"Tous dans le même bateau" : témoignage d’une psychologue en EHPAD

Papiers Libres le 3 mai 2020

L’épidémie Covid-19 et les mesures sanitaires associées ont engendré de profonds bouleversements en particulier au sein des EHPAD. Stress des soignants, inquiétudes des résidents, bouleversement des repères institutionnels et du travail en équipe : quelles premières réactions des soignants et des résidents ont accompagné le début du confinement ? Sous quel prisme l’intervention du psychologue a pu se penser ? Témoignage d’une psychologue au cœur d’un EHPAD.

 

Monter à bord

Lorsque le confinement a débuté, j’ai contacté un collègue psychomotricien salarié dans un EHPAD pour savoir s’ils avaient besoin d’aide. Dans la même journée, la directrice de l’établissement m’appelait pour remplacer leur psychologue en arrêt de travail car à risque. Je signais en un temps record un CDD pour 6 semaines. Ma mission : soutenir les résidents et l’équipe.

J’ai relu L’équipe comme ressource de Jacques Beaujean [1] en essayant de garder trois principes fondamentaux dans ma sacoche :

  • ne pas me focaliser sur le symptôme,
  • aller à la rencontre en faisant du lien,
  • essayer de prendre le temps.

 

Je ne reçois aucune consigne sanitaire précise, si je désire une information il faut que j’aille la chercher. Chaque personnel a un masque FFP1 par jour, blouses et pantalons lavables, du gel hydroalcoolique et du désinfectant pour le matériel.

L’équipe m’accueille chaleureusement bien que tous soient débordés, chaque jour je rencontre de nouvelles personnes (dont des remplaçants). Dans ce contexte, les médecins ne se déplacent plus et font des prescriptions à distance.

Deux équipes tournantes travaillent sur 12h d’affilée. Les professionnels s’entraident et prennent parfois en charge des tâches qui ne sont pas les leurs : le chauffeur devient ASH, le psychomotricien aussi. La sensation de ne plus vraiment savoir qui on est est présente chez certains. Je porte moi-même une tenue rose au nom de Delphine.

Les résidents sont séparés en deux unités, à ce jour il n’y a aucun cas de Covid-19. Les visites sont interdites depuis un mois. Le confinement en chambre est demandé mais est impossible pour bon nombre d’entre eux. Une résidente vient de décéder brutalement, la question de la « remplacer » a déjà été soulevée et est très anxiogène pour l’équipe.

 

Naviguer à vue

J’ai proposé à la directrice (qui n’est pas sur site) des entretiens téléphoniques pour la soutenir aussi, mais je n’ai reçu aucune réponse de sa part.

La cadre de santé garde toujours le sourire mais s’inquiète beaucoup pour les résidents, l’équipe et sa propre famille : « Quand je pars, mes enfants disent « tu m’ abandonnes ».

Elle « prépare l’équipe sur le fait que les résidents ne sont pas prioritaires vu leur pathologie et leur âge, si un résident est testé positif on n’aura aucun moyen de le traiter mais on le communiquera à tout le monde. C’est important d’être transparents ». Elle prépare l’équipe « en leur disant qu’on meurt étouffé, que ce sont des décès plus traumatiques que ceux qu’on rencontre habituellement en EHPAD, il vaut mieux imaginer le pire ».

Comme il n’y a plus de réunion d’équipe hormis les transmissions, les professionnels ne sont pas informés au même niveau. Cela ajoute à leur anxiété, leur méfiance et leur sensation de ne pas être considérés. Un collègue me dira « on est une petite structure mais malgré ça ils sont pas transparents, on n’a pas de vrais points d’infos».

 

La peur de l’oubli

Les troubles mnésiques des résidents sont évoqués comme protecteurs vis à vis de l’anxiété par les professionnels. Le stress des soignants les encourage à ne pas dire ce qui se passe aux résidents, d’autant que dire signifierait répéter plusieurs fois par jour à ces personnes qui oublient au fur et à mesure.

Une résidente de 73 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer, est très angoissée. Elle oublie à mesure et possède un trouble de l’expression verbale mais sa compréhension est préservée. Elle dit ne pas comprendre pourquoi elle n’a pas le droit de sortir ou voir sa famille. Lorsque je lui présente la situation liée au Covid-19 elle est très attentive et me demande pourquoi on ne lui a pas dit : « c’est intolérable ». Nous faisons régulièrement un point d’information, je sens que sa compréhension évolue même si elle doit faire face à des oublis.

Les résidents les plus grabataires sont en chambre et ne sortent pas. Les professionnels ont pour consigne de ne sortir qu’avec un résident à la fois. Les fenêtres ont des cadenas, l’EHPAD manque d’air, pour tout le monde. Je fais le maximum d’entretiens dans le parc.

Dans les parties communes, une ambiance conviviale persiste pour ceux qui ne restent pas en chambre, les professionnels montrent une belle solidarité, certains inventent de nouvelles activités stimulantes dans ce contexte qui peut pousser à l’infantilisation. Le cuisinier nous fait de bons gâteaux, au chocolat pour garder le moral.

 

Corps et esprits à l’épreuve

Je sens l’équipe confrontée aux mêmes difficultés cognitives que les résidents : attention, mémoire, flexibilité, inhibition… toutes ces capacités sont mises à l’épreuve et s’épuisent rapidement avec la fatigue et le stress. L’anxiété peut tant épuiser que réveiller des forces et des idées. Chacun doit s’adapter et inventer de nouvelles façons de travailler.

Nous alternons entre vouvoiement et tutoiement, certains professionnels se retrouvent plus en corps à corps avec les résidents, la relation duelle prévaut au collectif, l’engagement émotionnel est très important. Un professionnel me dira à propos des résidents : « je sens vraiment leur fragilité, ils sont vraiment dépendants de nous » et une résidente me dira à propos des professionnels : « on a besoin d’eux mais eux aussi ils ont besoin de nous ! »

A l’EHPAD, rires, larmes, silence et effusion s’alternent.

 

Tous dans le même bateau

J’ai réfléchi à un objet qui me permette de faire du lien et d’amener la métaphore au sein de l’EHPAD. J’ai créé un cahier avec un dessin de voilier nommé « Tous dans le même bateau », je recueille les idées de chacun (enfants et petits-enfants peuvent donner leur avis par skype) afin de construire une histoire sur cette période que nous vivons. Certains me propose déjà leurs idées : « va petit mousse où le vent te pousse », « le capitaine doit tenir la barre d’une main ferme », «passer au-dessus des vagues et ne perdre personne», « homme libre toujours tu chériras la mer », « les marins pêchent des crabes pour se nourrir» ; d’autres hésitent à quitter le navire et rentrer chez eux. La cadre est considérée comme la capitaine du navire. L’anxiété est à la fois motrice et saisissante.

J’aimerai aider la cadre de santé à trouver un moyen d’informer plus largement, peut-être en écrivant sur la voile du bateau ?

Il y a trois ans, j’ai choisi de quitter l’institution pour le libéral. J’avais dit à ma superviseuse « Je ne retournerai jamais en institution », elle m’avait répondu «il ne faut jamais dire jamais »

 

Ludivine Artus

Psychologue clinicienne spécialisée en neuropsychologie et thérapeute systémique

 

 

[1] Beaujean J., 2009, Coopération et approches systémiques : individus, couples, institutions, formations, Toulouse, Érès.

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