L’aide psychologique aux parents des adolescents qui fument du cannabis

Le Journal des psychologues n°245

Dossier : journal des psychologues n°245

Extrait du dossier : La psychothérapie familiale à l’épreuve de l’adolescent
Date de parution : Mars 2007
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 4700

Auteur(s) : Hachet Pascal

Présentation

La consommation de cannabis par les adolescents suscite des réactions plus ou moins violentes chez leurs parents. Si « la maladie de la confiance » s’installe, elle conduit à une impasse relationnelle. Les entretiens familiaux offrent un espace pour restaurer le dialogue.

Détail de l'article

Cette réflexion est tirée de ma pratique de psychologue au point-écoute Le Tamarin, à Creil (60), auprès d’adolescents engagés dans des prises de risques excessives et de leurs parents.
Pourquoi les « fumettes » de « joints » connaissent-elles un tel développement chez les jeunes ? Comment faire la part des choses entre les usages « festifs » de cannabis et la consommation régulière, voire addictive, de ce produit ? Quels liens y a-t-il entre une consommation de cannabis et le mal-être adolescent ? Dans quelle mesure cet usage risque-t-il de s’installer au long cours, voire de faciliter l’utilisation d’autres substances « psychoactives », licites (alcool, etc.) comme illicites (héroïne, ecstasy, etc.) ? Et de manière concrète, comment intervenir, tant sur le versant de la prévention que sur le versant thérapeutique, auprès des jeunes qui fument des « joints », alors que la majorité d’entre eux ne sollicite guère de l’aide ?

 

Les parents face à la consommation de cannabis de leur adolescent

Si ces questions travaillent les professionnels, elles se posent avec une insistance particulière aux parents, interlocuteurs de première ligne des adolescents. De fait, si peu de jeunes fumeurs de cannabis consultent de façon spontanée et pour eux-mêmes, leurs parents effectuent volontiers cette démarche. Qu’observons-nous alors ? L’adolescent tend à banaliser sa consommation et lâche avec agacement : « ça n’est rien », « actuellement tout le monde en fume », « c’est comme prendre l’apéro », « la loi française est ringarde sur ce point », « on peut arrêter quand on veut ». Les parents, eux, tendent à s’affoler : « ses résultats scolaires sont en chute libre », « il refuse d’en parler avec nous », « il s’isole des autres jeunes », « ça va le rendre fou », « rien ne nous garantit qu’il ne se retrouvera pas avec une seringue dans le bras ». La désinvolture du jeune fait paniquer ses parents, ce qui renforce ensuite l’opposition de l’intéressé, globalement occupé – à l’instar de ses pairs – à se démarquer de ses proches pour, à terme, quitter le foyer familial.
Face aux parents et aux adolescents pris dans un tel cercle vicieux, le psychologue intervient en plusieurs temps, complète l’évaluation du rapport subjectif du jeune au cannabis par un apport d’informations au sujet des risques objectifs, liés à l’utilisation du produit et il rappelle de manière « citoyenne » l’état des lois : l’altération de la vigilance (préjudiciable à l’effort intellectuel et à la conduite d’engins motorisés), la démotivation (coupure relationnelle et perte du désir de réaliser des projets), l’absence de garantie d’anonymat de la part des revendeurs (qui n’hésitent pas à livrer le nom de leurs clients en cas d’interpellation par les forces de l’ordre), etc. Il s’agit par ce biais de diminuer l’écart qui existe, tant chez les parents que chez le jeune, entre les représentations au sujet du cannabis et la réalité.
Les représentations préalables que les pères et les mères ont des « joints » influencent de manière décisive le regard qu’ils portent sur la consommation de leur adolescent. Au risque de friser la lapalissade, ce biais était prévisible. Il peut prendre plusieurs formes :
◆ Les parents mettent sur le compte d’une consommation de cannabis une souffrance psychologique extrême (parfois, il s’agit du début d’une maladie mentale) qui est étrangère à cet usage.
◆ Les parents qui fument ou ont fumé du cannabis dans un contexte ludique lénifient la consommation de leur rejeton, au risque de ne pas voir que cette dernière peut être problématique et sous-tendue par un mal-être insistant. Je donnerai plus loin deux illustrations cliniques de ce cas très particulier.
◆ Les parents qui ont vécu une expérience traumatisante sur le plan psychique et en rapport avec un usage de drogue au sens large – par exemple le décès par overdose d’héroïne d’un proche – dramatisent de façon aveugle la consommation de leur rejeton, au risque de ne pas accepter le fait que cette dernière puisse être non addictive et non sous-tendue par un mal-être.
◆ Les parents qui sont dépendants à une substance psychoactive – même légale comme l’alcool ou le tabac – se taisent, par honte, face à la consommation de cannabis de leur adolescent, car ils ont l’impression, parfois affirmée par l’intéressé (qui croit avoir trouvé leur talon d’Achille), qu’ils sont mal placés pour donner des leçons d’abstinence. Je pense au contraire que ces adultes ont d’autant plus voix au chapitre. Leur expérience prouve en effet qu’un usage de drogue peut être problématique, et ils peuvent de manière légitime souhaiter que leur adolescent ne les imite pas. Pour enfoncer si besoin le clou, être adulte, n’est-ce pas, comme le formule Nasio (2004), « vivre sans crainte de se montrer puéril et sans honte de s’avouer dépendant » ?
Ces occurrences ne sont pas retrouvées en proportion identique. Les parents des adolescents qui fument des « joints » appartiennent à une génération (jusqu’ici) beaucoup moins concernée par ce produit et se heurtent au mutisme de leurs rejetons lorsqu’ils essayent d’en parler avec eux. Par conséquent, ils cèdent souvent à la panique ou à la colère et ont tendance à prendre des décisions éducatives pas toujours adaptées. Cette réaction parentale est une source de ressentiment et de rejet chez le jeune consommateur de cannabis. Dès lors, une « maladie de la confiance » (Hachet, 2004) se met en place de part et d’autre. Pour sortir peu à peu de cette impasse relationnelle, le psychologue qui reçoit un jeune fumeur de « joints » a tout intérêt – au moins dans un premier temps – à associer ses parents aux entretiens. Ce professionnel de l’écoute se pose alors en médiateur. Il incite d’abord chacun à exposer ses griefs. Il amène ensuite l’adolescent et ses parents à travailler sur les représentations qu’ils se font de la consommation de cannabis, de façon à ce qu’ils soient en mesure d’analyser la situation avec moins de subjectivité. Si ce travail passe par une évaluation du rapport psychologique réel que le jeune entretient avec le produit, il s’agit en plus d’apprécier ici la manière dont cette consommation juvénile renvoie les parents à leur propre adolescence et à ce qu’ils ont pu en dire à leurs enfants.
Pour dire les choses autrement, après avoir circonscrit le rapport psychique de l’adolescent avec le cannabis et permis aux parents comme au jeune de se faire une idée réaliste de la consommation de l’intéressé et des risques qu’il prend, le psychologue engage l’entretien vers les relations intrafamiliales. Il s’agit en particulier de savoir si les parents s’autorisent à faire part de souvenirs ou d’anecdotes, tirés de leur propre adolescence, pour offrir des repères à leur rejeton, qui se construit sur le plan psychique tantôt en adhésion et tantôt en opposition à ces repères. Parfois, un tel questionnement suscite un embarras massif chez les parents. Dans d’autres cas, on découvre qu’un usage soutenu de cannabis a débuté à la suite d’un évènement familial bouleversant dont le jeune a tenté d’atténuer l’impact au moyen des effets sédatifs du produit : déménagement impromptu, séparation des parents, décès, révélation d’un secret de famille (1), etc.

 

Les réactions parentales lors d’une intervention judiciaire

Il est fréquent qu’un jeune consommateur de cannabis et ses parents soient adressés vers un professionnel de l’écoute par un service de justice, soit dans le cadre d’une mesure judiciaire soit dans le cadre d’une orientation « appuyée » hors mesure judiciaire (cette seconde forme d’adressage tend à se développer). De manière spécifique, une orientation par les autorités judiciaires crée la possibilité d’une ou plusieurs rencontres entre un psychologue et de nombreux adolescents qui, sans cela, ou bien n’auraient jamais eu connaissance des lieux d’aide aux fumeurs de cannabis, ou bien auraient hésité à s’y rendre.
Là encore, s’il est fondamental que les parents prennent connaissance du rapport que leur adolescent a avec le cannabis et de ses motivations diverses et variées de « fumeur de joints », il est tout aussi essentiel que le psychologue favorise la verbalisation par les pères et les mères de ce qu’ils ressentent, d’une part pour qu’ils puissent éprouver quelque soulagement, s’il y a certes lieu qu’il en soit ainsi, d’autre part pour que l’adolescent les écoute et, dans le meilleur des cas, en tire un enseignement : une modification de sa consommation et un effet de sens par rapport à celle-ci, en particulier si les parents révèlent alors leurs petits et grands secrets d’adolescence (2).
Les parents que je rencontre dans le cadre d’une orientation par la justice ont globalement trois « types » d’attitude.
Certains sont agressifs. Ils expriment des exigences, des récriminations et des revendications :
◆ Envers la justice : « Système pourri », « Pendant ce temps-là… ».
◆ Envers leur fils ou leur fille : « Tu n’es qu’un(e) “toxico”, « Pas de ça chez moi ; dégage ! »
◆ Envers eux-mêmes (un parent critique l’autre), en lien avec ce qu’ils pensent de la justice, de leur fils ou de leur fille, du cannabis, etc.
◆ Envers le professionnel de l’écoute qui les reçoit : « Nous sommes venus parce que nous y étions contraints », « Vous ne servez à rien. Vous nous faites perdre notre temps. »
Cette attitude peut traduire une rigidité paranoïaque mise en place à la suite d’expériences piteuses, qu’il s’agirait de dérober de manière agressive à l’adolescent de peur de perdre la face devant lui. Il arrive que ces parents mènent l’entretien, sous l’effet de la colère.
D’autres parents sont inquiets, déstabilisés, en proie à des représentations catastrophiques. Ils sont effrayés :
◆ Par la justice : ils redoutent que leur fils ou leur fille soit condamné(e), qu’il ou elle ait un casier judiciaire.
◆ Par le comportement de leur fils ou de leur fille : « Va-t-il y avoir une escalade dans sa consommation de drogues ? », « Est-il (elle) toxicomane ? », « Que va-t-il (elle) faire de sa vie ? »
◆ Par eux-mêmes ; par exemple, la mère souffre de l’attitude du père (ou inversement) lorsqu’il s’agit de faire front commun : « Il ne se rend pas compte », « Il est trop laxiste », « Il est trop sévère », « Je porte tout. »
◆ Par le savoir et le pouvoir supposés du professionnel de l’écoute qui les reçoit : « Est-il (elle) toxicomane ? », « Qu’allez-vous lui faire ? », « Allez-vous adresser un rapport à la justice ? », « Va-t-il (elle) devoir être hospitalisé(e) ? », « Le cannabis est-il en train de le rendre fou ? »
Cette attitude peut correspondre à la réactualisation de situations traumatiques parentales, liées à la maladie, aux addictions ou encore à la condamnation judiciaire, voire à l’incarcération. Il se produit alors une résonance entre la situation actuelle de l’adolescent et le vécu problématique enkysté dans le psychisme du ou des parent(s) : la « boîte de Pandore » qu’est la partie clivée du Moi du père ou de la mère est rouverte avec brutalité par cette résonance critique.
Enfin, certains parents font preuve de banalisation, de désinvestissement et de désintérêt. Ils sont indifférents :
◆ Envers la justice : « Ce n’est pas grave ; le cannabis sera bientôt dépénalisé. »
◆ Envers leur fils ou leur fille : « Ce produit n’est pas dangereux », « Il (elle) assume ses res­ponsabilités et, donc, ses écarts par rapport à la loi. »
◆ Envers eux-mêmes : « Mon mari pense ça et je m’en fiche », « Je sais ce que je veux », « Nous sommes un couple libéré. »
◆ Envers le professionnel de l’écoute qui les reçoit : « Vous êtes bien gentil, mais nous sommes venus pour accomplir une formalité ; c’est tout », « Vos conseils, c’est du “pipeau”. »
Cette attitude peut signifier que les parents opèrent une mise à l’écart de l’adolescent par rapport à des problèmes personnels qu’ils contiennent à peu près : car si le cannabis et son usage ne sont pas jugés dignes d’intérêt par les parents, alors les problèmes de ces derniers ne sauraient apparaître tels pour l’adolescent...
Les éléments d’interprétation que j’ai esquissés à la lueur de ces occurrences, elles-mêmes schématiques, ne sauraient être tenus pour des certitudes. Ils n’ont d’autre prétention que de donner à penser, pas à croire. De fait, les « types » de réaction parentale ne sont pas « en soi » pathologiques ou non. Chaque attitude peut être symptomatique de difficultés psychiques chez pères et mères. Ce qui compte, c’est que le psychologue perçoive l’existence d’une contradiction, voire d’un clivage – qui peut d’ailleurs s’exprimer par un passage non articulé d’un de ces types d’attitude à un autre – et qu’il soit en capacité d’en faire part aux intéressés.
Plus la réaction parentale est décalée par rapport à la « gravité » réelle de la situation, plus le clinicien peut faire l’hypothèse d’une manifestation de difficultés psychiques propres au père ou à la mère, dont il lui faut prendre la mesure même si le cadre de la rencontre ne se prête guère à un approfondissement. Je sensibilise alors ces personnes au fait que les aléas de leur histoire de vie semblent influencer le regard qu’elles portent sur le comportement de leur adolescent et je peux être amené à leur conseiller d’effectuer une démarche psychothérapique, individuelle, en couple ou – surtout – en famille.

 

Le cas particulier des parents d’adolescents qui fument des « joints »

C’est un fait : certains parents d’adolescents consomment eux-mêmes du cannabis. En règle générale, ces adultes ne cachent pas l’existence de leur intoxication à leurs enfants, mais ils prennent soin de ne pas s’y livrer devant eux. Ils n’agissent alors pas par gêne ou honte. Ils sont mus par le besoin de s’isoler, de délimiter un espace à soi – comme lorsqu’ils font l’amour (3) – ainsi que par la conscience de « devoir » cette limite à leur progéniture. Les pères et les mères qui fument des « joints » sont plutôt ouverts à la discussion avec leurs enfants. Ils font volontiers part de souvenirs qui proviennent de leur propre enfance, n’hésitent pas à assurer leurs rejetons d’une certaine complicité et recherchent la leur, par exemple en matière de pratique sportive.
Ces observations correspondent à une tendance dominante, mais les choses ne se passent pas toujours de manière aussi saine. Certains parents qui fument ou ont fumé des « joints » font preuve d’attitudes inadaptées, voire aberrantes, face à la consommation de cannabis de leur progéniture adolescente. Ces errements ré­sultent souvent de l’interaction de facteurs économiques, sociaux et psychologiques défavorables (4). En voici deux exemples, caractérisés par une absence partielle, voire totale, de limites éducatives ad hoc.

 

La mère de Gwenaëlle refuse d’entendre sa détresse
Âgée de quatorze ans, Gwenaëlle a été surprise en train de fumer un « joint » dans la cour de son collège. Le chef d’établissement a choisi de ne pas sanctionner cette élève douée et disciplinée, mais l’a incitée en contrepartie à me rencontrer, au moins une fois, pour faire le point sur sa consommation de cannabis. La jeune fille arrive accompagnée par ses parents. L’entretien démarre « sur les chapeaux de roue », à l’initiative de la mère. Je suis tout de suite mis dans le collimateur de cette femme : « Il y en a marre ! Qu’est-ce qu’on fiche ici ? Vous êtes de mèche avec le proviseur et la justice ou quoi ? Vous aussi, vous contribuez à emm… les gens qui fument du cannabis. Il n’y a pourtant aucun mal à ça. Les jeunes veulent juste se changer les idées en en prenant. Ils n’ont pas besoin de voir des psychologues ! Tous les jours, leurs “profs” les bassinent avec le fait qu’ils doivent être bardés de diplômes pour espérer travailler – et encore, dans des conditions de plus en plus sordides –, alors c’est normal qu’ils s’évadent et se détendent un peu. Et puis le cannabis n’a jamais tué personne, que je sache. Rien à voir avec l’héroïne ou même l’alcool. Je sais de quoi je parle. J’ai fumé des “joints” pendant plus de dix ans, sur les bancs de la fac puis avec des amis. J’étais très bien dans ma peau et les effets du produit ne m’ont jamais posé de problème. Je fume encore quelquefois, quand l’occasion se présente, pour “rigoler” et c’est tout. Pas de quoi en faire un drame ! Mon mari ne m’approuve pas. Il vous le dira peut-être. On s’est chamaillés plusieurs fois à cause de ça. Mais je le soupçonne d’être “réac”, de faire de l’antijeunisme, comme le proviseur qui a envoyé Gwenaëlle ici. Le cannabis sert à s’amuser, point final. Ma fille a donc le droit d’en fumer si ça lui chante. »
Tandis que cette dame s’épanche de la sorte, j’observe son époux. Comme s’il était coutumier de ce type de diatribe, cet homme fait le dos rond. Il semble avoir renoncé à « en placer une » et oscille entre une posture ratatinée et des yeux levés comme pour dire « Elle pique sa crise, une fois de plus ». Pourquoi pas, si sa femme est inflexible dans son argumentation ? C’est un aménagement conjugal qui en vaut un autre.
Ces adultes ne sont pas ici pour s’exprimer en tant que couple, mais avant tout en tant que parents. Je guette donc l’occasion de donner la parole à Gwenaëlle, d’autant plus que la jeune fille écoute le discours maternel d’une façon qui me déconcerte. En effet, elle est mal à l’aise lorsqu’elle entend sa mère défendre le droit des jeunes (et des moins jeunes…) à fumer du cannabis et faire de façon dogmatique équivaloir l’usage de cette substance à une activité récréative. D’ordinaire, en situation d’entretien familial, une attitude juvénile de renfrognement ou d’opposition est due au fait que les parents désapprouvent la consommation de cannabis et le réaffirment de manière bruyante. L’adolescent n’est alors pas « à la noce ». Or, je me trouve ici face à une mère qui fait l’apologie du « joint », ou du moins qui en banalise l’usage. Pourquoi Gwenaëlle ne boit-elle pas les paroles maternelles comme si c’était du petit-lait ? Je la regarde avec attention et j’ai l’impression qu’elle m’adresse une sorte de supplique muette, comme si elle souhaitait que je me positionne d’une façon différente de sa mère. Je fais l’hypothèse que cette adolescente ne fume pas des « joints » dans un dessein récréatif, mais parce qu’elle est mal dans sa peau, et j’interviens.
Je fais le choix tactique de ne pas prendre de front la mère de Gwenaëlle. Je confirme auprès de cette femme l’existence d’un lien fréquent entre l’usage de cannabis et la recherche d’euphorie, de détente et d’humour. Puis j’ajoute qu’à mon grand regret de clinicien, les raisons qui poussent un individu à fumer des « pétards » ne sont pas toujours d’ordre ludique. J’explique de manière douce et posée que je reçois aussi beaucoup de jeunes qui consomment du cannabis à la manière d’un médicament « pour les nerfs », qu’ils utilisent pour être moins angoissés ou déprimés, pour s’endormir sans passer des heures à cogiter, etc. Qu’en est-il dans le cas de Gwenaëlle ? Je pose cette question puis glisse que nous avons besoin de la jeune fille pour y répondre. Je fixe l’intéressée. Elle me regarde avec reconnaissance, sourit de façon imperceptible puis s’autorise à « craquer ». L’adolescente pleure et murmure : « Je ne fume pas des “joints” pour faire la fête, mais parce que je vais mal. Je suis tout le temps triste. Je ne sais pas pourquoi. Des fois, j’ai envie de mourir. Je n’ose pas en parler à mes parents. Ils me voient comme une élève appliquée, une “petite fille modèle” sans problèmes. Mais je ne suis plus une “princesse”. J’ai quitté l’enfance et je ne sais plus où je suis ni qui je suis. Quand je fume du “cannabis”, je suis moins tourmentée, mais ça revient au bout de quelques heures. En fait, c’est bien que je me sois fait attraper au collège ; ça m’a permis de venir ici et d’être reconnue dans ma souffrance. Je crois que si ça n’était pas arrivé, j’aurais fait de plus en plus de “conneries” pour avoir moins mal et pour attirer l’attention de mes parents sur mes difficultés. Dans les pires moments, j’imaginais me pendre dans l’entrée du pavillon et que ma mère – surtout elle – serait à vie marquée par cette image. »
Face aux confidences douloureuses de la jeune fille, sa mère a affiché un ahurissement total et (Dieu merci)… muet. Son mari en a profité pour réagir (enfin ?) avec vivacité : « Je t’avais dit, Josiane, d’arrêter de “seriner” Gwenaëlle avec tes idées libertaires. Si tu n’as pas fait le deuil de Mai-68, c’est ton problème, pas le sien. Notre fille va très mal et c’est tout ce qui compte. Il faut prendre au sérieux ce qu’elle dit. Je n’ai pas envie de la voir entre quatre planches. » Je suis ensuite intervenu pour dire que cette rencontre ne visait pas à désigner des coupables et des victimes, mais à prendre la mesure des idées et des problématiques de chacun de façon à venir en aide à l’adolescente et, si besoin, de soutenir ses parents. Si j’ai approuvé le père de Gwenaëlle dans sa reconnaissance du mal-être de celle-ci, je me suis donc abstenu de faire écho à sa critique idéologique. C’était là une autre histoire… La fin de l’entretien approchait. J’ai proposé à la jeune fille des entretiens réguliers de soutien psychologique avant – peut-être – de l’amener à entreprendre une psychothérapeute. J’ai valorisé le désir de l’adolescente de cesser de s’intoxiquer au cannabis afin de l’adresser à un psychiatre local – et je lui ai remis une lettre ad hoc – pour qu’elle entame un traitement antidépresseur en lieu et place des « joints ». Gwenaëlle a adhéré à mes deux propositions de prise en charge. Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai reçu ses parents seuls dans le cadre d’entretiens de « guidance ». J’ai veillé à ce que le père de la jeune fille n’accablât pas son épouse. Sans se sentir humiliée, celle-ci a modifié le regard monolithique qu’elle portait sur le cannabis.
Les représentations et le vécu initiaux de la mère de Gwenaëlle au sujet du cannabis et l’attitude éducative lénifiante qui en résultait avaient eu un effet de cécité intellectuelle et affective vis-à-vis des difficultés psychologiques que l’adolescente tentait de gommer avec les « joints ». Mais cette femme s’est remise en question. Comme nous allons le voir, tous les parents concernés à titre personnel par la « fumette » n’ont pas cette capacité, du moins au moment où je suis amené à les recevoir.

 

Le père de Guillaume fait un affligeant scandale au collège
C’est le cas du père de Guillaume, âgé de quatorze ans. Ce collégien vient de passer en conseil de discipline, ce qui lui a valu deux semaines d’exclusion. La conseillère principale d’éducation de l’établissement l’a informé de l’existence de l’institution où je travaille. Son père l’accompagne. Cet homme bourru n’y va pas par quatre chemins. S’il a accepté de me rencontrer, c’est parce qu’il a « plein de choses à dire » contre l’Éducation nationale qui, selon lui, a humilié par incompétence son fils. Un mois plus tôt, ce dernier a été dénoncé par une élève à qui il essayait de vendre de l’herbe « aux allures » de cannabis dans la cour de récréation. Deux autres élèves se livraient à la même activité. La marchandise a été saisie par le proviseur, qui a prévenu la gendarmerie et convoqué les parents des trois collégiens (5). Le père de l’adolescent enchaîne avec agacement : « On m’a fait perdre mon temps. Je me suis retrouvé face à des gens disposés comme dans un tribunal. Quand j’ai demandé quel était le problème, le “protal” a déposé sur la table un sac en plastique transparent. Il prétendait que c’était de la marijuana et que Guillaume et ses deux copains en avaient “dealé” à plusieurs élèves. J’ai demandé si les gendarmes avaient analysé le “truc” et ces messieurs dames en cravate ont eu l’air gêné. Ils m’ont répondu : “Nous attendons les résultats du laboratoire d’un instant à l’autre, mais les gendarmes nous ont assuré par expérience qu’il s’agit de cannabis”. Moi, je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile ! Alors j’ai plongé sur la table et j’ai chopé le sac ; ça a déclenché un “souk” monstre. Le proviseur a beuglé que je n’avais pas le droit de faire ça, que c’était une pièce à conviction et qu’il pouvait porter plainte. On se serait cru dans un film policier. J’ai éventré le paquet et “reluqué” le contenu. J’ai vu aussitôt que ce n’était pas des plants de shit et j’ai reposé le sac. J’étais mort de rire. Le proviseur adjoint m’a demandé ce qui me rendait si sûr de moi. C’est très simple, que je lui ai répondu. Le cannabis, j’en cultive (en douce, bien sûr) et j’en fume tous les jours. Directement du producteur au consommateur, ça évite les intermédiaires et les ennuis. Je me suis levé en leur disant d’arrêter d’emm… Guillaume et je les ai laissés plantés là, ahuris. » Je tente de surmonter mon propre étonnement et je demande à l’adolescent s’il a déjà consommé du cannabis. Son père s’exprime à sa place : « Bien sûr qu’il en fume. J’ai le sens du partage. (Il s’esclaffe et prend son fils par l’épaule.) Et c’est un malin, mon fiston ! Il n’allait quand même pas “fourguer” de la “vraie” à ses camarades. Quand j’ai reçu la lettre du bahut, on a bien rigolé. On savait qu’il ne risquait rien. » Cet homme ajoute : « Pour mes plantations “spéciales”, je ne crains pas que les gens du collège en parlent aux gendarmes. Je fais pousser ça dans un jardinet très à l’écart de la maison. C’est un endroit entouré de rochers et de buissons épineux. Personne n’y met les pieds. » Je tente une dernière intervention auprès de l’adolescent : « Connais-tu les risques liés à l’usage de cannabis ? Et peux-tu t’en passer ? » Avec bonhomie, son père lui tape dans le dos et l’encourage : « Ben vas-y. Fais pas ton timide. » Guillaume lâche d’une voix aigre et pleine de défi : « Bien sûr que je sais que les “bédos” ça fait planer et qu’on ne percute plus question gamberge. D’ailleurs, en classe, je n’en fiche pas une rame et ça n’est pas près de s’arranger. Mais ça ne me gêne pas. Je n’ai plus que deux ans à “tirer” jusqu’à mes seize ans. À ce moment-là, mon père me fera embaucher dans le garage où il bosse ; ça pourrait même être “au black”. Comme ça, on y gagnerait tous : le patron ne payerait pas de charges et je toucherais plus d’argent. Quant à me passer des “joints”, il faudrait que je sois le dernier des ânes. Et pourquoi savoir si ça serait facile ou non d’arrêter ? Je m’en bats l’œil. Grâce à mon père, j’en ai autant que je veux. » L’entretien a pris fin sur cet état des lieux édifiant. J’ai juste trouvé la force de prononcer à mes interlocuteurs la phrase « rituelle » selon laquelle je restais à leur disposition en cas de besoin… puis j’ai passé la soirée à méditer sur les étranges alliances qui structurent – au mépris de la loi – les relations entre les membres de certaines familles. ■

 

 

Notes
1. Dont les effets nocifs – dans tous les cas – en termes de santé mentale préexistent de surcroît à leur révélation. Comme l’écrit Evelyne Granjon (1989) : « Nos ancêtres nous lèguent [alors] un livre d’histoire dont ils ont arraché certaines pages, nous en imposant cependant le déchiffrage. »
2. L’intervention de la justice auprès d’adolescents amène certains parents à être loquaces au sujet d’évènements familiaux de transgression de la loi. On peut quelquefois se demander si la mise en œuvre d’attitudes hors la loi par leur progéniture n’a pas pour but inconscient de provoquer une verbalisation franche par les parents d’occurrences familiales de même nature, jusqu’alors verrouillées par le secret...
3. À la différence près que la consommation de cannabis ressemble plutôt à un autoérotisme !

4. Sur les maux contemporains – ainsi la tyrannie domestique des enfants, l’incivisme, l’hyperactivité – engendrés par la perte d’autorité des adultes en général et sur la manière dont se débrouillent les familles qui sont » vertébrées « par les usages de drogues et les autres conduites à risques en particulier, on lira avec profit les travaux du thérapeute familial Raffy (2004) et de l’anthropologue Jamoulle (2002).
5. Pour information, seul le père de Guillaume s’était alors rendu au collège. À l’occasion d’une relance téléphonique, la parentèle de l’un des deux comparses du patient a affirmé qu’elle n’avait pas reçu le courrier – pourtant posté en recommandé – et l’autre qu’elle n’avait pas le temps d’effectuer cette démarche bien que le père comme la mère fussent sans emploi…

 

Pour citer cet article

Hachet Pascal  ‘‘L’aide psychologique aux parents des adolescents qui fument du cannabis‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/l-aide-psychologique-aux-parents-des-adolescents-qui-fument-du-cannabis

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