Institut national du cancer : rencontre avec Antoine Spire

Le Journal des psychologues n°250

Dossier : journal des psychologues n°250

Extrait du dossier : Alzheimer : inventer les soins psychiques
Date de parution : Septembre 2007
Rubrique dans le JDP : Pages actuelles
Nombre de mots : 2600

Auteur(s) : Spire Antoine

Présentation

Antoine Spire nous livre ici sa réflexion sur la place que devraient occuper les sciences humaines dans la thérapie du cancer, étayée de propositions d’actions à mener pour qu’évoluent les aspects préventifs et thérapeutiques du traitement de cette maladie.

Détail de l'article

Ce département a été créé en même temps que l’INCA grâce au professeur David Khayat qui a eu ce mérite de donner une assez grande place aux sciences humaines dans cet institut, ce qui se traduisait en premier lieu par un budget significatif et, en second, par un nombre suffisant de collaborateurs pour que le travail mené fût sérieux. Nous avons très rapidement mis en place un conseil scientifique du département, que j’ai appelé « conseil consultatif », composé d’une quinzaine de chercheurs en sociologie, ethnologie, psychologie et en philosophie, qui ont beaucoup travaillé sur des thèmes proches de ceux du cancer. Ce conseil consultatif est réuni tous les trois mois.
La technique cancérologique prend beaucoup de place, qu’il s’agisse de la biologie,de la radiothérapie, de la chimiothérapie, ou des scanners. Mais on ne soigne pas une maladie, on soigne des malades. Souvent le médecin est amené à soigner une maladie et il oublie qu’il a en face de lui un malade qui a une biographie ; or la maladie surgit toujours dans une biographie. Il faut donner aux équipes thérapeutiques des concepts pour penser cette « biographie ». Ce terme est emprunté à Lucien Sève qui a écrit un ouvrage sur ce sujet. C’est ce qui, du point de vue des actes sociaux, a constitué l’histoire individuelle de chacun. Celle-ci est faite d’actes sociaux qui composent sa biographie. Ce sont tous les liens que nous avons eus avec les personnes qui nous ont constitués. Le métier que l’on exerce, la famille que l’on a, les proches, le tissu social dans lequel on est inséré. La catégorie de temps est fondamentale et décisive pour comprendre la durée que l’on a passé avec chacun et qui nous forme. Chacun d’entre nous est du temps « coagulé » ; nous sommes le résultat d’expériences temporelles traversées par le social. La maladie a donc un retentissement sur notre travail, sur nos proches, sur nos liens affectifs, sur l’ensemble de nos liens sociaux. La conception que nous avons du corps à partir de là est une question importante. Le corps n’est pas qu’un corps biologique, c’est un corps affecté de pensées, et le fait de penser retentit sur le biologique. Tous les cancérologues disent « si vous avez bon moral, la maladie passera mieux ». Est-ce que cette affirmation s’étaye sur des éléments scientifiques ? Pas du tout, aucun élément ne soutient cette thèse. Nous avons travaillé avec des endocrinologues, des neurologues et avec des psychanalystes, pour savoir ce que l’on peut dire de l’influence du moral sur la maladie.
Y a-t-il des éléments d’endocrinologie, de neurologie, qui expliquent le comportement psychologique ? Que peut-on dire sur ce comportement entre biologistes et psychologues ? Notre approche du corps est donc plurifactorielle.
Aujourd’hui, l’égalité thérapeutique n’existe pas. Dans la banlieue nord de Lille, on a quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer que lorsque l’on habite dans le XVIe arrondissement de Paris. Pour comprendre ce qu’il en est de l’égalité thérapeutique, on a besoin des sciences humaines. En l’espèce, c’est de la sociologie, et nous travaillons avec des sociologues.
Selon les milieux culturels auxquels on appartient, on est plus ou moins bien informé sur les conditions dans lesquelles fonctionne le système thérapeutique. Cette notion a été développée par Pierre Bourdieu. Trop de gens ne savent pas se repérer dans le système thérapeutique.
En cancérologie, perdre du temps, c’est compromettre ses chances de survie. Ce qu’on croit être la « guérison » n’est jamais le retour « ante ». Le philosophe G. Canguilhem s’est exprimé à ce propos : les gens sont à la recherche d’un espoir de guérison, mais nous savons, nous, en cancérologie, que les conditions dans lesquelles les métastases s’organisent sont extrêmement difficiles à comprendre et à connaître. Les sciences biologiques n’arrivent pas pour l’instant à discerner dans quelles conditions les métastases peuvent apparaître après une première occurrence d’un cancer, et en conséquence il peut y avoir, malgré ce qu’on croit être une guérison, des éléments de rechute qu’il faut savoir prendre en compte. Là encore, les sciences humaines peuvent faire réfléchir sur le concept de guérison, sur le concept de rémission et la perception que l’on peut en avoir.
Il y a tout un aspect prévention et dépistage qui s’avère très important. Les politiques aiment bien engager des actions de prévention. Or, on se rend compte que celles-ci ont souvent échoué, même lorsqu’on augmente considérablement le prix du tabac par exemple, au bout d’un certain temps, on arrive à un palier et la consommation recommence à augmenter. Notre département cherche à passer d’une politique de prévention à une culture de prévention. Il s’agit de quelque chose qui tient aux solidarités sociales dans un pays comme le nôtre, à l’état des mentalités et à la vision collective que l’on a de la santé publique. On peut se sentir concerné par notre santé collectivement. Réfléchir sur la culture de prévention, c’est réfléchir sur les moyens que nous envisageons collectivement pour assumer les risques. Étant très marqué par Freud, je pense que les pulsions de vie et de mort existent, et les pouvoirs publics lorsqu’ils voient les choses avec la politique du « bâton » ne perçoivent pas de quel ordre est la pulsion de mort en chacun de nous. Il faut la respecter, elle est présente. Le problème qui se pose en santé publique, c’est comment ne pas exagérer la place et l’impact de cette pulsion de mort. Comment faire qu’avec la pulsion de vie, elle soit dans un dialogue conflictuel. On doit réfléchir à la représentation collective de ces risques, et on a donc besoin des sciences humaines, justement pour éviter ces campagnes de prévention qui ignorent cette dimension fondamentale qu’est la pulsion de mort. Pour que l’information passe, il faut qu’il y ait des solidarités collectives qui s’organisent. Il faut voir quel est l’état de la culture dans la société pour qu’une information pénètre.
La question du dépistage est d’une très grande importance. Ceux qui aiment avoir une visée normative du problème vous disent qu’il faut un dépistage du cancer du sein, de la prostate, du colorectal, en un mot ils prennent parti pour le « tout-dépistage ». Se pose d’abord un problème d’argumentation quant à la manière de toucher les populations qui n’y vont pas. Réfléchir aux obstacles psychologiques qui les empêchent de s’y rendre, c’est l’affaire d’un département de sciences humaines. Mais certains dépistages sont parfois inutiles, il faut savoir que 80 % des hommes de plus de soixante-dix ans mourront avec un cancer de la prostate qui ne sera pas la cause de leur décès. Les dépister tous, n’est-ce pas risquer de les inquiéter inutilement ?
L’image de la maladie elle-même est à interroger. Un institut comme le nôtre doit faire bouger cette image sociale. Faire bouger le vocabulaire, changer les choses, montrer qu’il y a une vision autre du cancer. Aujourd’hui, un cancer sur deux touche des gens qui vont vivre dix, quinze ou vingt ans. C’est une maladie de longue durée que des personnes vont avoir toute leur existence. Un cancer sur deux se stabilise. L’image sociale ne rend pas compte de cette réalité, et c’est pour cela qu’il faut tenter de faire tomber les barrières.

 

Positionnement stratégique

Nous devons faire de la recherche-action. Les questions que nous posons et qui seront financées proviennent des questionnements que des équipes thérapeutiques ont formulés lors de moments d’impasses et de difficultés qu’elles ont rencontrés dans les soins, mais les réponses ne sont pas liées au terrain. Nous voulons laisser libre champ à la théorie et que celle-ci prenne son ampleur indépendamment du terrain. Nous avons une responsabilité de médiation entre la recherche et le terrain. Nos premiers appels d’offre ont ainsi porté sur la souffrance, la fatigue, sur l’observance. La souffrance aujourd’hui est encore très mal prise en  compte en France. J’ai écrit un ouvrage sur ce thème Dieu aime-t-il les malades ? (1). Notre thèse est que le christianisme, du XVe jusqu’au XVIIe siècle, a installé le « dolorisme » qui a laissé des traces. Nous sommes un des pays les plus en retard du point de vue du traitement de la souffrance. Il y a encore des médecins qui vous disent « si je donne de la morphine à ce malade, je vais l’habituer aux drogues, il risque de devenir toxicomaniaque »… Ce genre d’excuse vient de loin, mais cache le refus de soulager la souffrance.
Actuellement, un patient sur deux ne prend pas ses médicaments. Pourquoi ne les prend-il pas ? Parce qu’il n’a pas bien compris ou qu’on ne lui a pas bien expliqué. Sans doute la pulsion de mort joue-t-elle un rôle, peut-être est-il dans le déni de sa maladie et se croit-il abusivement guéri ?
Nous avons aussi lancé des recherches sur la médecine non conventionnelle. Un patient sur deux s’adresse aujourd’hui à cette médecine (acupuncture, kinésithérapie, médecine chinoise…), et n’ose en parler à son cancérologue. Nous souhaiterions que l’information circule et que les équipes thérapeutiques soient au courant de cette préférence des malades et la comprennent.
Des problèmes comparables se posent dans le domaine de la psychologie : 5 % des patients atteints de cancer font appel à un psychologue, à l’hôpital ou à l’extérieur. Il nous semble nécessaire aussi de nous intéresser aux 95 % restants ? Il y a ici une difficulté : trop de cancérologues n’ont pas suivi une formation en sciences humaines qui puisse les aider à pénétrer les difficultés psychologiques des patients. Rollon Poinsot, chargé de mission dans notre département, souligne que c’est bien là un handicap ; la Suisse par exemple consacre beaucoup plus de moyens à la formation psychologique des médecins.
C’est une question que chaque médecin devrait avoir à cœur d’affronter, en essayant de réfléchir aux différentes natures des problèmes psychiques que peut provoquer, par exemple, l’annonce d’une maladie de cette gravité. À partir de là, de nombreuses questions se posent quant à l’accompagnement psychologique du patient. Nous voulons faciliter l’intégration de pondérations subjectives dans le raisonnement médical.
Nous voulons aussi réévaluer la manière dont le consentement prétendument « éclairé » s’organise. Nous déplorons que trop peu de patients soient intégrés dans des essais cliniques. En France, le taux d’inclusion est de 5 %. Il est de 10 % en Angleterre. Nous souhaitons réfléchir aux obstacles que chacun des acteurs du système des « essais cliniques » multiplie pour empêcher l’inclusion d’un patient dans un essai. Nous voulons inciter les équipes thérapeutiques au raisonnement pluriprofessionnel et, pour ce faire, mettre l’accent sur la formation des équipes de cancérologie. Le cancérologue devrait être un interniste, c’est-à-dire quelqu’un qui prenne en compte la totalité de la personne qui est en face de lui. Quelqu’un qui use de tous ses sens pour comprendre ce qui arrive à la personne qui est là. Ici intervient l’échange de paroles entre patients et médecins, qui est essentiel.

 

Stratégie

Pour articuler les sciences humaines avec la cancérologie, nous devons contribuer à introduire à l’hôpital des équipes de nos disciplines. Il y a sept canceropôles au niveau national, et nous organisons déjà des réunions de chercheurs en sciences humaines intéressés par nos projets d’études. Maintenant, nous voudrions aller dans les maisons des sciences de l’homme pour essayer de dire que le cancer est une cause essentielle, et les convaincre de travailler avec nous sur ces problèmes de santé.

 

Cinq axes de recherche

Premier axe : Cancer et société
Tout ce qui tourne autour de l’image sociale du cancer, du secret. Très important de respecter le secret. Avoir la possibilité de garder le secret sur sa maladie.
Comment continuer à travailler quand on a un cancer ? Comment reprendre son travail en cas de rémission ? Comment se traiter spécifiquement et rester dans le secret ?
Réflexions sur le cancer professionnel
Par exemple, faire accepter à la société que l’amiante et, aujourd’hui, d’autres produits auxquels des travailleurs sont exposés sont cancérigènes. Il faut que les travailleurs exposés à ces matières sachent comment utiliser des experts. Comment utiliser la Sécurité sociale et faire avancer leur dossier vis-à-vis des directions d’entreprises. Ce sont des questions très importantes à propos desquelles nous lançons des appels d’offre.
Deuxième axe : Prévention et dépistage
Les exclus du dépistage représentent une question très préoccupante. Prenons l’exemple du cancer du col de l’utérus : il y a 3 000 femmes qui chaque année déclarent ce type de cancer. Si le frottis vaginal est bien réalisé, on peut savoir si oui ou non elles vont développer un cancer, et on le traite. Il faut réfléchir à la question des femmes qui sont réfractaires à la prévention. Des problèmes religieux peuvent être avancés : par exemple, que ce soit un gynécologue homme qui fasse le frottis peut être une difficulté. Comment en tenir compte ?
Troisième axe : Dimension subjective et intersubjective de l’expérience de la maladie cancéreuse
Il faut progresser dans la réflexion sur le contenu de l’annonce de la maladie, mais aussi sur les problèmes de l’observance, comme sur la question de la qualité de vie des malades. Lorsque l’on parle de qualité de vie, on utilise en général des échelles psychologiques anglo-saxonnes. Cela pose beaucoup de problèmes méthodologiques. Ces échelles sont très insuffisantes pour comprendre ce qu’est la qualité de vie, qui est un problème très personnel et subjectif.
Une autre question est celle des proches. Nous avons lancé un appel d’offre sur cette thématique : pourquoi les proches sont-ils insuffisamment pris en compte par l’institution hospitalière, les centres de lutte contre le cancer et les cliniques en général ? Comment pourrait-on avancer dans ce domaine ?
Quatrième axe : Comment améliorer le système de soins en cancérologie ? Comment transformer l’organisation pour que les acteurs s’y retrouvent ? Comment le système s’est constitué ? Comment le faire évoluer ?
Cinquième axe : Économie du cancer
Franck Amalric, directeur adjoint de notre département, a travaillé sur les coûts du cancer. Il s’est intéressé notamment aux coûts des molécules onéreuses, et a montré que leur part dans le budget global est moins élevée que les frais de transport des malades. Grâce à lui, nous savons ce que coûte le cancer à la France.
Nous avons beaucoup travaillé aussi sur les soins de support : par exemple, sur la question des perruques. Ainsi, nous avons donné un label « INCA » à tous les revendeurs de perruque qui présentent la totalité de la gamme. C’est d’autant plus important que la question de la chevelure des femmes et des hommes est souvent essentielle. L’impact de la perte des cheveux, même transitoire, sur la biographie du patient atteint de cancer, est considérable. Chloé Bungener, alors chargée de mission dans le département, a montré que, pour beaucoup de femmes qui perdent leurs cheveux, cela est parfois plus important que de perdre un sein.
À propos des soins palliatifs, des réflexions sont diligentées sur les conséquences du fait que des équipes médicales sont contraintes à abandonner parfois leurs patients pour qu’ils soient pris en charge par des équipes palliatives. ■

 

Propos recueillis par Henri-Pierre Bass

 

Note
1. Avec Nicolas Martin ; Éditions Anne Carrière.

 

Pour citer cet article

Spire Antoine  ‘‘Institut national du cancer : rencontre avec Antoine Spire‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/institut-national-du-cancer-rencontre-avec-antoine-spire

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