Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Larzul Stéphane
Présentation
Le modèle du fonctionnement mental adulte est trop souvent appliqué aux enfants. Le jeune enfant construit et révise en jouant et en communiquant de nouvelles « théories de l’esprit ». L’auteur nous propose de remiser nos illusions pour observer « comment pensent les enfants ».
Mots Clés
Détail de l'article
De la pratique à la recherche
C’est fin novembre, en cours de cp, que l’enseignante de Tom L. fait appel au réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED). Tom est âgé de six ans, il est le second d’une fratrie de trois enfants : son frère aîné a sept ans et sa petite sœur deux ans. L’enseignante le décrit comme étant autonome en classe, mais elle s’interroge : « Je ne comprends pas comment il fonctionne : est-ce sa timidité, son anxiété, un manque de confiance, des difficultés langagières ? Comment l’aider en classe ? » Les parents sont demandeurs d’aide et viennent à chaque rendez-vous proposé. Madame L., en congé parental, m’informe que Tom bénéficie d’un suivi orthophonique depuis un an en raison de difficultés articulatoires persistantes depuis la grande section de maternelle. Les parents et Tom donnent leur accord pour qu’un bilan psychologique et qu’une synthèse entre les différents partenaires (psychologue scolaire, orthophoniste et enseignante de la classe) soient organisés.
Le bilan psychologique comprend les EDEI.R (1), un CAT (2) et des dessins. Tom coopère avec le sourire, il est attentif et actif. Ses performances actuelles de niveau moyen aux Edei.r sont très homogènes. Il obtient une note standard de 101 à l’item « Définition de mots », 100 à l’item « Compréhension sociale ». Le dessin du bonhomme est mature et de bonne facture.
Au CAT, quoique les principales thématiques soient abordées, son expression est confuse pour l’ensemble des planches. Il passe d’un pronom à l’autre pour désigner un personnage puis l’autre ; l’auditeur se perd. Il parle spontanément, mais sans adapter sa communication à l’interlocuteur ; il parle pour lui et non pour autrui. Cette singularité m’a alors rappelé qu’à l’item de l’échelle de compréhension sociale : « Qu’est-ce qu’on fait quand on est malade ? », il avait répondu : « On tousse. » La réponse fréquente étant : « On appelle le docteur ou on prend des médicaments. »
La réunion de coordination révèle que Tom est coutumier de ces réponses « à côté ». À l’école, un jour où Tom se plaint d’avoir mal, l’enseignante le questionne : « Où t’es-tu fait mal ? » Il répond : « Là-bas. » L’orthophoniste indique que lorsqu’elle dit bonjour à Tom et lui demande : « Comment vas-tu ? », sa réponse spontanée est : « En voiture. » Ces réponses littérales manifestent des difficultés d’élaboration d’une représentation de ce qu’autrui demande et attend. Difficultés qui ont des répercussions sur l’adaptation sociale et scolaire de Tom.
La lecture de l’ouvrage Comment les enfants découvrent l’esprit, de J. Astington (1999), m’avait fait découvrir les « théories de l’esprit », c’est-à-dire les capacités qu’ont les gens de se représenter les états mentaux des personnes en leur assignant des intentions, des désirs, des croyances. L’auteur y décrit comment l’enfant découvre ces états mentaux non directement observables, privés et fluctuants. Malgré un agenda développemental assez homogène, un certain nombre de recherches révèlent l’existence de différences individuelles. Ces différences dans la compréhension du monde mental ne contribueraient-elles pas à expliquer les difficultés de Tom et celles d’autres enfants en difficulté scolaire et/ou sociale à l’école ?
Depuis une trentaine d’années, les recherches en psychologie ont détaillé l’évolution de la compréhension des émotions, des désirs, des savoirs et des croyances, mais ces études sont encore trop peu diffusées en France auprès des acteurs de l’éducation des enfants.
Les « théories de l’esprit »
Les verbes mentaux, tels que « savoir », « croire », « vouloir », apparaissent dans le langage spontané des jeunes enfants dès leurs deux ans. Leur usage d’abord pragmatique ou conversationnel sert à maintenir l’attention et la communication (Bouchand J., 2000 ; Thommen et Rimbert, 2005). Ainsi, « Je veux ma suce » en présence de l’objet est synonyme de « Donne-moi ma suce » qui n’invoque pas encore explicitement un « désir ». Ce n’est que peu à peu que l’enfant emploiera ces verbes pour rendre compte des états mentaux. Notons que cette utilisation langagière précoce et notre adultomorphisme donnent l’illusion que les enfants ont les mêmes façons de penser que les adultes. Nous verrons combien les cheminements vers la compréhension du monde mental sont parsemés d’embûches.
Vers dix-huit mois, l’enfant accède à la fonction sémiotique qui dissocie le réel et sa représentation, le signifiant et le signifié : l’enfant se reconnaît dans le miroir, évoque des événements grâce au langage, joue à faire semblant (l’enfant qui enfourche les genoux de sa mère en faisant comme s’il galopait différencie le fictif et la réalité). En parallèle, l’enfant entrevoit progressivement les différences entre ses propres désirs et ceux d’autrui, entre ses propres états mentaux et ceux d’autrui. Par exemple, avant sa cinquième année, l’enfant ne comprend pas que sa mère cherche son sac dans le hall alors qu’il a vu ce sac ailleurs. Il n’envisage pas que sa mère agisse selon ce qu’elle se représente de la réalité, alors que cette représentation est fausse. Les chercheurs considèrent l’accès à l’attribution de fausse croyance, dans la cinquième année, comme un tournant important dans le développement des théories de l’esprit : l’enfant comprend qu’autrui peut croire vraie une chose qu’eux-mêmes savent fausse. En effet, quand les enfants comprennent les fausses croyances, ils peuvent alors prédire les actions, les émotions d’autrui, non pas d’après les caractéristiques objectives de la réalité, mais en référence aux représentations, éventuellement fausses, que se fait autrui. Les enfants envisagent alors que les personnes agissent de telle manière parce qu’elles désirent telle chose et qu’elles croient que leur action pourra les satisfaire. Ces théories de l’esprit constituent notre psychologie naïve populaire qui nous permet d’interpréter et/ou d’anticiper les conduites d’autrui.
L’échelle des théories de l’esprit, créée par Wellman et Liu (2004), nous aidera à explorer l’évolution de la compréhension enfantine de quelques états mentaux. Des items à difficulté croissante sont présentés sous forme de petites histoires qui mettent en scène des états mentaux contrastés à l’aide de figurines et d’illustrations.
Mes désirs, tes désirs, leurs désirs
Dans cet item, l’enfant juge que deux personnes (l’enfant lui-même et quelqu’un d’autre) peuvent avoir différents désirs et agissent en conséquence.
Histoire : Voici M. Pol (la figurine est placée entre les dessins d’une carotte et d’un biscuit). Il est l’heure de manger. Alors, M. Pol veut manger quelque chose. Ici, il y a deux choses différentes à manger : une carotte et un gâteau.
Désir propre : Qu’est-ce que tu préférerais manger le plus ? Une carotte ou un gâteau ?
Si l’enfant répond une carotte : Ah oui, c’est une bonne idée, mais M. Pol aime vraiment beaucoup les gâteaux. Il n’aime pas les carottes. Ce qu’il aime le plus, ce sont les gâteaux. (Inversement, si l’enfant répond le gâteau.)
Question : Alors, Dring, c’est l’heure de manger. M. Pol ne peut choisir qu’une seule chose à manger, juste une. Qu’est-ce que M. Pol va manger ? Qu’est-ce que M. Pol va choisir ? Une carotte ou un gâteau ?
Dans cette tâche, les enfants tiennent compte des désirs d’autrui à 96 % entre deux ans neuf mois et trois ans pour expliquer les actions, même quand ces désirs sont différents des leurs. Ici, pour réussir, l’enfant inhibe son propre désir, ce qui tend à contester l’égocentrisme intellectuel et social de l’enfant du stade préopératoire (entre deux ans et six ans) décrit par J. Piaget (1978).
Le jeune enfant tient-il compte des croyances d’autrui quand celles-ci sont en conflit avec les siennes ?
Ici, l’enfant juge que deux personnes (lui-même et quelqu’un d’autre) ont différentes croyances à propos d’un même objet, quand ni l’un ni l’autre ne savent où est l’objet. Une fillette, Gaïa (la figurine), cherche son chat, l’enfant choisit le lieu où il pense que le chat est caché (garage/buisson). La figurine fait le choix inverse de celui de l’enfant. On demande ensuite à l’enfant où Gaïa va aller chercher son chat.
Dès leur troisième année, les enfants commencent à tenir compte des croyances d’autrui (différentes des leurs) pour en anticiper les actions : ils réussissent à 66 % entre deux ans cinq mois et trois ans, à 90 % entre trois ans un mois et trois ans cinq mois. Ici, l’enfant inhibe sa propre croyance ; cela tend encore à contester l’égocentrisme intellectuel et social de l’enfant du stade préopératoire (entre deux ans et six ans) décrit par J. Piaget (1978). À partir de la quatrième année, les enfants tiennent compte non seulement des désirs, mais aussi des croyances pour prédire les actions d’autrui lorsque la réalité inconnue n’entre donc pas en conflit avec leur savoir. Qu’en est-il lorsque l’enfant connaît la réalité ?
Comprendre que tu ne connais pas ce que j’ai vu
On présente un tiroir opaque en demandant à l’enfant s’il sait ce qu’il y a dedans. Puis, le tiroir est ouvert, l’enfant y voit un chien miniature. On ferme le tiroir et on fait entrer en scène Jo, une figurine, en précisant qu’il n’a jamais vu le contenu du tiroir. On demande à l’enfant : « Dis-moi, est-ce que Jo sait ce qu’il y a dans le tiroir ? », puis : « Est-ce que Jo voit ce qu’il y a dans le tiroir ? »
Dans un premier temps, l’enfant expérimente son ignorance du contenu du tiroir. Par conséquent, pourra-t-il attribuer cette ignorance au protagoniste de l’histoire « par simulation » de sa propre expérience passée ? Pourra-t-il inhiber sa propre connaissance actuelle (ce qu’il a vu) ?
Avant la fin de la cinquième année, les enfants répondent souvent : « Oui, Jo sait ce qu’il y a dans le tiroir » et, spontanément, avec aplomb : « Non, il ne voit pas ce qu’il y a dans le tiroir. » Cette réponse est nommée « biais réaliste », l’enfant répond en fonction de la réalité qu’il connaît et ne se réfère pas à son ignorance passée. Ce n’est que vers quatre ans six mois que l’enfant commence à envisager une des propriétés les plus simples de l’esprit : on peut penser quelque chose de faux ou d’absent.
Les désirs seuls
ne gouvernent pas toujours l’action…
Dans cet item, l’enfant doit dire où une personne va chercher l’objet désiré quand cette personne a une croyance erronée, alors que l’enfant sait où est l’objet désiré (l’expérimentateur l’en a informé).
Pour réussir, l’enfant doit inhiber sa connaissance de la réalité et également envisager que c’est la croyance erronée qui dirige l’action du personnage qui va alors chercher au mauvais endroit, et non pas son désir de l’objet (aller au bon endroit). À quatre ans neuf mois, 86 % des enfants tiennent compte de la fausse croyance explicite pour prédire l’action inadaptée du personnage. Ils commencent à comprendre que les actions sont basées sur des croyances, même si celles-ci divergent de la réalité.
Mes pensées changent, mes pensées sont différentes de celles d’autrui
On présente une boîte de pansements identifiable et on demande à l’enfant ce qu’il pense qu’il y a dedans (tous répondent des pansements), puis on ouvre la boîte, l’enfant y voit un cochon miniature. On ferme la boîte, on fait entrer en scène Léa, une figurine, en précisant qu’elle n’a jamais vu le contenu de la boîte. Alors, on demande à l’enfant : « Qu’est-ce que Léa pense qu’il y a dans la boîte de pansements ? », puis : « Est-ce que Léa a vu ce qu’il y a dans la boîte de pansements ? »
Ici, l’enfant doit inhiber sa connaissance de la réalité acquise par sa perception visuelle et se référer à sa première croyance et l’attribuer à autrui. Dans cette tâche, l’enfant a expérimenté lui-même le fait d’avoir cru quelque chose de faux. En conséquence, pourra-t-il alors attribuer cette fausse croyance au protagoniste de l’histoire « par simulation » de sa propre fausse croyance passée (croire que la boîte contient des pansements) ? L’enfant âgé de trois ans échoue, il ne tient pas compte simultanément des deux états de connaissances contradictoires (la sienne et celle d’autrui) ou il succombe au biais réaliste. La réussite à cet item, atteinte à la fin de la cinquième année, révèle la possibilité de comprendre qu’en pensée plusieurs représentations du monde peuvent coexister et qu’à ce titre la pensée est différente de la réalité. Notons qu’à cet âge, ils ne parviennent pas encore à expliquer la raison des fausses croyances.
L’enfant de trois ans ne tient pas compte de la fluctuation de ses connaissances. Après avoir vu le contenu de la boîte trompeuse, il prétend qu’il savait très bien au départ ce qu’il y avait dedans. Ce qui, notons-le, exaspère les adultes ; nous pensons qu’ils mentent sciemment, ce qui est indésirable socialement et scolairement.
Certaines de ces épreuves requièrent la capacité de se représenter ses représentations passées. Or, acquérir de nouvelles connaissances et stratégies d’apprentissage dépend souvent de la compréhension des changements de représentations. Analyser sa pensée et ses erreurs, c’est réfléchir à l’origine et aux conditions de possibles représentations multiples : c’est la métacognition (3). Le développement des théories de l’esprit ne pourrait-il pas en être l’un des précurseurs ?
Qu’est-ce qui favorise le développement de la compréhension des états mentaux ?
Lorsque les conversations familiales, particulièrement avec la mère, évoquent les états mentaux, les enfants parlent plus souvent spontanément des émotions et des pensées d’autrui, participent plus à des échanges verbaux sur les relations causales entre les états mentaux et les comportements, ont plus de jeux coopératifs avec les autres (Dunn et al., 1991).
La taille de la fratrie semble aussi jouer un rôle positif sur l’élaboration des théories de l’esprit chez les enfants dont le niveau de langage est moins élevé. M. J. Jenkins et J. W. Astington (1996) font l’hypothèse que la présence d’une fratrie augmente la fréquence des confrontations de points de vue et la justification des comportements qui favoriseraient l’évocation explicite des états mentaux de chacun. Ces échanges dans la fratrie auraient même plus d’influence sur le niveau de maîtrise des états mentaux que les échanges avec un adulte. L’enfant face à un adulte se rangerait plus souvent de son point de vue par obéissance qu’il ne le ferait avec une fratrie ou ses pairs.
J. W. Astington et M. J. Jenkins (1995) montrent un lien positif entre la pratique sophistiquée de jeux de faire semblant avec des pairs et l’attribution de fausses croyances. Comment interpréter ce lien ? Les jeux de faire semblant stimulent-ils la découverte du monde mental ou est-ce la compréhension du monde mental qui permet à l’enfant de prendre en compte les points de vue d’autrui dans les jeux de faire semblant ? Ne peut-on pas concevoir que l’élaboration des théories de l’esprit et la qualité des jeux symboliques entretiennent des relations de constructions réciproques ?
Comprendre autrui à l’école
Aujourd’hui, à l’école maternelle, dès la moyenne section, alors que les enfants ont entre quatre et cinq ans et se situent en plein développement des fausses croyances, les coins jeux, les jeux libres, les jeux de faire semblant, le dessin libre, se raréfient tandis qu’on y voit une inflation des fiches de travail individuel. Les conversations en petits groupes avec des pairs sont fréquemment proscrites, excepté en récréation. L’école sollicite plus la réponse de l’enfant à des tâches scolaires, souvent très abstraites, que l’élaboration de sa propre pensée et de celle d’autrui. À l’appui des recherches précédemment exposées, mon intuition est que le travail solitaire de l’enfant face à une fiche individuelle, qui ne sera pas aussitôt corrigée, et les réponses isolées de l’enfant dans les activités langagières avec toute la classe face à l’enseignant expert, ne favorisent pas la compréhension des intentions, des pensées, des savoirs, des croyances. Ces activités ne permettent pas à l’enseignant de saisir les représentations des états mentaux qui guident les réponses des enfants. En retour, l’enfant ne recevra pas une réponse adaptée qui lui permettra de corriger ses théories de l’esprit. En outre, dans les activités sur fiche, l’enseignant attend une autorégulation solitaire difficile à cet âge, il n’y a pas d’échanges sur les états mentaux et épistémiques « je vois, je crois que, je pense que, je sais parce que, je ne sais pas, j’apprends ». L’enfant peut se perdre entre ses désirs (colorier les objets, dessiner plutôt que de les compter) et ceux de l’enseignant. Certains des enfants qui réussissent apprennent-ils à interpréter de manière adéquate la possible satisfaction de l’enseignant sans pour autant comprendre ce qu’ils font pour parvenir à cette réussite ? Ne risque-t-on pas de privilégier l’apprentissage de routines et de savoir-faire instrumentaux acquis par conditionnement ?
Du point de vue du développement, il nous semble que c’est dans les conversations, dans les interactions enfantines dans les jeux – en ce que l’une et l’autre impliquent des échanges d’informations explicites –, que l’enfant construit de nouvelles théories de l’esprit et en révise d’anciennes. Ainsi, dans une relation de causalité en spirale, les expériences de conversations et d’échanges interactionnels dans les jeux soutiennent l’élaboration de la découverte des états mentaux qui, en retour, favoriseraient les représentations de l’activité mentale. Les théories de l’esprit permettraient la régulation des interactions, de la communication et du contrôle de soi et, dans ce sens, contribueraient à la cognition et à l’adaptation sociale. Jouer, communiquer avec ses pairs, c’est aussi apprendre et comprendre.
Mais, à l’école, sollicite-t-on explicitement la découverte du monde mental ? Cette connaissance du monde mental est-elle supposée préexister ou son évolution progressive est-elle inconnue des pédagogues ?
Nous tenons à remercier H. M. Wellman et D. Liu qui nous ont autorisés à utiliser leur échelle que nous avons traduite en version française. ■
Notes
1. Perron-Borelli M., 1978, Échelles différentielles d’efficiences intellectuelles, forme révisée, 1996, ECPA.
2. Bellack L., Bellack S. S., 1961, Child Apperception Test, ECPA.
3. Connaissance que l’on a de ses propres processus cognitifs.