L’imaginaire du psychologue au service de l’écoute de l'autre

Papiers Libres le 24 octobre 2022

L’acte du psychologue comprend évidemment l’écoute, le fait d’entendre la parole des autres, impliquant empathie, réflexion, analyse, restitution. Mais cette parole s’accompagne aussi d’une dimension introspective où tous les sens, les ressentis voire les émotions sont convoqués. Ici, Alexa Berthon qui intervient en EHPAD nous parle avec beaucoup de sensibilité de cette dimension associative des différents registres de l’intervention psychologique. Celle-ci implique la potentialité de savoir écouter sa propre parole, ce qui permet d’entendre celle de l’autre, là où l’imaginaire représente un lieu d’accueil et un espace de liberté à la fois pour le psychologue et pour le patient.

 

Dimanche soir, sans le blues

Nous sommes le dimanche 16 Janvier 2022. J'écris de chez moi, de ma maison familiale, de chez « mes vieux » car j'ai dû retourner chez eux pour des raisons personnelles et de santé. Mes « vieux » n'est pas à entendre comme une forme de dénigrement, étant donné que leur présence me permet de faire le lien avec le travail de demain, lundi. Je pense que les lieux ont une importance, tout comme leurs histoires...

Cette semaine je serai trois jours dans une maison de retraite, composé d'un service dit « ouvert », et d'une unité protégée. Les deux unités forment deux cercles l'un dans l'autre. Cette géométrie a son importance dans la suite de mon récit.

 

Les paroles

J'ai été absente une semaine pour des raisons médicales. Je rembauche donc demain. Il est 21h40 lorsque je commence à écrire ce texte. Je laisse mon esprit vagabonder, et mes doigts taper... je n'ai pas l'angoisse du dimanche soir, juste quelques questions, des préoccupations... comment va Mme A. ? et Mme G. ? Comment vont mes collègues ? J'imagine déjà me garer sur le parking, prendre mes sacoches, et frapper à la fenêtre de ma collègue secrétaire, afin qu'elle puisse m'ouvrir les portes, et oui Covid oblige... et les questions arrivent, « Comment vas-tu ? Et toi ? Quelles sont les nouvelles ? ». Voilà le premier compte-rendu du matin, lequel sera alimenté, complété par les dires d'une infirmière dont j'entends déjà le chariot dans le couloir annonçant son retour à l'infirmerie.

 

Les espaces

Nous avons un problème d'espace paradoxalement, il manque des bureaux. Le mien, je le partage avec trois collègues en fonction de nos jours de présence. Mon bureau sera pris par la cadre de santé, ce n'est pas grave, nous nous sommes mis d'accord que le lundi, je serai à la bibliothèque, un autre lieu qui pour moi est un refuge. Il y a des fenêtres qui permettent aux collègues de me voir même si la porte est fermée, et c'est un autre espace qui se crée, plus ouvert que mon bureau. Mais aussi Mr B. qui vient systématiquement me parler du temps, de son weekend, d'anecdotes …

Je me vois répéter les mêmes gestes : lire les transmissions des jours passés, et commencer à échanger, à parler, avec les ASH, les AS, les résidents... je dis que je fais « un tour de bocal » car tout est rond ici.

Des tours de bocal, j'en fais plusieurs en une journée, où je toque, je rentre, je m'assois ou je reste debout, j'écoute, j'épaule, je soutiens, ou je ne dis rien. J'accueille l'ancien, les Anciens, les Vieux, les Mémoires qu'ils portent. Des nouvelles de leur maladie, du sommeil, des enfants... on me montre des lettres, des courriers de juge, ils cherchent l'écoute, la réassurance, et un espace pour parler, se parler, se plaindre, mais aussi avec surprise, prendre de mes nouvelles. « On ne vous a pas vu ! J'ai su que vous étiez malade ! Comment allez-vous ? ». Les mêmes personnes âgées qui me voient, nous voient, mes collègues et moi, évoluer, avec nos hauts, nos bas, nos humeurs, nos rires et nos larmes dans les couloirs.... ils participent à nos vies, rien qu'en étant observateurs et spectateurs. Tout comme nous, où nous sommes parfois malgré mes collègues, intrusives dans leurs vies, leurs corps, leur quotidien, leur famille. Et je continue de noter une certaine complémentarité avec le maternage suffisamment juste ou bon, sans infantiliser[1]

Le couloir, tiens, un lieu, un interstice qui nous montre sans vouloir voir... un passage de parole, mais aussi un passage où les informations sont captées par les Anciens. Que leur montrons nous de nos vies ? De l'extérieur ?

Je reprends mon écriture.

Le couloir est un lieu de travail pour moi… j'avance dans mes pas et je vais d'une chambre à l'autre, ou je repasserai l'après-midi, ou le lendemain, ne pas déranger, ne pas se montrer plus intrusif que l'on peut l'être dans cet endroit. Me revoila à la bibliothèque, je fais des transmissions.

 

Les collègues

Une collègue m'interpelle, une autre...

Le temps de prendre un café, de parler, d'échanger pendant ces temps dit « off ».

Une écoute envers une collègue qui vit mal une situation, une famille à recevoir de façon inopinée : « non madame, monsieur, vous ne me dérangez pas, au contraire, venez, asseyez-vous, prenez un siège. Expliquez-moi… » Et la parole se déroule... Un temps hors temps... un temps qui s'arrête pour un autre temps, comme une poupée russe...

Je continue le déroulé de ma journée, me voici en unité protégée, je mange avec les résidents dans le cadre des repas thérapeutiques. Une autre problématique, le corps est altéré, il faut stimuler, faire manger, vérifier les textures, les températures des plats, encourager, amorcer... mais aussi partager et créer du lien. Un détail peut devenir un support dans ma fonction, une clémentine devient un instrument de partage... le plaisir de partager, de manger, mais aussi de vivre. Ces anciens ont une fureur de vivre, une fureur oui, et une fureur de voir, de ressentir, de vivre, de se sentir respirer, mais aussi de rire. Je ne peux m'empêcher de penser aux corps, corps de métier du psychologue, corps de métier de mes collègues, et cette sororité qui nous unit autour des résidents. Toutes ses enveloppes, dont la plupart sont invisibles à l'œil nu mais que l'on peut percevoir dans l'analyse fine de nos pratiques[2].

Je retourne à mon bureau, en bibliothèque, je vois les danses de mes collègues, les allers-retours des résidents que l'on amène au repas et que l'on ramène chez eux. Mes collègues en profitent pour échanger. « On peut te voir ? Je peux te parler ? Quelque chose me chiffonne. » souvent sur le ton de la confidence. Une parole qui circule, libre.

Les heures passent... voilà le temps des transmissions, ce temps-là est riche en émotions, en parler, en parole et en parlotte je le reconnais. Un temps de décharge, mais nécessaire. Un temps constructif. J'en profite pour parler tests, MMS et NPI, mes collègues sont à l’écoute, elles valident ou non, on tient un bout de ficelle autour d'un projet de vie personnalisé, une autre rajoute son bout de ficelle, on fait un nœud et ainsi de suite… et un dessin se profile. Un dessin en encre de Chine, tout en finesse, que l'on retravaille pour l'affiner.

En écrivant ce texte je me rends compte de l'importance des lieux, d'où on parle, d'où on se parle, et de cette notion de sécurité, ou de sérénité qui peut s'en dégager dans la mesure d'une certaine contenance.

 

La bienveillance

Mes collègues viennent à moi pour le temps de la collation, « veux-tu un café ? » Tout dépend si je suis en train de faire un « tour de bocal » ou bien si je partage un café justement avec    un résident. Les collègues à écouter, au moment des repas, des temps de relâchement entre nous ; nous : entre résidents et agents, entre agents. Un « Nous » qui se fait corps de métier, mais aussi Nous en tant qu’humains. Nous en tant que membres d’une communauté, à rechercher à préserver les liens entre nous, entre les résidents et les familles, malgré et surtout à cause du contexte actuel, où l’on doit passer par des pass, des passages, et où parfois je ne suis pas si sage au regard de certains protocoles, car il serait plus sage de travailler le lien des humains.

Accueillir le désarroi des familles… être le lieu dépositaire de leurs paroles, l’oreille, l’œil aussi, ou même être la bouche fermée afin de mieux entendre, derrière le masque, et d’être quand c’est possible le visage démasqué. Canaliser les inquiétudes, nos inquiétudes au regard de contexte humain et sanitaire. On se raccroche à un sourire derrière le masque, à une parole, à un geste, on se raccroche à la vie, y compris dans ses détails.

Mon imaginaire court toujours, mais je vais devoir aller dormir à un moment donné. La journée de demain que j'ai imaginée prend donc fin sur un coucher de soleil sur le parking, à demain mesdames et messieurs, à demain pour vos paroles, vos gestes mais aussi vos douleurs.

 

En conclusion

Finalement, l’imaginaire est aussi un lieu dans la fonction du psychologue, un lieu d’accueil,   dans la mesure où il est laissé libre. L'imaginaire, cet espace entre deux, entre deux portes, entre deux transmissions, entre deux gestes, entre deux soins, cet espace, cet interstice qui permet toutes les possibilités.... un espace étrange et paradoxal, tel une boite de Pandore que l'on contient, afin qu'elle ne s'ouvre pas et ne disparaisse dans les airs ou bien en libère des maux, mais qui peut être porteuse d'espoir si on la maintient fermée et canalisée. Un imaginaire qui permet de sortir du bocal...

 

Alexa Berthon

Psychologue clinicienne

 

[1] Winnicott D.W., 2006, La mère suffisamment bonne, Paris, Petite Bibliothèque Payot.

[2] Anzieu D., 1974, « Le Moi-Peau », Nouvelle Revue de psychanalyse, 9 : 195-208

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