher. Cette spécificité de la viticulture ne peut-elle aussi expliquer des formes particulières de résistance aux nouvelles pratiques relatives à la production, à la dégustation, au traitement symbolique du produit de la vigne ? Comme me l’écrivait Jean-Marie Prats, un amateur éclairé, ancien propriétaire et gestionnaire de vignobles, « la dégustation aujourd’hui est moins un signe d’amour et de respect qu’un rite d’autosatisfaction et de morgue allant jusqu’à recracher le vin goûté. Le verbiage pédant qui accompagne ce rite n’est qu’un commentaire convenu et abscons aussi vide de sens que celui qu’on peut entendre dans les galeries d’art contemporain ».

 

 O. T.    La religion catholique est certainement de toutes les religions celle qui magnifie le plus cette boisson. Le mot « vigne » revient 176 fois dans la Bible : c’est dire son importance symbolique. La civilisation chrétienne, par la grâce de l’eucharistie et son pouvoir rédempteur, va dès lors s’identifier à la civilisation du vin : « Buvez en tous car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, versé pour une multitude en rémission des péchés. » Ce sont les bénédictins qui créèrent les vignobles français les plus célèbres du Bordelais et de la Bourgogne en passant par la Champagne, jusqu’au Jura et la Provence. « Derrière chaque grand vin se cache toujours la main d’un moine. » (Gautier, 1996).
La religion catholique a donc laissé des traces profondes dans la culture traditionnelle viticole française. Cet héritage permet d’expliquer, selon nous, deux caractéristiques de notre viticulture : son attachement à la notion de terroir et son organisation professionnelle de type corporatiste.
La France a une organisation spatiale qui découle de la façon dont l’Église catholique a occupé l’espace. Au moment de la Révolution, la plupart des communes se sont glissées dans les limites des paroisses qui étaient pour les habitants des campagnes leur « territoire » au sens que les géographes donnent aujourd’hui à ce terme : « un espace de repères et de repaires, l’espace approprié de leurs pratiques spatiales » (Chamussy, 2002). Il y a également une correspondance quasi parfaite entre les délimitations des départements français et le découpage ecclésiastique en ce qui concerne les évêchés. Or, si l’on songe que l’évêque était naguère qualifié de pater vinearum (« père des vignes ») et que ce dernier se devait de maintenir un vignoble pour le vin de messe, allant parfois même jusqu’à déplacer le siège de son évêché pour trouver un meilleur site viticole, on peut faire un lien entre la territorialité de l’organisation spatiale de l’Église catholique et l’ancrage de notre viticulture dans une logique de terroir.
À cet héritage du terroir, nous devons ajouter l’importance des corporations. En effet, le métier de vigneron est soumis sans cesse à une multitude de fléaux qui peuvent à tout instant remettre en cause le fruit d’une année de labeur : la grêle, le déluge, le gel mais aussi la canicule, le phylloxera, la sécheresse… Cette sensibilité aux aléas climatiques explique que les vignerons, plus que tout autre corps de métier, se soumirent volontiers aux pouvoirs protecteurs des saints. Aux côtés des deux principaux saints patrons que sont Saint Vincent et Saint Martin, Jean-François Gautier recense dans son « histoire du vin » plus d’une trentaine de saints pour les seuls vignobles français. Ce qui fait que les vignerons constituent une des professions les plus riches en saints protecteurs.
Cette recherche de protection du saint préfigure-t-elle la constitution d’un comportement corporatiste d’une profession viticole et l’émergence progressive d’une politique protectrice d’un État providence ? Cette hypothèse est plausible. Il est certain que l’on peut faire un lien entre la fonction protectrice des saints et l’instauration d’un comportement corporatiste de la profession viticole surtout dans les pays producteurs traditionnels à dominante catholique (France, Italie, Espagne). Toujours selon Gautier, « les saints vont se spécialiser au XIIe siècle avec la naissance des corporations et des confréries de métier. Généralement, un seul saint tutélaire patronne l’ensemble d’une profession. La trentaine de noms de saints vignerons recensés en France a une vocation corporative, régionale et temporelle ».
Ce double héritage, propre à l’histoire religieuse, géographique et politique de notre pays, constitue un des fondements d’une culture terrienne fondée sur un fort attachement à des microespaces que l’on appelle « terroir ». Mais cette culture du terroir qui magnifie le proche et le local peut insidieusement dénigrer le lointain et le global. Ce sont ces tendances proxémiques (surestimation du proche au détriment du lointain) et corporatives (surestimation de ses intérêts propres au détriment de l’intérêt général) qui fondent le « toporatisme » ou le « corporatisme du lieu ». La logique du terroir peut se transformer en un corporatisme défensif excessif où le territoire devient un rempart à la mondialisation.

 

 C. T.    Nous en arrivons au thème de l’identité française dont l’un des éléments centraux est la passion du vin. Lors d’un sondage réalisé à la fin des années quatre-vingt-dix, à la question : « Être français, c’est selon vous d’abord… » la réponse « aimer le vin » vient tout de suite après « naissance en France », « défense des libertés » et « parler français ». « Le vin est consubstantiel à notre histoire… à notre destin national », écrit G. Durand (1997). Vous y ajoutez la survalorisation de ce qui est « petit », l’esprit corporatiste, la tendance à l’élitisme, le culte de la proximité, la méfiance à l’égard des grands réseaux de communication et d’échanges. Pouvez-vous développer votre point de vue ?

 

 O. T.    Le culte de la proximité renvoie à la culture du « petit ». La société française survalorise le petit. On en prend conscience avec les innombrables expressions que l’on emploie quotidiennement : « petit café » ; « petit(e) ami(e) » ; « petits plats » préparés aux « petits oignons » ; « petits fours » ; « Petit-lait » ; « petite douche » ; merci « petit Papa Noël et n’oublie pas mes petits souliers »… on a même le « petit con » où « petit » doit être compris comme un augmentatif. J’ai recensé plus de cent vingt expressions figées utilisant le mot « petit ». Il est tout aussi frappant de constater que les Américains préfèrent à l’inverse les termes de great ou big (Big blue, Big burger, Big apple, Big boss, Big savings…). Tandis que nous chérissons le « petit jésus », eux magnifient Jesus the Great ! N’oublions pas non plus que ce sont les Américains qui ont inventé la grande industrie (le taylorisme, le fordisme…). Ils aiment voir grand. En comparant le palmarès des meilleures ventes d’amazon.com aux États-Unis et d’amazon.fr en France, la différence saute aux yeux : Vous avez souvent des titres de livres faisant référence à Big ou Great aux États-Unis tandis qu’en France ce sont les « petits traités » ou les « petits précis » qui font fureur !
Pour la société française, le vocable « petit » est souvent associé à la notion de qualité. J’y vois un héritage de l’ancien régime où les échelles de production artisanale étaient très limitées. On retrouve ce culte de la petitesse dans la gastronomie : les produits de terroir faits maison, voire à la main, sont synonymes de qualité en comparaison aux produits industriels. Sur le plan vinicole, la principale différence entre le modèle latin des vins de terroir (AOC en France, DOC en Italie) et le modèle anglo-saxon des pays du nouveau monde (Californie, Australie, Nouvelle- Zélande…) est précisément l’échelle de production. Tandis que pour les AOC les parcelles sont strictement délimitées, ce qui au-delà d’un certain seuil empêche la production de suivre une augmentation de la demande sauf à jouer sur les prix, les vins de cépages autorisent à l’inverse une production à grande échelle permettant de faire face à une demande importante et de sécuriser les besoins d’approvisionnement de la grande distribution.
Parallèlement, la culture française associe « le grand » à une conception élitiste ou étatique : les grandes écoles, les grands crus, les grands chefs, le Train à Grande Vitesse, la grande bibliothèque de France, les grands corps de l’État… Cette culture élitiste tend à dévaloriser le grand lorsqu’il est synonyme de quantité. La production à grande échelle est même un signe de mauvaise qualité. C’est exactement ce qui conduit Aimé Guibert, l’un des protagonistes de l’affaire Mondavi à Aniane, à déclarer que « le vin de Mondavi, c’est du yaourt ». La mondialisation se traduit par un élargissement de l’espace. C’est une autre raison qui selon moi constitue une des explications de la difficulté de la société française à intégrer la mondialisation et ses conséquences.

 

 C. T.    La lente élaboration de l’identité française autour des caractéristiques que nous avons évoquées entraîne-t-elle des formes d’organisation politique, un éventail de réactions préfabriquées ou préétablies à l’égard de menaces ou de remises en cause visant des équilibres péniblement acquis dans divers domaines, économique, culturel, idéologique ? Y a-t-il un rapport entre la passion du vin et l’esprit révolutionnaire ou l’esprit conservateur, tous deux consubstantiels à mon avis à la culture et à l’idéologie française ?

 

 O. T.    Une des caractéristiques de l’identité française est l’émiettement spatial d’un grand nombre d’institutions. L’émiettement le plus fondamental est celui des 36 000 communes. La France compte pratiquement autant de communes que les autres pays européens réunis. Cet émiettement spatial de la carte communale a des conséquences dans de nombreux domaines. Un jeune magistrat, dont je tairais le nom, me faisait remarquer lors d’une conférence que les 36 000 communes ont engendré un éparpillement considérable des tribunaux. Ainsi, un préfet a dans son département quatre ou cinq, voire plus, procureurs de la République. Cet éparpillement est très difficilement réformable, car chaque élu local a tendance à préserver son tribunal comme il défend sa paroisse ! Il en va du prestige de sa commune. Cet émiettement renforce lui aussi la distinction entre le petit et le grand. D’un côté, le « petit juge, magistrat de l’ordre judiciaire, exerçant la fonction de juge d’instruction, de préférence dans un tribunal de province », de l’autre, « le conseiller d’État ou le membre du Conseil constitutionnel, déroulant sa carrière à Paris ».
Le « toporatisme » a aussi gagné les établissements d’enseignement supérieur. Quand on songe que des villes comme Lille, Strasbourg, Montpellier, Grenoble, Lyon, Toulouse, Aix-Marseille… comptent trois universités distinctes et que le record est détenu par la ville de Bordeaux qui en compte quatre ! Le problème récurrent de cet émiettement spatial des universités est qu’il exacerbe les rivalités locales, là où désormais il faut se préoccuper de concurrence internationale. De plus, il renforce la dichotomie du « grand » et du « petit », les grandes écoles prestigieuses et sélectives (HEC, Polytechnique, ENA) d’un côté et les universités de provinces de l’autre. En décembre 2006, le ministre de l’Éducation nationale inaugurait la plus petite université de France à Nîmes, portant le total à 85 universités.
La France est une société en miettes. La même fragmentation est repérable avec les institutions consulaires (chambres de commerce, des métiers, d’agriculture), avec les établissements hospitaliers… Cet émiettement spatial permet de maintenir autant de postes de maires, de présidents de tribunaux, de présidents et de vice-présidents d’universités, de directeurs d’hôpitaux… La passion française pour les statuts se nourrit de cet émiettement spatial (« la bonne situation »). Celui qui en France osera modifier l’usage de l’espace et réformer la cartographie des institutions réformera en profondeur notre pays.
Vous avez raison d’évoquer la coexistence en France d’un esprit révolutionnaire qui remet en cause les hiérarchies établies et d’un esprit conservateur qui rétablit l’ordre. Le vin est révélateur de cette opposition permanente. La viticulture française est l’une des plus fragmentées au monde (après l’Italie, autre pays catholique !) avec plus de 450 AOC. Cet émiettement favorise une fois de plus l’opposition entre les « petits vins » populaires et les « grands crus » élitistes. Le vin de table s’oppose au vin de cave, les vins aristocratiques qui s’élèvent dans les châteaux s’opposent au vin de pays (le ballon de rouge) que le petit peuple boit dans les bistrots. Remarquez combien l’élite de notoriété investit aujourd’hui dans le vignoble, de Gérard Depardieu ou Carole Bouquet à Pierre Richard, en passant par les sportifs comme Jean Tigana et bien d’autres encore… On rencontre également de plus en plus d’avocats, de chirurgiens, de notaires, d’artistes, qui investissent dans le foncier viticole.  Le vin est une « pourriture noble » fascinante avec ses codes et ses hiérarchies solidement établis. Le fameux « classement de 1855 » des vins de Bordeaux, établi à la demande de Napoléon III pour l’exposition universelle de Paris, est quasiment immuable, alors même que les évolutions des domaines auraient dû induire des révisions régulières. Seul Château Mouton-Rothschild, malencontreusement classé deuxième cru à l’époque, a été réhabilité au premier cru. Il aura fallu attendre 1973 avec, de surcroît, les soutiens du président Pompidou et de son jeune ministre de l’Agriculture, Jacques Chirac.
À côté de ces grands crus aristocratiques, objets de toute l’attention étatique, il y a le vin révolutionnaire qui a inspiré plusieurs pastiches de la Marseillaise comme celle des bouilleurs de cru (« allons enfant de la chaudière, le jour de cuire est arrivé… »), celle des buveurs (« allons enfants de la Courtille, le jour de boire est arrivé… ») ou enfin celle des viticulteurs scandée lors des révoltes du Midi rouge en 1907 avec son célèbre refrain :
« Debout ! Viticulteurs !
C’est trop ! Trop de malheurs !
Luttons ! Luttons !
Pour que la faim déserte nos maisons !
»
Inaugurant la cave des « Vignerons libres » de Maraussan, Jean Jaurès invitait les vignerons à verser « dans la cuve de la République, les vendanges de la Révolution sociale » (Garrier, 2002). Le vin est tout à la fois le symbole de la convivialité et du partage, de la libération des cœurs et des mœurs, voire du libertinage (les bacchanales), de la fête et de la liesse populaire... Finalement, le vin incarne à lui tout seul notre devise : liberté, égalité, fraternité. ■

 

 

Bibliographie

Chamussy H., 2002, « Les stratégies spatiales de l’Église catholique », Festival international de géographie, Saint Dié, 14 p.
Drozda-Senkowska E. et Aboukhanova-Slovskaya, 1997, « Rapport entre les groupes nationaux en Europe : évaluation des similitudes et des différences en fonction de la proximité », in Tapia C., Dynamiques et transitions en Europe, Peter Lang, Berne, pp. 188-201.

Durand G., 1997, « La vigne et le vin », in Pierre Nora (sous la direction) Les Lieux de mémoires, Gallimard, pp. 3711-3741.
Garrier G., 2002, Histoire sociale et culturelle du vin, Larousse.
Gautier J.-F., 1996, Histoire du vin, Presses universitaires de France, 2e édition.
Gautier J.-F., 1997, La Civilisation du vin, Presses universitaires de France.
Maffesoli M., 2000, Le Temps des tribus, Éditions de la Table Ronde.
Moles A., et Rohmer E., 1982, « Labyrinthes du vécu », Paris, Librairie des Méridiens.
Moles A., et Rohmer E., 1978, Psychologie de l’espace, 2e édition, Éditions Casterman.
Tapia C., 1972, « Contacts interculturels dans un quartier de Paris », Cahiers internationaux de Sociologie, pp. 127-158.
Torrès O., 2005, La Guerre des vins : l’affaire Mondavi, Paris, Dunod.

 

Pour citer cet article

Torrès Olivier, Tapia Claude  ‘‘Proxémie, terroir, identité. La passion du vin dans la culture française‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/proxemie-terroir-identite-la-passion-du-vin-dans-la-culture-francaise

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