De la clinique du trauma au vécu expérientiel de l'interprète : retour sur l'accueil des ressortissants ukrainiens

Papiers Libres le 8 septembre 2023

 
Alors que le conflit en Ukraine a marqué un exode inédit en Europe pour de nombreux ressortissants ukrainiens, les Cellules d'urgence médico-psychologiques ont été le lieu d'accueil des mots du trauma, de la perte, de la rupture. De cet exercice, le clinicien en connaît les contours, néanmoins, au cœur de cette catastrophe humaine d'ampleur exceptionnelle, s'est posé la question de la mise en place d'un dispositif singulier avec la présence d'un interprète.
 
 
Témoin gênant d'un cadre habituellement duel ou véritable creuset de l'expérience du monde culturel qui échappe au clinicien, comment appréhender la présence de l'interprète et la triangulation nécessaire à cette relation ? Comment, plus que par la traduction littérale, exacte et impossible du signifiant, le vécu expérientiel de la culture commune de l'interprète et du sujet, apporte un éclairage indispensable à cette situation d'écoute clinique ? Par quels mécanismes cette présence atypique semble être la clef des mouvements tranféro-contre-transférentiels essentiels à l'alliance clinique ? Véritable fonction Alpha visant à la mise en sens d'éléments Béta, le travail de l'interprète ne se situerait-il pas dans la même lignée que celle du clinicien : permettre le maillage entre le vécu et la représentation de l'événement, éloignant ainsi la logique disruptive du trauma ? Après un bref rappel des exigences de la clinique du trauma, nous nous attarderons sur la situation d'interprétariat au coeur de l'entretien clinique et tenterons de mettre en lumière l'importance de la connaissance intime des codes symboliques d'une culture pour traduire au plus près les éléments bruts énoncés et coupés de toute représentation.
 
Penser le trauma et l'accueil des familles
 
Dans la pratique clinique, le traumatisme psychique ou psychotrauma est défini comme l'effraction dans la psyché d'un événement vécu comme violent et menaçant l'intégrité physique et/ou psychique de l'individu. On dit également qu'il s'agit de la confrontation avec le réel de la mort, non représentable et donc non assimilable par le sujet. Plus que l'événement lui-même, c 'est en fait le vécu traumatique du sujet vis-à-vis de l'événement et notamment son vécu d'impuissance (Megglé, 2021) qui constituera le socle du trauma et son opération de déliaison psychique. Le sujet se voit alors coupé de toute possibilité de représentation et d'accès au registre des émotions, laissant place aux sensations envahissantes pouvant entraîner sidération et dissociation péri-traumatique. Certains auteurs évoquent une « pétrification du monde interne », une « déshydratation affective intrapsychique » (Roussillon, 2005). La confrontation à cet événement hautement désorganisateur annihile tout recours aux repères habituels et bouleverse intrinsèquement le rapport au monde du sujet ainsi que le rapport à sa propre histoire. S'il n'est pas pris en charge, dans certains cas, le psychotraumatisme peut, sans indicateur de temps ou de contexte, laisser place au bien connu Syndrome de stress post-traumatique (SSPT), invalidant et envahissant toutes les sphères intimes du sujet. René Roussillon parle d' « agonie psychique » (merci de nous préciser la référence de l'ouvrage ; il nous semble que Roussillon cite DW Winnicott), le sujet se retirant peu à peu de l'expérience subjectivante, vivant au rythme des reviviscences traumatiques, au prise avec un syndrome de répétition coupant le sujet de lui-même. C'est particulièrement le risque encouru par les individus victimes de persécutions politiques, soumis à l'exode et notamment dans les situations de conflit armé.
 
C'est dans ce contexte que se situe le propos de notre article, concernant l'accueil et l'accompagnement des familles ukrainiennes en situation de multiples pertes et ruptures. En effet, il s'agit d'une prise en charge spécifique du point de vue du trauma puisqu'il s'avère que les personnes accueillies ont été exposées à des persécutions et attaques répétées dans le temps ainsi qu'à de multiples opérations de déliaison et d'abolition des repères culturels, des bases de sécurité et des systèmes de valeurs partagés. Dans la clinique de l'exil, les situations de détresse sont multifactorielles et doivent, en toute première intention, passer par la sécurisation physique et psychique des individus. Il apparaît alors primordial de proposer un accueil dans la langue du pays d'origine.
 
La fonction Alpha de l'interprète
 
Dans ce contexte clinique particulier, proposant un interprète au coeur de l'entretien, la triangulation au sein duquel la place de chacun doit être pensée et permettre la mise en sens du discours dans l'espace de soin. A l'endroit où l'exercice clinique accepte difficilement la place d'un tiers dans une situation d'ordinaire duelle, il nous faut imaginer ce que peuvent être l'espace et la fonction de ce « troisième. » En effet, au-delà du caractère facilitateur du recours à la langue du pays d'origine, il apparaît que le rôle de l'interprète - étymologiquement « qui se situe entre deux » - serait celui d'un « trait d'union ». De son apport expérientiel, lorsqu'il est lui-même originaire du pays, dépend la compréhension du clinicien au plus près du désir de dire du sujet. Le trauma l'aura réduit à un indicible désorganisateur, l'exil aura conduit à un impossible à dire encore plus grand. Edmond Jabès dira à ce sujet « l'exil de la langue est la condition de l'exilé » (Jabès, 1989). L'interprète, par sa présence permet de nouveau « un partage d'affects » tel que le décrit Catherine Parat (2013) par lequel la dyade clinicien-interprète peut être témoin de l'état interne jusqu'alors réduit au silence. Il est alors question d' « élaboration imaginative » qui puisse « rendre habitable le réel » (Fleury, 2019) créé à partir de l'expérience partagée entre l'interprète et le clinicien. Il est question pour le premier de peindre les contours d'une culture et d'un système de valeurs pour que le second puisse restituer quelque chose de l'expérience subjective de l'être en souffrance.
 
Nous pourrions faire le parallèle entre la fonction de l'interprète et la fonction Alpha (Bion, 1962), fonction maternelle théorisée pour appréhender le mécanisme par lequel la mère rend compréhensibles et représentables des éléments Béta, sorte d'impressions et de sensations brutes de l'éprouvé en attente de représentation. La fonction Alpha de l'interprète vise alors la mise en sens et le travail de subjectivation de l'expérience vécue. Dans l'espace de la consultation, il est également question de transitionnalité. Selon Janin, « tout ce qui est intraduisible est une tentative de transitionnalité ». L'espace transitionnel (Winnicott, 1951) constitue pour l'individu une base de sécurité à l'intérieur de laquelle il peut retrouver la souplesse d'une langue, de sonorités connues et de codes langagiers faisant l'économie de tout effort d'explication. Il s'agit d'une sorte de complicité langagière, un espace de spontanéité , de familier et d'intime là où le trauma de la guerre puis de l'exil imposait le silence, la rigidité et l'entre-soi. La personne s'accroche à la mélodie de la voix et aux expressions du visage pour connoter le discours » (Bruyère et Denis-Kalla, 2005). Dans cet espace, l'interprète est le tiers par lequel s'opère un va-et-vient allant des éléments bruts du trauma pour revenir sous forme d'un travail sur l'expérience vécue. L'interprète, au delà de la traduction littérale, se saisit de sa propre expérience de la langue et de la culture pour permettre « une dynamisation de ce qui a été figé » par le trauma et inviter « le sujet à conjuguer, à ordonner, à décider, à être maître de sa parole » (Guerrero, 2017). La traduction, fatalement lacunaire, inexorablement frustrante pour le clinicien, produit la possibilité pour l'individu « de retisser le texte de sa vie » et renouer « avec la pudeur qui avait été déchirée, quand l se décide à refaire confiance, à refaire lien. » La fonction d'interface et de pare-excitation entre l'expérience clinique et l'expérience culturelle et langagière, favorise l'accordage entre les deux professionnels en présence et colore singulièrement la prise en charge du trauma. Elle permet « la réappropriation d'une enveloppe contenante » (Bruyère et Denis-Kalla, 2005). L'interprète ne cesse de traduire l'intention du récit en plus des mots énoncés et s'évertue à la recherche d'équivalences appréhendables tour à tour par le clinicien et le sujet.
 
Le cas de Sergeï

Sergeï, 45 ans, est accueilli dans ce dispositif. Lorsque l'interprète et moi le recevons, il évoque la perte des repères et l'angoisse qui ont conduit sa famille à l'exil et nous confie souffrir d'une relation conflictuelle à son fils aîné de 17 ans. Le lien avec cet enfant semble avoir toujours souffert d'incompréhension entre les deux, l'exode a creusé d'avantage encore cette distance. O., l'interprète qui m'accompagne, traduit « il voudrait être AMI avec son fils mais ne sait pas comment s'y prendre ». Fine observatrice, elle décèle dans mon non-verbal la marque d'un étonnement concernant le mot « AMI ». Elle ajoute en me regardant « Tu sais en Ukraine, il est courant de dire aux parents qu'ils doivent être AMIS avec leurs enfants, c'est comme un conseil éducatif » Elle traduira alors ce qu'elle vient « d'interpréter » pour moi à Sergeï et cet éléments de compréhension issu de son expérience singulière de la culture ukrainienne, servira de socle au récit futur du sujet et à l'élaboration du vécu subjectivant. Sans cet élément, et soumise à ma propre interprétation, l'analyse clinique aurait eu une coloration fondée sur ma propre grille de lecture éducative et non tournée vers l'altérité.
 
Pour conclure, il semblerait important d'indiquer que la fonction d'interprète rend également possible la maîtrise de la violence, violence du trauma, violence des vécus paranoïdes parfois, violence du dispositif de soin. Il le place au coeur d'un « Trialogue » (Mestre, 2017), dans un va-et-vient de mise en sens de l'éprouvé. Cette position de « passeur » propose au sujet, l'ouverture sur son monde interne et la possibilité d'accéder à une créativité oubliée. « Traduire, c'est créer, créer, c'est inventer » (Moro, 2016). L'interprète constitue ce que nomme Omar Guerrero (2007) comme « un poète de l'immédiat », travail de va-et-vient, de mise en sens, de mise en images de traces laissées par le trauma. « L'intervention créatrice de cet interprète qui lui prête sa plume, sa voix avec tous les effets de césure, de ponctuation que cela implique » (Guerrero, 2007) participe à la subjectivation de l'expérience vécue. L'interprétation devient poésie, la poésie métaphore et la métaphore lieu de convergence des mondes internes de chacun.
 
Claire RUIZ
Psychologue
 

Bibliographie
Altounian J., 2016, "La traduction dans la relation avec le trauma" In Interprétariat en santé : traduire et passer les frontières, 18ème colloque de la revue l'Autre, Bordeaux.
Bion W., 1962, Aux sources de l'expérience, Paris, PUF, 1979.
Bruyère B., Denis-Kalla, S., 2005, "Un espace entre 3. Le psychologue, le demandeur d'asile et l'interprète", Ecarts d'identité, 107 : 64-67.
Fleury C., 2019, Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard.
Guerrero O., 2017, "Pourquoi traduire relève-t-il de la poésie ?", Mémoires, 37-38 : 11-14.
Jabès E., 1989, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Paris, Gallimard.
Megglé D.,2021, Le traumatisme mental, signes, diagnostic, traitement, Molenbeek-Saint-Jean, Belgique, Satas.
Mestre C., 2017, "Naissance de l'hospitalité dans la langue", L'Autre, 18 : 379-387.
Moro M-R., 2016, "Traduire la vie in Interprétariat en santé : traduire et passer les frontières", 18ème colloque de la revue l'Autre, Bordeaux.
Parat C., 2013, "L'affect partagé", Revue française de psychosomatique, 44 : 167-182.
Roussillon, R., 2005, "Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique" In Furtos J., Laval C., La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
Roussillon R., 2012, Agonie, clivage et symbolisation, Paris, Presses Universitaires de France.
Winnicott D-W., 1951, "Objets transitionnels et phénomènes transitionnels" In De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot.

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