Dracula et sa victime : une métaphore de l’inceste

Le Journal des psychologues n°245

Dossier : journal des psychologues n°245

Extrait du dossier : La psychothérapie familiale à l’épreuve de l’adolescent
Date de parution : Mars 2007
Rubrique dans le JDP : Pages fondamentales > Clinique
Nombre de mots : 3800

Auteur(s) : Du Pasquier Roch

Présentation

L’inceste et la mort ont partie liée. La mise à mort du sujet et de la filiation transforme l’être vivant en un non-mort qui ignore le temps. Mais l’immortalité est un piège qui interdit la descendance. C’est l’impuissance du vampire telle que la révèle une lecture attentive de la légende de Dracula.

Détail de l'article

Qui ne connaît pas le comte Dracula, célèbre vampire qui doit boire le sang des humains pour rajeunir ? Il n’est plus en vie depuis fort longtemps ; mais il n’est pas encore mort. Il vit caché, retiré dans son château au milieu des Carpates, et ne sort que la nuit à la recherche de nouvelles victimes. Comment se fait-il que le roman de Bram Stoker, teinté du romantisme puritain de l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, nous fascine encore autant aujourd’hui ?
Dans le roman, Dracula passe de son château aux rues de Londres, puis, menacé, retourne se réfugier dans son pays natal. Ces allers-retours du vampire ressemblent à ceux de cette tentative d’écriture : passant de l’observation de la pathologie du lien qui unit Dracula à sa victime, à un essai de compréhension des parties les plus archaïques de sa personnalité. Mais quelle est donc la nature de ce lien ? Et en quoi, comme je le propose ici, serait-il de nature incestueuse ?
« Bienvenue chez moi ! Entrez librement et sans crainte. Et laissez quelque chose de ce bonheur que vous apportez. » (Stoker B., 2004, [1897].)
C’est sur ces mots  que le comte Dracula accueille Jonathan Harker, jeune notaire anglais, dans son château, afin d’organiser avec lui une transaction immobilière. Le comte le reçoit avec courtoisie et froideur, attention et brutalité. Quelque chose d’étrange et d’inquiétant est perçu par Jonathan, puis immédiatement refoulé.
Dracula manie à merveille le paradoxe et rend son hôte confus. Sa posture rigide semble démentie par son accueil cordial. Dès que le notaire est entré, le comte déploie toute sa séduction, et réussit à faire oublier à Jonathan ses premières impressions.
Revenons un instant sur sa perception de l’attitude étrange et inquiétante de Dracula.
Sigmund Freud, citant des extraits de définition, nous apprend que l’inquiétant est une chose « faisant partie de la maison », mais qui est « cachée, dissimulée de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soient informés, soient au courant » (Freud S., 2002, [1919]). Ainsi, l’inquiétant n’apparaît que chez soi, dans sa maison, au sein de sa propre famille.
Pour Bram Stocker, de manière analogue, Dracula n’est effrayant qu’abrité dans le château de ses ancêtres, pendant la nuit, dissimulant ses actes. Il ne peut pas utiliser ses pouvoirs aussi aisément au dehors.
Dans le roman, il quitte la Transylvanie et débarque en Angleterre, à Whitby, la ville où il vient d’acquérir sa nouvelle propriété. Dracula y rencontre Lucy, et c’est grâce à elle qu’il peut agir ; c’est elle qui répond, somnambule, à son premier appel ; c’est elle qui lui ouvre la fenêtre de sa chambre… Hors de chez lui, le vampire ne peut entrer dans une demeure que si quelqu’un lui en ouvre la porte.
Cette nécessité d’être introduit, d’avoir « porte ouverte », nous la retrouvons toujours dans le récit des patients abusés sexuellement dans l’enfance. Pour qu’un inceste soit possible, il faut, pourrait-on dire, que la porte de la chambre de l’enfant reste ouverte.
Jonathan Harker, qui est entré dans le château de Dracula, n’est plus un enfant. En outre, il nous montre une résistance psychique à toute épreuve, qu’il va chercher à préserver en notant scrupuleusement ses impressions dans son journal. Le vampire lui a fortement conseillé de ne pas quitter sa chambre durant la nuit, pourtant le voici qui en sort en cherchant à comprendre la cause de son emprisonnement dans le château du comte.
Il s’endort dans une pièce laissée à l’abandon sous les combles. Après un moment, il s’éveille, et remarque trois jeunes et belles femmes qui l’observent. Il reste parfaitement immobile. Voici la première qui s’approche :
« La jolie femme s’avança et se pencha sur moi, au point que je pus sentir son haleine m’envelopper. Le moment était doux, en un sens, une douceur de miel, et pourtant j’en subissais une impression semblable à celle que j’avais subie en l’entendant rire – une harmonie tendre mais en même temps amère, insultante pour les sens, un peu comme si du sang s’était mêlé au miel. » (Stoker, op. cit.)  
Jonathan, n’ayant pas tenu compte de l’avertissement de Dracula, se retrouve face aux vampires, comme l’enfant dont la porte de la chambre serait restée ouverte. Il est sauvé in extremis par le comte qui le reconduit dans sa chambre et il comprend qu’il deviendra leur prochaine victime. À partir de là, Jonathan va combattre le vampire et refuser le destin qui lui était réservé.

 

Une rencontre interdite

Ce mélange du sang dans le miel m’apparaît présenté comme la rencontre de deux humeurs corporelles normalement inconciliables. Le sang se différencie des deux autres humeurs du corps que sont le sperme et le lait. Lorsque l’on est lié par les humeurs – ce qui forme la consanguinité – le contact des corps est interdit (Héritier F., 2002). Ici, la rencontre entre Jonathan et la vampire, qu’il juge tendre et en même temps amère, n’évoque-t-elle pas l’inceste ? Le miel serait alors à considérer comme une humeur, au même titre que le lait maternel.
Et on serait en présence d’un mélange des humeurs signant la transgression d’un tabou : celui de l’interdit de l’inceste. Le miel serait la tendresse des parents pour leur enfant, qui les protège tous les trois de la confusion grâce à la prohibition de l’inceste, et le sang serait l’ignorance de cette loi symbolique.
On retrouve cette idée dans Shakespeare lorsque Lady Macbeth, appelant au meurtre du roi Duncan, s’exclame : « Venez à mes seins de femme, prendre mon lait changé en fiel, vous, ministres du meurtre, quel que soit le lieu où, invisibles substances, vous présidiez au crime de la  nature. » (Shakespeare W., 1984, [1606].)
Crime aux conséquences étranges, comme lorsque les chevaux de Duncan, si beaux et si agiles, sont redevenus sauvages et se sont entre-dévorés… Référence littéraire que Bram Stocker, directeur d’un grand théâtre londonien, ne pouvait pas ignorer.

 

La mise à mort de la filiation

Au travers de ses actes, Dracula tente :
1) de se donner du plaisir en pénétrant sa victime avec les dents ;
2) de la détruire en la vidant de son sang ;
3)  et d’assimiler ses qualités – sa jeunesse – pour rester immortel.
Ces trois buts, qui signent le mécanisme primitif de l’incorporation, vont m’amener à explorer le narcissisme infantile du sujet incestueux. Mais, pour le moment, en quoi peut-il être comparé au vampire ? En quoi l’inceste est-il meurtrier ?
En entraînant son enfant loin de l’enfance, pour le projeter dans un lieu hors temps, l’adulte incestueux se fait le meurtrier du psychisme de l’enfant : leur rencontre sexuelle annihile et broie la différence des générations.
« Des tiens, morts et vivants, tu es l’ennemi sans le savoir » (Sophocle, 1964 [vers l’an 400]), dit Tirésias à Œdipe pour qualifier son parricide et son inceste avec Jocaste. Pour Sophocle, celui qui ignore ses origines est maudit. Le petit Œdipe, l’enfant perdu qui ne sait rien de sa filiation, devient assassin.
Être parent, dans la mesure où les enfants incarnent la succession, c’est aussi accepter de mourir. Être un parent incestueux c’est, comme Dracula, devenir un vampire qui assassine la filiation, et dire à ses enfants ce qu’il prédit à ses ennemis : « Vous aussi, comme tous les autres, vous m’appartiendrez, vous serez mes créatures qui exécuteront mes ordres et me serviront de réservoir quand j’aurai envie de sang. » (Stoker, op. cit.)
Être parent, c’est prendre autrement la place occupée autrefois par nos parents. Les générations succèdent aux générations dans la différence. Devenir parent, c’est donner à l’idée de la mort un sens nouveau, différent de la disparition. La mort, fin de la vie, s’inscrit dans la continuité à l’échelle familiale. Lorsqu’un parent meurt, la vie se poursuit en son enfant…
Une mère me parle de son fils aîné, mort accidentellement à l’âge de deux ans, comme d’un fantôme condamné à errer : « Il est parti avant moi, je ne suis pas là-bas avec lui, il est tout seul. » Pour elle, le fils mort avant ses parents, le mort « décroché » de sa filiation, ne pourra pas trouver le repos. Alors l’enfant mort – vivant si fortement dans le souvenir de sa mère – est condamné à revenir la hanter !
Dans le Nosferatu de W. Herzog (1) (remake de celui de Murnau, qui avait baptisé ainsi son Dracula dans l’impossibilité de payer les droits d’adaptation à la veuve de Stoker), l’arrivée du vampire dans la ville de Whitby est représentée sous la forme d’un grand voilier, vidé de ses occupants, qui accoste seul et en silence. Très vite, pourtant, une multitude de rats quittent ce navire. Pestiférés, ils contamineront toute la ville. Dracula ne peut rien transmettre, il ne peut que contaminer. Il n’a que haine envers l’humain, cet autre qu’il était jadis, et agit pour détruire tous ceux qui lui rappellent sa condition perdue. Il veut éviter à tout prix la nostalgie.

 

Le fantasme du nourrisson endormi

Le nourrisson cherche lui aussi à éviter la nostalgie d’un état passé : celui de fœtus. Ferenczi propose, dans sa Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (1992, [1924]), l’idée que tous les êtres vivants cherchent « à retourner dans l’état de repos dont ils jouissaient avant la naissance. » Pour lui, le sommeil du nouveau-né peut s’interpréter comme la « satisfaction hallucinatoire du désir de ne pas être né. »
Chez Dracula, nous retrouvons le besoin irrépressible de revenir dormir dans une caisse  remplie de sa terre natale. Comme le nouveau-né recherchant dans le sommeil son état anténatal, Dracula retrouverait alors dans son cercueil un état passé : celui d’avant sa transformation en vampire.
Le vampire, en retrouvant son cercueil, reviendrait à un temps arrêté, figé au moment de sa mort. Un moment traumatique qu’il revisiterait sans cesse. En déniant tout lien et toute dépendance à l’autre, il revivrait dans son cercueil un moment de triomphe. Un temps de non-pensée pour le fœtus comme pour le vampire.
Un garçon de sept ans, suivi pour des angoisses de séparation massives à l’hôpital de jour, vient de perdre sa mère brutalement. Il se laisse tomber sur le sol, les bras en croix, immobile, et annonce qu’il est mort. Après un instant, il se relève et déclare qu’il va creuser la terre, ouvrir la tombe, et se coucher contre sa mère, car elle n’est pas morte. À d’autres moments, il annonce qu’il ouvrira son cercueil et l’emportera dans ses bras jusqu’à son lit, pour la garder pour toujours auprès de lui.
La nuit, en quittant sa caisse de terre pour trouver une nouvelle victime à violer, le vampire agirait comme un bébé omnipotent pouvant contrôler les faits et gestes de sa mère. Il agirait comme un nourrisson tout-puissant qui peut, dans ses fantasmes, entrer de force dans le ventre de sa mère ou en sortir pour, en la dévorant, la mettre dans le sien. Alors, les dents du vampire sont comme celles du bébé, « des instruments à l’aide desquels l’enfant cherche à pénétrer dans le corps de la mère » (Ferenczi, 1992 [1924]). Ce qui renvoie à Sigmund Freud et à sa définition de l’identification puis, quelque trente ans plus tard, à Mélanie Klein et à son concept d’identification projective – surtout en la sachant l’analysante de Ferenczi. Par l’identification primaire, le moi veut incorporer l’objet en le dévorant, alors que par l’identification projective il cherche aussi à prendre possession de cet objet.
Dans cette perspective, Dracula ressemble à un enfant abandonné, recherchant en l’autre une mère qui pourrait tarir son insatiable soif. Il est perdu, sans limites, comme Cronos qui émascule son père, s’unit à sa sœur, et dévore ses enfants. L’acte incestueux du parent sur son enfant tenterait alors de colmater une brèche dans sa propre identité, bien au-delà du déni de la différence des générations, et s’apparenterait à une indistinction entre lui et les autres. La répétition de ses actes incestueux ayant pour fonction d’endiguer la décompensation qui le guette, en échange de son humanité, et, pour le vampire, au prix de la perte de son reflet dans le miroir. Absence de reflet qui vient symboliser, pour le vampire, l’absence de la mémoire de ses actes et d’une quelconque culpabilité. On retrouve cette idée, quelques années avant la parution du roman de Stoker, sous la plume d’Oscar Wilde. Dans Le Portrait de Dorian Gray (Wilde O., 1971 [1890]), le héros effectue les actes les plus vils sans que son visage n’en porte aucune marque, c’est son portrait, gardé à l’abri des regards, qui s’enlaidit.
À l’inverse du nourrisson qui s’humanise en rencontrant, dans les bras d’un autre, son image spéculaire, le vampire ne voit que le reflet des autres et une béance à la place du sien. Son reflet dans le miroir annonce la vérité sur son compte : il n’est rien, il n’existe pas, car il est sans filiation.
L’idée de la perte du reflet dans le miroir se retrouve aussi dans le texte de Pérel Wilgowicz qui fait le récit des deuils impossibles des survivants de la Shoah. Une patiente lui annonce à propos de ses parents disparus :
« C’est comme si le miroir qu’ils étaient ne renvoyait plus mon image. Je les ai perdus pour l’éternité ou plutôt, je vis avec eux pour l’éternité. » (Wilgowicz P., 2000.) Du côté de la victime du vampire, c’est la perte du miroir lui-même, de la surface réfléchissante dans laquelle le sujet pouvait conforter son identité.

 

Un vampire impuissant

Dans Thalassa (Ferenczi, 1992, [1924]), il est question de l’enfant transgressant l’interdit de l’inceste en désirant retourner dans le ventre de sa mère. Dans le roman, Dracula contraint sa victime, qu’il veut transformer en vampire, à boire son sang. C’est en buvant le sang du vampire, comme le fœtus se nourrit du sang de sa mère grâce au placenta, que la victime de Dracula devient vampire à son tour. C’est donc un lien de consanguinité qui s’établit dès cet instant entre eux. Le « jeune » vampire, né de ce rapport et poursuivant ses échanges sexuels avec Dracula, vient attester de leur lien incestueux, comme le comte le lui signifie clairement : « Vous êtes à présent chair de ma chair, sang de mon sang, race de ma race, ma source de vie, pour un temps, ma compagne dans un proche avenir. » (Stoker, op. cit.)
En se reproduisant de la sorte, le vampire ne crée rien, il semble se dupliquer. Or, d’après la thèse développée par Françoise Héritier, « le critère fondamental de l’inceste, c’est la mise en contact d’humeurs identiques » (Héritier F., 1999). Si je m’autorise à un saut qualitatif d’humeur identique à état identique, le lien entre deux vampires est forcément incestueux.
Ainsi, chez le vampire, l’état de non-mort marquerait le pas sur les autres différences : celle des sexes comme celle des générations.
Chez le sujet incestueux, la différence est déniée, comme pour le fétichiste où l’opposition première, qui est celle de la différence des sexes, n’existe pas.
En appliquant la démonstration de Freud au personnage de Dracula, la victime du vampire serait mise à mort, puis « vénérée comme un fétiche » (Freud S., 1969, [1927]) d’avoir accepté cette castration.
C’est peut-être ce qui permet à Dracula de maintenir sa fragile illusion de puissance et le déni de sa condamnation à perpétuité. C’est ce qui expliquerait son triomphe alors qu’il possède enfin sa victime. En la contrôlant, Dracula quitterait son repli mélancolique. En rage, il sort de sa caisse de terre et oublie les inéluctables contraintes de son état de non-mort. Pendant un instant, il croit échapper à son destin de vampire impuissant.

 

Le viol et ses conséquences

Tout comme le vampire, l’adulte incestueux est un voleur ; Dracula reste « en vie » grâce au sang qu’il dérobe aux humains ; en violant un enfant, l’abuseur rechercherait son enfance perdue, contraignant ce dernier à lui donner la sienne en pâture. Évidemment, pour le comte Dracula, l’énigme demeure : que lui est-il arrivé autrefois ? Et pour l’adulte incestueux ? Est-il condamné à répéter un traumatisme infantile toujours actif dans l’inconscient pour rester loyal envers son agresseur ? Alors « l’hérédité » des conduites incestueuses ressemblerait à celle du vampire certain que ses victimes perpétueront sa race !
Chez l’adulte incestueux, l’enfant n’est plus disponible : il ne peut donc pas être en place de parent. Une mère, un père, sans enfance, n’a pas la capacité de s’identifier aux besoins de son enfant. C’est la porte ouverte à la confusion de la langue entre l’adulte et l’enfant  qui signe l’incapacité, chez le parent, de resituer la demande d’amour et la séduction de l’enfant à son égard sur le plan de la tendresse. (Ferenczi S., 2001, [1932].)
Du côté de l’enfant, se transformer en une poupée qui dit « oui » va avoir un coût psychique exorbitant. Ferenczi décrit bien comment il doit s’oublier totalement pour s’identifier à son agresseur.
Dans le roman, Lucy va succomber au vampire. La description qu’elle fait de sa rencontre avec le comte me semble attester, chez l’auteur, d’une très fine connaissance des tentatives ultimes de résistance de la victime d’abus sexuel :
« J’ai alors eu l’impression de m’enfoncer dans une onde verte et profonde et j’entendais une mélodie résonner à mes oreilles – une mélodie semblable à celle qu’entendent, m’a-t-on affirmé, les noyés avant de mourir. Et puis tout a semblé s’enfuir de moi. Mon âme jaillissait de mon corps et je flottais dans l’espace. » (Stoker, op. cit.)
Le déplaisir qui devient trop fort va amener le sujet à s’autodétruire. Il va attaquer sa conscience et « la cohésion des formations psychiques en une entité : c’est ainsi que naît la désorientation psychique » (Ferenczi, 2001, [1934]). N’est-ce pas ici l’éprouvé de Lucy lorsqu’elle s’enfonce dans l’onde et entend la mélodie des noyés ? Mélodie étrangement semblable à celle évoquée par Ferenczi lorsqu’il décrit la force du traumatisme comme une chose contre laquelle « le sauvetage ne vient pas et même l’espoir du sauvetage semble exclu » (idem).
Fait marquant : Lucy va aller facilement au devant de Dracula. Dans un premier temps, la jeune femme ne sait rien du mal qui la ronge. Il commence à se manifester par des crises de somnambulisme après l’arrivée du vampire dans la ville. Bram Stoker nous apprend alors, de manière anecdotique, que le père de Lucy souffrait de la même maladie qu’elle. Ce détail n’a pourtant aucune importance du point de vue romanesque. En outre, le somnambulisme ne se transmet pas. Je crois donc déceler dans ce détail comme une « craquée » dans le discours de l’auteur ; comme si Stoker nous livrait là, à son insu, une piste pouvant nous aider à comprendre la facilité avec laquelle Lucy rencontre Dracula.
Le vampire contamine, il ne transmet qu’à l’identique : l’autre devient vampire comme lui. Les crises de somnambulisme fonctionnent ici de la même manière sous la forme d’un symptôme qui se répète du père à la fille : le père de Lucy l’a déjà contaminée autrefois. En courant rejoindre le comte sur les hauteurs de Whitby, Lucy irait retrouver un homme à l’image de son père aujourd’hui disparu. La nature incestueuse de ce lien passé la jetterait aujourd’hui dans les bras de Dracula.

 

Le piège de l’immortalité

Dans la construction du roman de Bram Stoker, Dracula n’a la parole qu’à travers les lettres et les journaux intimes des autres personnages. Le vampire agit silencieusement et en secret. Par l’hypnose, il met sa victime en état de suggestion, et la fait régresser  au stade d’un enfant impuissant qu’il pourra manipuler à sa guise. Il n’est dangereux que la nuit ; à la lumière, tel un parent abuseur qui serait découvert, il perd tous ses pouvoirs. Ce n’est pas la lumière du jour que Dracula ne supporte pas, c’est la lumière qui l’expose au regard des autres. Sous cette lumière, le parent incestueux ne peut plus transgresser la loi de l’interdit de l’inceste.
Dans la Genèse, Adam et Ève sortent de l’obscurité en mordant dans le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, encore appelé « arbre de la connaissance » : « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus. » Avec ce nouveau regard sur eux-mêmes, cette nouvelle lumière, ils acquièrent la connaissance et deviennent humains : donc mortels. C’est en acceptant cet inéluctable destin qu’ils deviendront des parents.
Le vampire a le pouvoir de transformer les humains en non-morts comme lui, mais, en ne mourant pas, il ne peut avoir de descendance. Il est impuissant, comme un petit garçon que sa mère aurait leurré « en lui faisant croire que lui, avec sa sexualité infantile, était pour elle un partenaire parfait » (Chasseguet-Smirgel J., 1999). Une mère qui fait croire cela à son fils le bloque dans son évolution. Dracula est bloqué lui aussi. Il croit triompher, mais il n’a aucun mot à sa disposition pour qualifier sa compulsion à vider ses victimes de leur sang. Que peut-il éprouver ? Finalement, ne serait-il pas à plaindre l’immortel ? Celui qui, en ne mourant pas, ne rejoindra jamais sa mère. À l’inverse de Goldmund – héros du roman de Hermann Hesse – qui attend qu’elle vienne le reprendre. Mais qui est la mère de Dracula ?
Je l’imagine, comme celle de Goldmund lorsqu’elle vient abréger l’agonie de son fils :
« Ma mère était près de moi […] elle avait ouvert ma poitrine et enfoncé profondément ses doigts entre mes côtes pour détacher mon cœur. » (Hesse H., 1991)… Mère cannibalique…
« Elle travaille dur. Quelques fois elle serre et soupire comme si elle jouissait. » (Idem.) … Mère incestueuse dont le souvenir, pour Dracula, n’existe plus. ■

 

Note
1. Herzog W., 1979, film (RFA), Nosferatu, fantôme de la nuit (avec Nosferatu : K. Kinski).

 

 

Bibliographie

Chasseguet-Smirgel J., 1999, La Maladie d’idéalité, Paris, L’Harmattan.
Ferenczi S., 1992, Thalassa – Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, [1924], Paris, Petite Bibliothèque Payot.
Ferenczi S., 2001, « Confusion de la langue entre les adultes et l’enfant », in Psychanalyse IV, [1932], Paris, Payot.
Ferenczi S., 2001, « Réflexions sur le traumatisme », in Psychanalyse IV, [1934], Paris, Payot.
Freud S., 2002, « L’inquiétant », in Œuvres Complètes XV, [1919], Paris, PUF.
Freud S., 1969, « Le Fétichisme », in La Vie sexuelle, Paris, Puf, [1927].
Héritier F., 1999, Les Deux Sœurs et leur mère, Paris, Éd. Odile Jacob.
Héritier F., 2002, « Inceste et substance », in Incestes, [2001], Paris, PUF.
Hesse H., 1991, Narcisse et Goldmund, Paris, Le Livre de poche.
Shakespeare, 1984, « Macbeth », in Hamlet / Othello / Macbeth, [1606], Paris, Le Livre de poche.
Sophocle, 1964, « Œdipe roi », in Théâtre complet, [Vers l’an 400], Paris, Flammarion.
Stocker B., 2004, Dracula, [1897], Paris, Pocket.
Wilde O., 1971, Le Portrait de Dorian Gray, [1890], Paris, Le Livre de poche.
Wilgowicz P., 2000, « Après la Shoah », in Le Vampirisme, Paris, Césura.

 

Pour citer cet article

Du Pasquier Roch  ‘‘Dracula et sa victime : une métaphore de l’inceste‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/dracula-et-sa-victime-une-metaphore-de-l-inceste

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