Adolescence dévoilée

Papiers Libres le 18 novembre 2022

La société moderne ayant érigé le corps et l'image en « totems », il n'est pas surprenant que certains adolescents, en miroir, trouvent de nouvelles façons d'interroger ses « tabous ». Changer de genre ou encore revêtir le voile, des décisions parfois radicales qui viennent bousculer l’ordre établi et se heurter paradoxalement aux valeurs de liberté et d’émancipation prônées dans nos sociétés. A partir de ses observations cliniques, l'auteur nous propose ici sa réflexion autour de ces manifestations en lien avec un monde en profonde mutation, et la manière dont on peut les entendre.

 

L'adolescence peut être définie comme la période de passage entre le monde de l'enfance et celui des adultes. L'un des enjeux de l'adolescence, pour l'adolescent lui-même, serait donc de se séparer de l'enfance ou, pour reprendre la métaphore de Françoise Dolto dans Paroles pour adolescents ou Le complexe du homard, (1989), de changer de carapace : se séparer d'avec les parents de l'enfance, se séparer d'avec le corps de l'enfance. Tel le mollusque pendant sa métamorphose, l'adolescent se trouve alors dans une position de fragilité, d'extrême vulnérabilité face à son environnement. En se séparant du connu de l'enfance, il plonge dans l'inconnu, au risque de s'y noyer. S’il en réchappe, et si la mue se déroule sans trop d'encombres, il pourra respirer par lui-même, et tenter de créer un nouveau monde, un nouveau chemin, voire de nouveaux modes de relation.

 

Métamorphose dans une société en mutation

De façon plus globale, si l'enjeu reste le même, les modalités de la séparation peuvent être différentes en fonction de l'époque. Les parents et la parentalité sont des concepts qui ont pu évoluer avec le temps, et les problématiques des adolescents d'hier ne sont plus exactement les mêmes que celles des adolescents et jeunes adultes d'aujourd'hui.

Par ailleurs, se séparer, c'est prendre de la distance et interroger voire bousculer l'ordre établi, les conventions, les valeurs et les codes. La métamorphose de l'adolescent devient celle de la société, sa mue met en relief les contradictions et les excès de notre société en mutation permanente. L'occasion pour nous, adultes, de nous interroger avec lui : quelle est la situation des adolescents d'aujourd'hui, et que nous montrent-ils du monde que nous avons construit ?

Revenons un peu en arrière : traditionnellement, les enfants ont longtemps été considérés comme étant la propriété de leurs parents. Ils n'avaient pas la parole, et pas souvent le choix de leur destinée. L'aîné devait reprendre la ferme de papa, la fille allait se marier avec l'homme qu'on lui avait choisi, et le cadet devait remplir sa mission et s'occuper de ses vieux parents... Heureusement, les choses ont changé et les adolescents ont été de plus en plus libres de s'affranchir de ces destins prédéterminés.

La culture contemporaine et l'essor du concept d'enfance, que ce soit en psychologie ou dans la société de consommation, font désormais de l'enfant un individu à part entière, doué de parole et de pensée. Or, s'il n'est plus la propriété muette de son parent, chose que l'on plaçait ici ou là et qui devait se taire, l'enfant est sans doute devenu l'objet d'une attention et d'un investissement unique, avec des attentes qui peuvent être tout autant pesantes à porter.

 

De l’injonction d'être soi aux actes de rébellion modernes 

Aujourd'hui, l'enfant est déclaré capable de s'épanouir sur son propre chemin, et le bon parent doit accompagner sa progéniture dans ses choix et dans son émancipation. Si bien que la liberté revendiquée pourra devenir un nouveau carcan duquel il ne sera pas moins facile de s’extirper ! Comment faire pour se séparer et renoncer à ce cocon moelleux ? Comment faire pour prendre des distances avec un parent à la fois bienveillant, attentif, mais aussi rempli d'attentes implicites ? Comment se dégager d'une pression silencieuse et de l'injonction paradoxale d'être soi, dans une période où justement on ignore qui on est?

Intéressons-nous à ces adolescents qui posent des actes forts et déroutants, et faisons l’hypothèse que cela constitue une forme d'émancipation face aux normes et aux places assignées par la famille et par la société, alors même que ces dernières s'appuieraient sur les valeurs d'une éducation positive et non contraignante.

Parmi ces actes de rébellion moderne, on peut citer des choix radicaux, extrêmes, comme celui de vouloir changer de genre, ou bien celui de porter le voile. A travers ces décisions radicales, certains adolescents imposent brutalement leur choix aux adultes et viennent heurter la question de la liberté et l'exigence d'émancipation. Car refuser de porter son prénom ou de montrer son corps, n'est-ce pas s'émanciper de ce qui a été transmis par des parents, une famille, un environnement, à savoir être nommé et élevé avec un genre, un corps, donné ?

Ces adolescents qu'on peut dire en crise d'identité s'affranchissent des normes et valeurs véhiculées par une société où l'image sexualisée des corps est encore largement plébiscitée. Avant de blâmer les usages des nouveaux médias et réseaux d'influences qui contribuent, il est vrai, à la diffusion de comportements jusque-là marginaux, sans doute peut-on prendre de la distance avec le message que nous envoient ces adolescents, et entendre quelque chose de leur émancipation bruyante.

 

Totems et tabous autour du corps

A l'adolescence, ce qui se passe à l'intérieur de l'individu, avec la puberté et les transformations physiques du corps, peut être tout aussi perturbant que ce qu'il découvre à l'extérieur, avec une mise en avant du corps, des corps, dans ce qu'ils ont de plus superficiel. Dans un bain social devenu numérique et omniprésent sur nos écrans, l'enfant grandit déjà avec cette idée que son apparence est scrutée, prise en photo et affichée sous toutes ses coutures.

A l'adolescence, il découvre que son image peut être modelée, et surtout qu'elle peut être utilisée, malmenée, mise à nue par ce culte de l'instant, ainsi que par la violence du jugement de ses pairs... Projeté dans l'arène des réseaux sociaux et autres médias instantanés, l'adolescent un peu mal dans sa peau, confronté à une sexualisation nouvelle des corps et des liens, peut avoir un mouvement de recul, ou vouloir faire un pas de côté, afin de confronter ces questions sous un autre angle : porter le voile ou changer de genre, c'est dans les deux cas une façon de refuser de se montrer « sans filtre », une tentative de cacher/changer une image transformée de son corps nouveau, jusqu'à le dé/resexualiser complètement.

La société moderne ayant érigé le corps et l'image en « totems », il n'est pas surprenant que certains adolescents, en miroir, trouvent de nouvelles façons d'interroger ses « tabous » :

  •  « La sexualité, l'assignation à un genre, sont-elles innées, ou bien constituent-elles des constructions sociales acquises ? » semble questionner l'adolescent transgenre autant que l'adolescent converti à un islam radical.
  • « Mon nom et mon origine sociale déterminent-ils qui je suis ? » semble se demander l'adolescent qui décide de changer de nom, au nom d'une religion ou d'une dysphorie de genre.
  • « Le corps féminin est-il précieux, intime, ou bien est-ce un trophée que l'on exhibe sans pudeur ? » semble poser la jeune fille voilée autant que le jeune garçon maquillé.
  • « Quelle place pour l'intime, le privé, dans ce monde brutal, excessif et hyper sexualisé ? » semblent-ils interroger tous les deux à leur manière.

Autant de paradoxes renvoyés frontalement à la société, à l'école et dans leurs familles, par ces adolescents en crise.

Les adultes parlent de liberté ? Celle de qui, puisque des interdits subsistent autour du corps et de l'identité ?

Ils parlent d'égalité ? Mais existe-t-elle vraiment lorsqu'on interroge les différences entre les hommes et les femmes, ou entre les personnes de cultures différentes ?

Quant à la fraternité, elle est largement égratignée, éborgnée par les réseaux sociaux qui voient des rumeurs et des lynchages arbitraires détruire la vie de quelques-uns de leurs abonnés... Alors, que reste-t-il de sacré, d'intouchable ?

 

Pour conclure

Cette réflexion générale ne dispense pas, bien sûr, d'observer chaque situation dans sa singularité : on sait bien que derrière un symptôme, quel qu'il soit, peut se cacher une multitude de souffrances personnelles. S'en prendre à son corps, refuser son genre, peut être la conséquence d'un abus  sexuel ; vouloir se cacher peut évoquer une défense contre un sentiment de persécution... Et un accompagnement psychologique peut être utile et nous guider vers la prise en charge d'un état post- traumatique ou de l’émergence d'une psychose, dans ces deux exemples.

Mais nous savons aussi, comme le disait déjà Donald W. Winnicott au siècle dernier, que la crise d'adolescence est un miroir des crises de nos sociétés. C'est pourquoi, pour certains adolescents, dont le virage transidentitaire ou religieux peut être transitoire, une lecture sociétale est utile. Le symptôme sera alors vu comme un processus de rupture, en lieu et place d'un processus de séparation qui n'a pas pu se faire en douceur. Non pas parce que les parents n'ont pas su laisser grandir leur enfant, mais peut-être parce qu'ils n'ont pas pu les protéger d'un monde en mouvement, parfois violent, et dans lequel chacun se défend comme il peut.

Il faudra alors accompagner ce processus de différenciation, entendre cette émancipation, tout en prenant le temps de la réflexion et de l'élaboration, en veillant à ne pas figer l'adolescent dans une nouvelle identité.

 

Caroline Gautier

Psychologue clinicienne

En exercice libéral (Valence)

 


Dolto F., Dolto-Tolitch C., 1989, Paroles pour adolescents ou Le complexe du homard, Paris, Hatier.

Winnicott D. W., 1971, Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

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