L’artiste et son public dans l’art contemporain

Le Journal des psychologues n°254

Dossier : journal des psychologues n°254

Extrait du dossier : L'enfant, l'hôpital et le psychologue
Date de parution : Février 2008
Rubrique dans le JDP : Questions à... > Psychanalyse
Nombre de mots : 5000

Présentation

L’auteur explore ici le processus de la création artistique en rejetant tout esprit de système. Il survole divers chefs-d’œuvre de l’art contemporain, rapprochant les démarches et motivations de l’artiste et de l’analyste, notamment en ce qu’elles constituent « une passation d’être ». Discourant sur la création, Daniel Sibony veut convaincre le lecteur qu’il parle de l’amour.

Détail de l'article

 Claude Tapia : Votre avant-dernier ouvrage, riche, foisonnant, fourmillant d’idées et d’observations originales sur l’art contemporain, cultive allègrement – ce qui est bien dans la manière des psychanalystes – paradoxes, aphorismes, oxymores, pirouettes, etc. On y trouve aussi de véritables morceaux de bravoure à propos des œuvres de Duchamp, Hopper, Rothko, Warhol, Bacon, etc., ce qui pourrait créer le sentiment qu’il s’agit d’une approche impressionniste de l’art contemporain. En réalité, votre cons­truction est rigoureuse et procède d’un ­système interprétatif au sein duquel la conceptualisation psychanalytique coexiste ou interfère avec un discours ­philosophique et apologétique jouant avec les oppositions et contrepoints, valorisant le mouvement, les flux contraires, le désordre créatif dans l’art actuel. Au point que l’on pourrait s’autoriser à penser que celui-ci n’est qu’un terrain, parmi d’autres, de validation d’une « théorisation » dont je détaillerai un peu plus loin les principaux aspects. Il semble que l’une de vos idées directrices tient dans le rapprochement esquissé dans divers passages de l’ouvrage entre le travail de l’artiste et celui de l’analyste (« je me sens proche du peintre en transe » [p. 226], « l’artiste à l’œuvre tient de l’analyste et du patient » [p. 227]).

 

 Daniel Sibony : Ce livre sur l’art contemporain, Création, est le trentième de mes livres, et, parvenu en ce point de mon œuvre, je dois vous dire que la question de l’utilité (à quoi ça sert ? qu’est-ce que ça fait ? qu’est-ce que ça permet ?) l’emporte beaucoup sur les manières dont on qualifie mon approche – impressionniste, systématique, paradoxale, avec jeu de mots ou sans… Ce qui m’importe, c’est de savoir si j’ai ou non pu pénétrer le processus de création, si j’ai pu l’éclairer et y puiser aussi une énergie pour ma propre création dans le champ de la pensée – de la clinique, et d’autres approches de l’énigme humaine dans son rapport à l’inconscient. Or, sur le premier point – « Ai-je touché ou non au processus de création ? » –, je reçois de nombreuses lettres d’artistes qui le disent et le confirment en des termes bizarrement proches, comme s’ils s’étaient donné le mot : « Vous m’avez rencontré là où je me croyais seul(e) » ou « Vous m’avez éclairé(e) là où je me sentais dans le brouillard. » C’est curieux. J’ajoute que ces idées que j’ai mises en œuvre dans Création m’aident à faire des « portraits » d’artistes qui, souvent, les émeuvent et les aident à se repérer. Quant au second point, à l’effet de retour sur mon travail, cette « création » m’a impulsé, puisque, depuis ce livre, j’en ai écrit deux autres, l’un, intitulé Lectures bibliques, qui donne une nouvelle approche de la Bible comme création symbolique, qui, du reste, parle aussi de « la création », celle d’un monde ou d’un peuple ; et cela nous change des points de vue religieux ou antireligieux qui, faute d’un répondant historique et réaliste de ce qui est dit, rejettent l’ensemble. L’autre livre, qui vient de paraître, L’enjeu d’exister, donne une analyse des psychothérapies en vogue en ce qu’elles sont ancrées dans l’inconscient, qu’elles le veuillent ou non ; ce qui permet de revenir sur la psychanalyse d’un autre point de vue que j’appelle « passation d’être », et cela aussi implique un rapport à la création.
Les trois sources qui ont nourri ce travail sur l’art, c’est, d’une part, l’expérience clinique qui donne une bonne connaissance du narcissisme et du symptôme, ce qui me fait dire que l’œuvre d’art est un symptôme présentable, contrairement au symptôme qui est une œuvre « imprésentable », voire non montrable (mais cela n’exclut pas que certains la montrent). C’est aussi ma connaissance intime de l’art moderne et actuel, sur laquelle je m’ex­plique. C’est, enfin, mon propre travail créatif sur des domaines comme l’essence de la technique, le rapport au corps, au théâtre et à d’autres recherches, d’où se dégagent des notions clés que j’ai ici utilisées ; comme le « rapport à l’être », dont le rapport à l’inconscient n’est qu’un aspect ; la notion clé d’entre-deux, qui ouvre le livre sur la scène de l’entre-deux narcissique où artiste et spectateurs se rencontrent et croisent leurs narcissismes : chacun apporte le sien en état de manque et le retrouve différemment comblé.
En outre, ce n’est pas en tant qu’analyste que je me sens proche de l’artiste, c’est en tant que chercheur, écrivain, qui, en même temps, est analyste. Votre citation : « Je me sens proche du peintre en “transe” » se poursuit : « Certes, ma matière, ce sont les mots et les moments de l’écoute ; celle du peintre, c’est le regard, même s’il vise l’invisible ; mais les deux pratiques, écrire et peindre, sont proches par leur quête de la “lettre”, du grain de l’être. » (P. 226.) Et vous faites bien de pointer que l’artiste à l’œuvre tient de l’analyste et du patient, car, s’il associe sur sa matière, comme le patient, il donne aussi de temps à autre de grands coups « interprétatifs », comme l’analyste. L’artiste, il est les deux et l’entre-deux.
Une autre idée m’a stimulé : « Il y a un besoin de création, un besoin de recréer le monde », et lorsqu’on ne le peut pas, faute de moyens, « on a besoin d’avoir des nouvelles de la création ». L’idée me vient de mon passé de chercheur en mathématiques ; mais l’existence de ce besoin est facile à repérer, ne serait-ce que dans la manière dont le public s’approprie parfois les œuvres : comme s’il avait envoyé le créateur les lui chercher, se donner du mal pour les extraire et les lui apporter sur un plateau, comme un bien qui lui revient, en propre. C’est patent en littérature. Le narcissisme du public est remarquable.
En tout cas, dans Création, j’ai dégagé des voies d’approche de l’œuvre assez nettes pour opérer, mais pas assez pour être facilement répétables. Par exemple, la question clé : « Qu’est-ce que l’artiste a aimé en faisant cette œuvre ? » ou « Par quoi est-il atteint, affecté ? », « Qu’a-t-il voulu réparer ? » et d’autres questions ne font pas « système » interprétatif. Je n’ai pas fait une psychanalyse de l’art contemporain, j’ai « nagé » et avancé entre analyse et art, là où les deux se croisent et se séparent. J’ai montré en passant que la « psychanalyse » d’Anzieu sur Bacon, par exemple, était décevante, car trop captée par un système, justement, et toujours le même : mère terrifiante introjectée et père « carent »… Elle passe à côté du processus de création. Or, l’interprétation qui élude l’événement pour se fixer sur un état, fût-il de détresse totale, « passe à côté ».
Enfin, vous qualifiez mon propos d’apologétique : c’est vrai que j’ai trouvé un grand intérêt à penser l’art actuel (d’ailleurs difficile à nommer, peut-être innommable, « contemporain » ne convient pas…), mais il comporte, c’est évident, beaucoup d’échecs, de ratages, de bluffs ou d’escroqueries, chacun le sait. Même les pratiques réglementées en comportent, a fortiori…

 

 C. T. : La théorisation dont j’évoquais la consistance dans mon observation précédente repose, à mon avis, sur l’articulation de trois hypothèses. L’une concerne le rapport de l’artiste à la réalité banale (des objets) qu’il déconstruit à l’infini, au gré de ses symptômes, pour y insuffler de la vie et faire naître quelque chose « aux confins de l’imaginable ». La deuxième intéresse les rapports de l’artiste et de son public, caractérisés, selon vous, par le couplage de deux narcissismes se fondant dans le corps de l’œuvre et « donnant à jouir », en tout cas à aimer, dans la réciprocité (« en face de l’œuvre, nous sommes témoins d’une histoire d’amour »). La troisième est liée à votre définition de l’art contemporain qui, à la différence de l’art moderne, aurait pour vertu de proposer des œuvres figurant un entre-deux, autrement dit, en schématisant, un passage entre deux réalités, ou un transfert de regard dans un espace triangulaire (l’artiste, l’œuvre et le public), ou un voyage entre émergence et décomposition. Ces éléments différemment combinés, agencés, forment la trame, plutôt le canevas sur lequel vos commentaires et interprétations à propos d’œuvres majeures de l’art contemporain prennent un relief particulier. Comment justifier cette combinatoire qui s’apparente à un meccano dont les principes de composition n’apparaissent en pleine lumière qu’à la fin du jeu ?

 

 D. S. : Je ne sais pas si je mets en œuvre une « mécanique » de l’art contemporain, ou alors elle aurait des aspects quantiques, avec des sauts, des paradoxes, des appels, des abstractions dans des espaces infinis ; pourquoi pas ? Déjà, en pointant vos « trois hypothèses », vous voyez que leur triangle se casse très vite : vous parlez du rapport entre l’artiste et la réalité banale, puis de l’artiste à son public, cela ferait un beau triangle. Mais voilà que ma « définition de l’art contemporain » comme producteur d’entre-deux, de passage entre deux réalités, vient dédoubler le rapport de l’artiste à la réalité, ce qui produit non plus un triangle mais un tétraèdre, un polytope à quatre sommets : artiste, réalité 1, réalité 2, public. Du coup, le public lui-même subit cette division, cet effet d’entre-deux, qui va aussi faire retour sur l’artiste. Et là, on approche de plus près une idée majeure du livre, à savoir que l’art actuel est une façon d’« encaisser » – dans tous les sens du terme – la propagation de la faille, à travers l’œuvre, l’artiste et le public ; la faille étant celle qui nous sépare de notre origine tout en l’impliquant, ou sépare l’être et ce-qui-est, ou sépare (et relie) nos états actuels et nos possibles fantasmés, etc. C’est à ce niveau que le rapport à l’être se trouve impliqué, et il comporte le rapport à l’objet-devenant-sujet, le rapport à soi et à l’autre-qu’on-se-révèle-être, le rapport au potentiel des possibles. L’art actuel tente de vivre ce rapport sur un mode original, avec ses tares et ses trouvailles, ses jeux plus ou moins inspirés et ses ressassements. Le fait qu’il s’y essaie m’a paru essentiel et nouveau ; cela renouvelle la question de l’existence et de la rupture, selon une ligne ou une arête assez aiguë, typique des œuvres actuelles qui s’accrochent entre détresse et jubilation, accomplissement et déprime, « émergence et décomposition ». Ce qui marque le plus aigu de l’art actuel, ce n’est pas seulement que ses œuvres « figurent un entre-deux », comme vous dites, c’est que celui-ci, inconsciemment, cherche à être au plus près de la faille ontologique, de la déchirure narcissique, de la rupture d’identification ; autrement dit, à se faire l’écho d’un impossible identitaire, assumé comme tel. En quoi l’art « contemporain » (je m’ex­plique sur le paradoxe de ce terme) est aux antipodes d’une certaine pathologie narcissique-identitaire que nous voyons déferler à des niveaux planétaires. Et c’est très fort de torpiller les repères identitaires, de montrer en quel sens l’identité est inutile, sans basculer dans le délire.
Il s’agit moins d’« exprimer » la réalité (même distordue pour être encore plus « expressive ») que de créer des réalités, de mettre au monde des œuvres, des créatures dont on peut se demander si elles existent ou pas. Non pas si elles sont réelles ou fantasmées, mais si elles ont de l’existence ou pas et, si oui, de quel ordre, de quelle consistance, elle relève. Ce qui nous renvoie par des biais simples mais radicaux à notre question : « Est-ce qu’on existe ou est-ce qu’on fait semblant ? », et jusqu’à quel point ? (N’oublions pas que nous sommes envahis d’« événements » qui, à l’évidence, n’existent pas ou s’effacent l’un par l’autre.) C’est par ce biais que, sans le vouloir, l’art actuel pose des questions éthiques. D’autant que, lui aussi, n’échappe pas à ce besoin d’événements souvent factices (où il se passe très peu de choses), mais il ne s’y réduit pas. Et c’est sans doute à ce niveau de l’existence que mes propos sur des œuvres précises ont eu leur nécessité, comme si je parlais de créatures vivantes qui ont une existence particulière et font partie du jeu de  l’être. Sachant que l’essentiel du jeu nous porte à ses limites, ses mutations, l’important n’est pas tant qu’on puisse y jouer, c’est qu’on puisse changer de jeu. C’est ce qui distingue le jeu de l’être – qui comporte la création – de tout programme de jeu et de toute « mécanique » simple. (Dans les mécaniques réelles, c’est plus riche : la manière dont se joue la simple coprésence de trois ou quatre « corps » dans l’espace produit d’incroyables complexités.)
Le lecteur verra que je suis trop impliqué par l’enjeu d’exister pour jouer au mécano avec l’art en mixant « philo » et « psy ». Vous parliez de leur interférence, elle mérite réflexion : quand je réfléchis en analyse à tel problème, je me trouve en deçà ou en marge des concepts « psys », comme s’il fallait les transformer pour s’en servir ou aller puiser à leur source avant qu’ils ne se figent. C’est que la psycha­nalyse n’est pas une science, je l’entends plutôt comme passation d’être ou transmission d’entre-deux, et c’est par là qu’elle croise le mouvement de l’art actuel.

 

 C. T. : Vous évoquez abondamment, dans la première partie de votre ouvrage, le mouvement de Mai 68 dont vous mettez en exergue les aspects joyeux, débridés, effervescents, iconoclastes, pour les rapprocher des audaces de l’art contemporain. Plus que cela, vous établissez des liens de causalité réciproque ou circulaire entre le happening de Mai 68 et l’idée contemporaine de l’œuvre d’art, en soulignant la finalité commune de nourrir une posture narcissique.
N’est-il pas schématique ou réducteur de lier trop étroitement l’épanouissement de l’art contemporain et le mouvement contestataire de Mai 68 ? Des courants importants de l’art contemporain comme l’action-painting, l’expressionnisme abstrait, le pop’art, le ready-made… n’ont-ils pas atteint leur pleine maturité antérieurement aux révoltes sociales et culturelles des années soixante ?

 

 D. S. : Il est intéressant que vous ayez gardé cette impression sur l’« effet 68 », car, en réalité, j’y consacre six à huit pages sur près de trois cents et j’en retiens non pas l’aspect joyeux ou débridé, mais l’aspect performatif : par exemple, une façon d’occuper les lieux sans vouloir rien de précis, sinon la « reconnaissance du mouvement » qui consiste… à occuper les lieux. C’est cette autoréférence narcissique qui m’a parue, en amont et dans le sillage de Soixante-huit, un trait typique de l’art actuel. Mais, loin que Mai 68 en soit la cause, il en est plutôt l’écho, la résonance, le symptôme, sans doute aussi le catalyseur. Surtout dans le couplage des deux narcissismes, celui de la masse et de ses meneurs, figurant d’une certaine manière celui de l’artiste et du public, aucun des deux n’ayant une identité tenable ou vraiment définie. Non que ce couplage soit l’essentiel de l’art actuel ; c’est plutôt le croisement, la traversée l’un par l’autre de ces deux narcissismes, donc aussi bien leur brisure que leur réparation mutuelle qui est frappante. En outre, il y a une façon de faire œuvre avec la présence, celle des corps, des gestes, du manque, du rien – que l’on retrouve dans cet événement et que l’art actuel a répercutée. La notion d’événement vide aussi, ou de pur événement, où il ne se passe rien d’autre que le désir – poignant – qu’il se passe quelque chose. Désir de passage, de passation, où se repère aussi l’entre-deux-générations, dont le problème a toujours hanté les artistes, mais plus encore de nos jours, et qui fut assez aigu autour de Soixante-huit, en même temps que la question de l’autorité. Quand les œuvres sont ou semblent facilement imitables, la question de l’autorité se pose aussi ; et elle n’est pas sans lien avec celle de la valeur, qui est, comme vous le savez, un point névralgique de l’art actuel, le point où ça s’affole souvent (sur le prix des œuvres) ; et c’est le lieu par où le système spéculatif fait son entrée. Avec aussi, en filigrane, la question de l’origine, par exemple sous la forme de la première œuvre : ce monochrome, vous pouvez le répéter, mais la première fois qu’il constitue n’est pas reproductible, si ce n’est dans une deuxième, puis une énième fois. Ce qui me fait dire que l’art actuel est le don des commencements, l’acte où l’origine se redonne et repart autrement. En quoi l’œuvre comme telle est symbole de création. Tout cela n’est pas cause ou conséquence de Soixante-huit, mais en résonance avec. Ne serait-ce aussi que par cette question qui fut lancinante à l’époque et qui se rapporte à l’origine : Au nom de quoi (dites-vous ceci ou faites-vous cela…) ? Au-delà de la « contestation » que l’art actuel a reprise en même temps qu’engendrée sous forme de « ruptures », il y a cet « au nom de quoi ?… » qui revenait comme une ritournelle et qui s’est retrouvée dans l’art actuel, dans un certain ­travail du nom propre : celui de l’artiste, du mouvement auquel il s’identifie, des ruptures qui s’ensuivent et des « issues » qui se multiplient. On est toujours en manque de nom et pas seulement de renommée. Certes, ce questionnement sur le nom s’accompagne de spéculations financières pour faire exister certains noms, mais il y a là une exploration de l’acte, hautement symbolique, de nommer. Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’œuvres sont innommables et que la question de leur « titre » vaut à elle seule toute une recherche. C’est là aussi que l’innommable de l’art actuel fait son travail…

 

C. T. : Vous avez sans doute raison de souligner la prégnance du corps, mis à nu, dans l’art actuel, qu’il s’agisse de sa représentation plastique – souffrante, torturée ou triomphante et provocatrice – ou du dévoilement narcissique – résultat d’un travail sur soi – du corps de l’artiste (par exemple les performances de Marina Abramovic ou d’Orlan, connues dans le milieu artistique). Vous avez aussi raison d’évoquer, à ce propos, un partage narcissique entre le créateur et son public. Le plus intéressant, me semble-t-il, est le glissement que vous effectuez des arts plastiques à la littérature (notamment la littérature érotique, dont l’un des joyaux est l’ouvrage de Catherine Millet) – vous auriez aussi bien pu évoquer les productions récentes dans le domaine du théâtre, de la chorégraphie ou du cinéma –, glissement qui témoigne, à mon sens, de l’universalité de la tendance à l’exhibition et au don du corps dépouillé ou soumis dans l’art. En allant plus loin dans cette direction, votre analyse aurait peut-être amorcé la pente vers la prise en compte plus nette des évolutions dans l’ordre des mentalités et de l’imaginaire collectif. Qu’en pensez-vous ?
Par ailleurs, pourquoi ne pas avoir abordé plus frontalement (autrement que de manière discrète et allusive), par exemple lors de l’allusion au tableau de Gustave Courbet L’Origine du monde, l’une des dimensions cardinales de l’art actuel et de l’idéologie libertaire, à savoir l’érotisme ou l’érotisme pornographique ?

 

 D. S. : Parce qu’en un sens l’érotisme, loin de découvrir le corps comme il le prétend, le noie dans une promesse de possession et de jouissance qui, même si elle est tenue, ce qui est rare tant l’illusion pulsionnelle est aveuglante, n’atteint pas les vrais enjeux de l’art actuel qui relèvent du corps comme tel, de son irruption, de son opacité matérielle, son existence brute, ses compromis avec l’âme, la mémoire qui, elle aussi, est corporelle à sa façon. On est souvent entre le corps de la mémoire et la mémoire du corps. Le sous-titre de la biennale de Venise (2007) était Penser avec les sens, sentir avec la pensée. On dirait un écho de mes « entre-deux ». Si le corps est prégnant dans l’art actuel, ce n’est pas parce qu’il est « érotique », c’est parce qu’il est la part visible de nous-mêmes qui affronte les chocs de l’être et de l’événement, y compris, bien sûr, le choc de l’autre sexe et l’événement de l’amour. Mais il s’agit de la mise à nu de l’humain. La « porno », elle, a une limite évidente : c’est du connu, c’est fait pour être consommé par des sujets dans le besoin, et on ne peut pas écorcher le corps pour qu’il en dise plus si on n’a pas soi-même plus à en dire. La pornographie est une industrie sérieuse, et ses promoteurs ont vite compris que les contraintes industrielles n’étaient pas toujours artistiques ; bien qu’ils misent aussi sur cet aspect (sur l’aspect art et anti-art, c’est-à-dire… art actuel). L’art actuel peut fournir une pensée de la pornographie ou de l’érotisme, mais connaissez-vous des œuvres vraiment « bandantes » ? Si oui, signalez-les, on verra si cela augmente leur valeur.
Cela dit, j’aime que vous trouviez des incomplétudes dans ce livre, même si ces manques que vous pointez ont chacun fait l’objet d’une recherche par ailleurs, ne serait-ce que dans mes Événements – où, dans quelques séries d’articles, j’essaie de suivre, comme vous dites, « l’évolution des mentalités ». Mais la clinique (et l’entre deux générations) nous offre là-dessus de meilleurs points d’observation. Simple exemple : la tendance à l’exhibition du corps ; elle se double d’un repli mental, d’un retrait affectif, qui donnent à réfléchir. Globalement, la libération est mince ou, plutôt, on est « libérés », mais pas vraiment libres. C’est curieux.

 

 C. T. : En vous intéressant à l’identité de l’artiste et à la place qu’y tiennent ses œuvres, vous rejoignez certains des axes de réflexion et de recherche psychosociologiques. L’idée (antisubstantialiste) de processus qui spécifie le caractère dynamique, ouvert et composite de l’identité, celle de conflictualité interne, celle d’inachèvement, celle de résonance ou d’interaction entre psychisme individuel et mécanismes collectifs liés aux structures sociales, etc., sont partie intégrante de l’acquis théorique des sciences humaines. Pour m’arrêter sur un point particulier de votre discours, je trouve que l’hypothèse selon laquelle l’artiste prendrait en charge ce « voyage », cette errance de chacun de nous vers « un soi » introuvable est séduisante. Pouvez-vous développer et étayer cette proposition ?

 

 D. S. : D’abord, je suis heureux de rejoindre ces axes et ces recherches « psycho­sociologiques », d’autant plus que je ne les connais pas. C’est toujours mieux de se rencontrer sans le savoir. Plus sérieusement, les sciences humaines peuvent toujours estampiller ces « acquis » comme on stocke des composants naturels ou chimiques, ce ne sont pas elles qui les expérimentent, ce sont les artistes ; et c’est cette expérimentation, cette épreuve voulue et risquée que j’ai tenté de suivre, sur un mode créatif. J’ouvre au hasard le livre (p. 186) : « l’acte créatif est un transfert de lumière d’être » ou (p. 251) : « sublimer c’est agir “avec” ses pulsions sur une matière pour l’“élever” et produire l’événement qui retombe de toute sa hauteur sur l’autre qui le reçoit », ou encore (p. 260) : « la beauté, somatisation de l’amour ». Dans quel chapitre des sciences humaines cela se trouve-t-il ? Ces propos sont « autres » que scientifiques. De même, l’idée que vous rappelez du voyage de chacun vers un soi introuvable, voyage que l’artiste prendrait en charge. Elle vise la « magie » créatrice et son transfert à l’autre : l’artiste est en proie à son être et à sa matière, il tente de la porter à son point de transmutation, il y met un bout de sa vie et, en montrant la créature qui en sort, il transfère ce processus – ou sa simple image – sur le spectateur qui avait déjà transféré sur lui, sur l’artiste, le désir de voir ça, de savoir ce qu’il en est du côté de la création, des origines, de là où c’était lui à son insu… L’artiste revit pour le public – et tente de lui transmettre à plus d’un niveau – ce voyage que vous évoquez, qui oscille entre aimer ce qu’on fait et faire ce qu’on aime pour non pas atteindre un soi mythique et illusoire, mais pour faire un je à partir de tous les jeux qu’on a pu supporter.

 

 C. T. : Au terme de la lecture de votre livre, on pourrait avoir l’impression – peut-être à tort, car l’orientation transgressive et subversive de l’art contemporain par rapport à l’ordre social est assez largement abordée – que votre démarche procède d’une sorte de décontextualisation idéologique et sociologique. Pour ne retenir qu’un point, on peut constater qu’à aucun moment vous n’envisagez le public de l’œuvre d’art comme socialement et culturellement différencié, stratifié, hiérarchisé, inégalement impliqué dans la relation internarcissique évoquée plus haut.

 

 D. S. : Je n’ai pas tiré les artistes et les publics de leur contexte, car celui-ci va avec, il est « compris » dans la texture de leur rencontre que j’analyse et dans les enjeux créatifs qui occupent mon texte. Cela dit, ce ne sont pas les airs transgressifs qui opposent l’art à l’ordre social, c’est aussi l’inverse : l’art actuel a un rôle de conservation, en aérant les consensus quand ils sont trop étouffants ; et il en crée à son tour. Les publics, toute origine confondue, viennent vers l’art avec une demande béante : donnez-nous des nouvelles de la création, donc aussi de l’origine, de la nôtre et de la vôtre. Cela n’empêche pas que s’érigent des modes, des tendances, des sectarismes, etc., mais cela fait partie des fantasmes et réalités que l’art actuel brasse en images (les effets de réel étant, eux, assez variables). Les différences dites « réelles » dans le public – niveaux social, économique… – sont souvent recouvertes par des tendances, des étiquettes, des coteries, qui ont leur réalité, souvent plus prégnante. Je me souviens qu’une fois j’ai envoyé un texte sur un peintre à Art Press et l’on m’a répondu que le texte était superbe et qu’on le publierait volontiers si j’effaçais le nom du peintre – Et pourquoi ? – Parce qu’il n’est pas d’avant-garde et que notre revue l’est. Alors, imaginez le drame des artistes dans le dédale des réseaux…
En tout cas, à travers toutes les différences de tendances et d’idéologies (et qu’est-ce qu’une idéologie sinon une promesse de se regrouper pour jouir ensemble d’une idée devenue idole ?), disons que l’art actuel rappelle surtout que la création est un enjeu pour chacun. Naguère, l’artiste était en déphasage par rapport à son époque, aujourd’hui il l’est par rapport à lui-même ; et, dans cette faille essentielle, à l’œuvre chez tout un chacun, il entre en contact avec l’être créateur ; là où se posent et où travaillent la question de l’origine et celle de l’amour. Après tout, c’est sur cette question de l’amour que chacun renaît et s’effondre, revit et se déprime ; et l’artiste actuel y est pris, et la prend à bras le corps, il fait l’amour « avec » sa matière, il y prolonge l’enjeu de l’amour et du rapport sexuel pour en extraire quelque chose de vivant, qui, après coup, acquiert une certaine beauté, distincte de la beauté initiale ou convenue. C’est là que la beauté arrachée par l’art actuel à l’esthétique agit comme fixation de l’amour, somatisation comme je le disais. Et c’est vrai dans tous les contextes. À tous les niveaux, la nécessité de l’amour et celle de la création se recoupent : l’amour veut « dire » avec des mots qui soient de la chair et avec de la chair qui, à son tour, devient des mots (qu’on appelle d’amour, mais qui peuvent devenir des symptômes). L’exigence créative est du même ordre, sa jouissance est en elle, mais elle rayonne tout autour. L’artiste et l’œuvre en cours sont deux amants pris dans le désir de se « dire » leur amour, et s’ils arrivent à le rayonner, c’est réussi, c’est beau (au sens transesthétique.) Et j’y insiste, aujourd’hui, l’asphyxie consensuelle est telle que les lieux d’art contemporain peuvent vous donner une bouffée d’air, quel que soit votre « niveau social ». J’ajoute qu’il y a aussi la psychanalyse renouvelée, que j’appelle « passation d’être » : avec l’art, elle est une reprise féconde de l’origine et de l’amour ; reprise, rejouée, travaillée, éclatée, déjouée, objet de rappel et de création continue ; elle s’offre aux gens de tout « niveau » et de toute idéologie.
Bref, le fait que les repérages proposés dans ce livre soient vécus de façon différente selon les groupes sociaux ou les « niveaux » culturels n’empêche pas qu’ils soient vécus. Bien sûr, les gens ne sont pas regardés par une œuvre de la même façon, tout comme ils ne la voient pas du même regard. Mais les « fragments d’être » que nous sommes, tous différents, sont tous reliés à l’être. Au fait, observez les longues queues qui s’étirent à l’entrée des musées ou des grandes « expos » : elles sont hétérogènes, hétéroclites, multicolores, mais elles relèvent d’un même désir de création. Je ne regrette pas d’avoir mis ce titre, et j’espère l’avoir, si peu que ce soit, honoré. ■

 

Bibliographie

Sibony D., 2007, L’Enjeu d’exister, Paris, Le Seuil.
Sibony D., 2007, Le Peuple psy, Paris, « Points-Essais », Le Seuil (réédition).
Sibony D., 2006, Lectures bibliques, Paris, Odile Jacob.
Sibony D., 2005, Création. Essai sur l’art contemporain, Paris, Le Seuil.
Sibony D., 1998, Le Corps et sa danse, Paris, « Points-Essais », Le Seuil, 1995.
Sibony D., 1997, Le Jeu et la passe. Théâtre et identité, Paris, Le Seuil.
Sibony D., 1989, Entre dire et faire. Penser la technique, Paris, Grasset.

 

Pour citer cet article

Sibony Daniel, Tapia Claude  ‘‘L’artiste et son public dans l’art contemporain‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/l-artiste-et-son-public-dans-l-art-contemporain

Partage sur les réseaux sociaux

Abonnez-vous !

pour profiter du Journal des Psychologues où et quand vous voulez : abonnement à la revue + abonnement au site internet

Restez Connecté !

de l'actualité avec le Journal des Psychologues
en vous inscrivant à notre newsletter