Sexualité, répression, transgression

Le Journal des psychologues n°237

Dossier : journal des psychologues n°237

Extrait du dossier : La scolarisation précoce : quel bénéfice pour l’enfant ?
Date de parution : Mai 2006
Rubrique dans le JDP : Questions à...
Nombre de mots : 2700

Présentation

Robert Muchembled brosse un large panorama des mœurs et pratiques dans le domaine de la sexualité, de la Renaissance à nos jours. Il lie étroitement la répression des pulsions érotiques (ou leur sublimation) au développement des grands idéaux collectifs pour expliquer le dynamisme de la civilisation occidentale et les progrès de la modernité. La révolution sexuelle des années soixante, soixante-dix aboutirait à un équilibre entre les sexes, sans doute précaire, accompagné d’une angoisse qui ne serait pas de nature à bloquer le moteur de la civilisation.

Détail de l'article

Claude Tapia   Vous avez publié plusieurs ouvrages sociohistoriques sur l’histoire du monde paysan, la sorcellerie, les cultures et mentalités locales, les passions féminines, etc. Votre dernier ouvrage traite de l’histoire du plaisir en Occident. L’un des axes principaux de votre démonstration est que la répression ou la sublimation des pulsions érotiques et l’imposition d’un modèle de sexualité procréatrice (dès la fin du XVIe siècle) au profit des grands idéaux collectifs constituent le facteur explicatif principal du dynamisme de l’Europe et le vecteur essentiel de la modernité occidentale. Pouvez-vous résumer succinctement votre thèse ?

 

Robert Muchembled   À la différence de M. Foucault, je considère que l’Occident a connu une puissante répression sexuelle à partir du XVIe siècle. D’abord prise en charge par l’Église, puis rapidement par l’État (édit de Henri II en 1557 sur le recel de grossesse condamnant à mort toute accouchée non mariée n’ayant pas déclaré sa grossesse, dont l’enfant meurt, même par accident…), elle est devenue peu à peu une autocontrainte pour les membres des couches supérieures, apprise avec la politesse et les bonnes manières, en marche lente vers un mécanisme de sublimation : l’intéressé est poussé à économiser sa « substance » (la femme est surtout réputée insatiable), et nombre de jeunes hommes, notamment, sont ainsi orientés vers des réalisations plus valorisées que la sexualité (guerre, aventure coloniale, évangélisation pour les missionnaires catholiques pour lesquels combattre le démon chez les colonisés est aussi, au moins en théorie, glorifier leur propre continence…). Pour les mâles, ce mécanisme d’économie libidinale est un moteur puissant, sans cesse valorisé au cours des siècles !
Cependant, les réalités sont têtues et les élites n’abandonnent pas aisément la liberté sexuelle antérieure, à la cour des Valois par exemple (cf. Les Dames galantes de Brantôme). Les normes, cadre théorique, n’empêchent pas les pratiques déviantes. Les générations les plus réprimées (XVIe, XVIIe siècles ; 1800-1950) alternent avec des générations libérées, voire hédonistes (début du XVIe siècle ; XVIIIe siècle ; après 1960-1970). Des phases plus courtes d’alternance existent également (pendant et après les guerres du xxe siècle ou à la Belle Époque, etc.).
La trame cachée est cependant nettement répressive, sauf peut-être depuis 1970. L’Église n’est pas le seul vecteur de cette morale, ce qui me fait dire qu’elle constitue une donnée fondamentale de notre civilisation. Dès le XVIIIe siècle, les philosophes de l’économie des passions, puis, au XIXe siècle, les médecins opposés à la masturbation (considérée comme une maladie mortelle), ensuite Freud et ses émules, tous entonnent au fond le même air : « Contrôlez-vous » ! Celui-ci fait la force de l’Occident et sa singularité jusqu’aux ruptures dans les années 1970.

 

C. T.    Selon votre analyse, depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’à la « Révolution sexuelle » dans les années soixante, la mentalité collective en Occident admettait plus ou moins l’idée de la dissociation de la procréation et du plaisir et celle de ce que vous appelez le « double standard » sexuel masculin, autorisant la jouissance sexuelle, érotique, sans entrave avec les prostituées tout en sauvegardant la stabilité du foyer et de la relation conjugale. La mise à mal de ces tendances au milieu des années soixante a-t-elle concerné l’ensemble des couches sociales en Occident ? Vous évoquez vous-même l’influence des facteurs sociaux et culturels sur les comportements sexuels, le plus grand raffinement culturel ou artistique coïncidant avec la plus grande licence érotique. Qu’en est-il aujourd’hui de l’effet de ces variables ?

 

R. M.    Non, toutes les couches ne sont pas concernées de la même manière, ni aujourd’hui ni autrefois. Depuis les années 1960, ce sont surtout les couches supérieures, et notamment les enfants de Mai 68 qui suivent cette voie. Les milieux populaires évoluent autrement et tendent toujours à se démarquer des premières, soit en affichant un moralisme plus exigeant soit, au contraire, en réclamant plus de liberté (voir le film Affreux, sales et méchants, d’Ettore Scola, en 1976).
Depuis peu, notre civilisation de consommation de masse tente de toucher tous les jeunes. Mais les comportements des jeunes des banlieues, en particulier des filles (qui sont parfois très violentes, en paroles et en actes), montrent qu’il n’y a nullement uniformisation.
Il existe toujours de profondes différences entre normes (aujourd’hui largement diffusées par les médias) et pratiques…

 

C. T.    Dans le prolongement de la précédente question, deux observations me paraissent intéressantes à proposer. La première concerne la manière dont vous reliez la littérature libertine, érotique, de la première moitié du XVIIe siècle (et les comportements qui s’en inspirent au sein d’une minorité « éclairée ») au tournant pornographique qui se traduit par l’inclusion dans la sexualité de transgressions multiples (sodomie, flagellations, copulations multiples, etc) ; ce qui laisse supposer que, dans votre perspective, la continuité l’emporte sur la rupture ou la mutation. La seconde porte sur la séparation, me semble-t-il, établie dans votre étude, entre l’érotisme ou la pornographie et le sentimentalisme ou l’amour romantique. Ai-je bien compris votre démarche ? Quel sens peut avoir aujourd’hui la notion de code amoureux, compte tenu de la recherche assez répandue de fonctionnalité, d’efficacité, dans le domaine des relations amoureuses ?

 

R. M.    Continuités ou ruptures ? Tout dépend de l’angle, et donc des sources de l’historien. Pour les libertins, il y a continuité dans la recherche de liberté sexuelle, mais aussi sens de rupture, puisqu’ils réagissent avec vigueur contre les nouvelles morales imposées et s’en démarquent : il n’y a donc pas immobilisme, mais processus d’adaptation aux nouveautés, en se réclamant néanmoins souvent de traditions anciennes.
Le code amoureux est toujours relatif à un état précis de civilisation. Il n’existe pas dans l’absolu, mais par rapport aux normes et aux transgressions. L’« invention » de la pornographie, vers 1650, et de l’érotisme, dans le club des Dilettanti londoniens du XVIIIe siècle par exemple, est à la fois un refus du sentimentalisme et un phénomène qui, par opposition, le renforce ou même contribue au développement de l’amour romantique. Un bourgeois victorien peut en fait naviguer de l’un à l’autre en fonction de son âge, de ses insatisfactions… Le code amoureux se définit précisément entre ces pôles opposés pour marquer surtout les « normatifs », les masses silencieuses de l’époque.

 

C. T.    Parmi vos références dominantes, vous citez le plus souvent N. Elias, M. Foucault, Ch. Lash, qui ont en commun d’avoir exploré des thèmes comme la relation existante ou potentielle entre des facteurs comme le développement du capitalisme, le renforcement de l’État et la gestion des pulsions sexuelles ou charnelles. Le dernier, notamment, s’est efforcé de théoriser sur la culture du narcissisme et les pathologies qui en découlent (effacement du père, angoisse des mâles face à l’exigence de performance orgasmique, peur de l’avenir, etc.), caractéristique de la postmodernité. On pourrait s’interroger sur l’opportunité de rapprocher ce concept de celui de postsexualité, proposé par certains sociologues, désignant par là la tendance, dans les sociétés occidentales à l’abstention de l’État quant au contrôle des pratiques sexuelles et à l’implication de la responsabilité individuelle dans le respect des limites imposées par la morale sociale. Quel est votre point de vue à cet égard ?

 

R. M.    Postsexualité ! Je ne suis guère intéressé par les formules ou les étiquettes. L’abstention de l’État en matière de pratiques sexuelles et la responsabilité individuelle ? Je ne crois pas à des oppositions aussi tranchées. L’État dit – ou, plus exactement, prétend – qu’il s’efface, mais le collectif s’impose toujours aux « tribus » urbaines qui recherchent désespérément des normes communes (tout comme les libertins au XVIIe siècle) et jamais la pression sur l’individu (réalisée par des agents plus ou moins reliés à l’État : médias, médecins… ainsi qu’aux sectes ou à l’Église et à toutes les formes de morales collectives) n’a été aussi puissante que de nos jours : « Tu dois jouir ! Beauté, jeunesse, sexe… » L’individu, certes de plus en plus narcissique, est « entoilé », encadré de très près. Et même beaucoup plus qu’au temps de Louis XIV, lorsque l’État (prémoderniste ?) était en réalité très lointain, véritablement mal obéi (il fallait plus d’un mois pour qu’un ordre du prince traverse tout le territoire français).

 

C. T.    On a, en général, du mal à définir la perversité sexuelle. Certains auteurs anglo-saxons évoquent à ce propos les types d’activité consistant à entraver de manière significative l’épanouissement humain, le développement personnel, l’élargissement du champ des possibilités de vie. Ils citent étrangement parmi les perversions (fétichisme, zoophilie, nécrophilie, etc.), caractérisées comme exploitant de façon sous-optimale les capacités sexuelles humaines, la chasteté (hors vocations religieuses), parce qu’elle exclut les possibilités d’enrichissement de la vie humaine. Qu’en pensez-vous ?

 

R. M.    Perversité sexuelle : que dit la norme ? C’est toujours la société, selon ses valeurs du moment, qui la dicte. En termes simples, tout peut être pervers, même le coït normal (vu comme un « viol » de leur corps par certaines femmes) ou, au contraire, tout peut paraître normal, banal, y compris ce que l’on considérait autrefois comme les pires perversions, ainsi au temps des rois absolus, lorsqu’on brûlait les homosexuels et les coupables de bestialité, non sans oublier d’exécuter l’animal dans le dernier cas.
Aux États-Unis, où l’on étudie de plus en plus les « perversités » animales (notamment l’homosexualité et la masturbation), nombre d’auteurs les trouvent banales parmi des dizaines d’espèces. Les ennemis de la religion catholique, quant à eux, parlent parfois de la chasteté comme d’une chose anormale (voir ce qu’en dit Desmond Morris in Muchembled R., 2005). Dans les deux cas, c’est plus une opinion qu’un résultat objectif de la recherche.
Pour moi, l’essentiel est de dédramatiser le phénomène, en montrant que toutes ces évaluations, sans exception (même chez Freud, lorsqu’il évoque les pulsions de vie et de mort), sont des traductions de jugements « moraux » collectifs, dominant à une époque donnée. Ce sont de tels juges (établis ou autoproclamés) qui parlent de perversités. Je dirai simplement que l’instinct sexuel est un instinct vital, fondamental, qui se trouve orienté et évalué de manière très diverse par les sociétés. Définir des interdits rigoureux, refouler à l’occidentale, n’est qu’une voie issue d’un choix fait à la Renaissance. Cette orientation a eu des effets induits (en bonne partie involontaires) positifs en accompagnant de près la « dynamique de l’Occident » depuis cinq siècles, alors que la Chine ou l’Inde du Kama-Soutra choisissaient des voies collectives moins expansionnistes, peut-être parce qu’elles étaient moins fondées sur la culpabilisation sexuelle et la stigmatisation des « perversités » en la matière…

 

C. T.    Jusque dans les années soixante, la littérature érotique était essentiellement masculine, autrement dit, c’étaient les hommes qui parlaient du plaisir des femmes. Depuis deux ou trois décennies, seules les femmes (ou presque), surtout les féministes, ont abordé frontalement et de manière hyperréaliste, dans la littérature et dans le cinéma (voir, par exemple, C. Breillat, V. Despentes, C. Millet, C. Angot, etc.), les aspects complexes ou scabreux de la sexualité (sado-masochisme, saphisme, homosexualité, etc.), défendant pour la plupart une conception essentialiste de la sexualité féminine. Peut-on trouver un élément explicatif de l’hypothèse qui court tout au long de votre ouvrage, selon laquelle l’orgasme féminin a toujours suscité l’anxiété et même l’angoisse des hommes ?

 

R. M.    Oui, la sexualité féminine a été très encadrée, très surveillée, depuis la Renaissance (paradoxalement, celle-ci a pourtant promu la nudité). Sous des formes diverses (ainsi au XVIe siècle, chez Rabelais et tous ses contemporains, s’impose l’idée que la femelle est sexuellement insatiable et beaucoup plus liée au péché originel, au démon, que le mâle), c’est une puissante angoisse du pouvoir féminin qui s’exprime. Aux États-Unis, aujourd’hui, si la réalité est souvent très libérée (comme le montre le feuilleton Sex and the City), les normes demeurent très répressives, très puritaines, et s’appuient sur des lois toujours valides, destinées à sauvegarder la valeur fondamentale du mariage hétérosexuel. Celui-ci met le sexe de la femme sous tutelle masculine : officiellement, nul ne peut avoir de relations charnelles hors du mariage, y compris les adolescents ou les veufs… En pratique, le double standard de comportement sexuel laisse cependant beaucoup plus de marge de tolérance aux hommes, alors que les femmes qui se risquent à afficher leur liberté sont qualifiées de façon beaucoup plus péjorative (voir les critiques, parfois excessives, de Shere Hite à propos de la domination masculine in Muchembled R., 2005).
Le renforcement du mariage monogamique, qui est en outre un sacrement indissoluble pour les catholiques, a permis, durant cinq siècles, de réduire l’angoisse masculine en définissant un « lieu » clos (la famille) où l’épouse s’enfermerait elle-même dans de puissants autocontrôles (la femme honnête, l’épouse vertueuse, sont frigides selon les médecins du XIXe siècle). Je pense aussi que le rapport des genres est toujours producteur d’angoisse pour les deux parties (voire actuellement pour les homosexuels en couple). La civilisation occidentale a produit des moyens de la réduire, au profit essentiel de l’homme, jusque dans les années soixante-dix. Depuis, on découvre un « malaise » des jeunes mâles devant les exigences féminines croissantes. Mon opinion n’est nullement pessimiste à ce sujet, car je crois qu’un nouvel équilibre se mettra sûrement en place. De plus, l’angoisse causée par la répression sexuelle avait eu des conséquences positives, j’y insiste, en « boostant », en stimulant vigoureusement le moteur occidental, d’une part, et en produisant un code amoureux complexe, mouvant, essentiel pour notre culture depuis des siècles, d’autre part.

 

C. T.    Certains spécialistes de l’art contemporain et, plus particulièrement, de l’art contemporain « extrême » (Baqué, 2005) parlent d’une mutation récente de l’érotisme (par exemple, dans la photographie, le documentaire sexuel, etc.), se traduisant par la désublimation de la sexualité, l’exposition de celle-ci sous la lumière crue de l’objectif et du regard, la manipulation d’images pornographiques par l’informatique, l’abandon du corps à des inscriptions désirantes (tatouages, scarifications, piercing). Comment pensez-vous rattacher cette évolution de l’art à votre histoire de la sexualité et de la pornographie ?

 

R. M.    Désublimation ? Oui, bien sûr, lorsque l’image et le regard se substituent aux faits et à la sexualité réelle. Mais le désir trouve des chemins de traverse (tatouage, piercing) et je ne crois pas du tout que la sexualité risque d’être désublimée durablement ni pour tous. Les repères culturels sont simplement en cours d’évolution sous nos yeux. Mâles, femelles et homosexuels envahissent le champ social avec leur individualisme conquérant. Mais ce dernier n’est qu’une apparence qui cache des mouvements en profondeur du magma vital vivifiant notre culture occidentale. Les adeptes de l’art extrême (comme les moralistes autrefois ou les puritains sous Victoria…) expriment surtout des regrets, voire parfois des remords, car ils participent activement au phénomène, confrontés à une mutation sans précédent, depuis cinq siècles, des rapports entre les êtres sexués, ainsi que des codes pour exprimer de tels changements fondamentaux.
Ce brûlant objet du désir ! Quelles que soient les formes du moment, les peurs (perte de repères, crainte de disparition du plaisir…), je suis persuadé que la sexualité, l’orgasme, le plaisir, ne sont pas condamnés à s’affaiblir, mais qu’ils sont simplement en train de muer pour répondre à de nouvelles attentes.
Tant que l’être humain existera sur la Terre, il en ira ainsi. Et d’autres penseurs tenteront à leur tour de clarifier cet obscur objet qui constitue, selon moi, le fond même de l’humanité et lui imprime sa volonté d’avancer. Pulsion, passion, plaisir ! Quoi de mieux et quoi de pire ? C’est à la fois le moteur de l’être et celui de la civilisation qui donne un sens à son existence. ■

 

 

Bibliographie

Muchembled R., 2005, L’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil.
Di Folco Ph. (sous la direction de), 2005, Dictionnaire de la pornographie, Paris, PUF.
Baqué D., 2005, « Le Sexe dans l’art contemporain au-delà des mauvais genres », in « La sexualité » (sous la direction de Ogien R. et Billier J.-C.), Comprendre, 6 : 243-259.
Tapia C., 2002, « Amitié, amour et sexualité », in Le Journal des psychologues, 199.

 

Pour citer cet article

Muchembled Robert, Tapia Claude  ‘‘Sexualité, répression, transgression‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/sexualite-repression-transgression

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