La sublimation : un concept majeur

Le Journal des psychologues n°230

Dossier : journal des psychologues n°230

Extrait du dossier : L’examen psychologique : intérêt et renouveau
Date de parution : Septembre 2005
Rubrique dans le JDP : Pages fondamentales > Psychanalyse
Nombre de mots : 4000

Présentation

La nécessité de montrer le caractère insuffisant de la définition courante de la sublimation a incité l’auteur à proposer une autre approche du processus sublimatoire qui occupe dans la métapsychologie une place particulière qu’il convient ni de méconnaître ni de surestimer.

Détail de l'article

Il est difficile de résumer la notion de sublimation qui constitue un concept organisateur en psychanalyse au même titre que celui de pulsion.
Aussi, les questions foisonnent : comment situer l’un par rapport à l’autre le processus civilisateur collectif et les sublimations individuelles ? Peut-on dire que le sujet qui sublime sacrifie sa sexualité au bénéfice de la culture ?
Si la sublimation entre au nombre des mécanismes de défense, que comprendre de ses liens avec la perversion, attestés par plus d’un créateur ? Comment l’enfant acquiert-il la capacité de sublimer ? Et l’adolescent ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec la précocité intellectuelle, le « surdon » ou même le génie ?
 

 

De la nécessité de redéfinir une notion
Freud définit ainsi la sublimation : « La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes et cela par suite de cette capacité spécialement marquée chez elle de pouvoir déplacer son but sans perdre pour l’essentiel de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui n’est plus sexuel, mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation (2). »
Cette définition variera peu par la suite, mais il lui sera adjoint la précision que c’est non seulement le but qui change, mais aussi l’objet, caractérisé par une évaluation sociale positive : « C’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation” (3). »
Le concept de sublimation apparaît donc à la charnière de deux dimensions irréductibles : la vie pulsionnelle, qui ne connaît rien d’autre que la réalisation immédiate de ses buts dans l’ignorance des conséquences, tant vis-à-vis du sujet que vis-à-vis des autres, et la vie collective, nécessaire à la survie individuelle, qui exige des limitations tenant compte des intérêts d’autrui. Nous l’avons examiné selon cette double perspective et selon ce qui en résulte pour l’individu et la collectivité.
Mais, surtout, la sublimation se trouve redéfinie dans ce livre à partir du prolongement et de la mise au travail d’hypothèses brièvement évoquées par Freud qui la situent en relation avec le narcissisme, soulevant alors la question majeure de la place de la pulsion de mort au sein du processus sublimatoire lui-même.
Car on voit poindre la limite du processus telle que Freud la développera avec l’introduction de la pulsion de mort : « Il faudrait peut-être alors se familiariser avec la pensée qu’une réduction de l’écart entre les revendications de la pulsion sexuelle et les exigences de la culture n’est absolument pas possible, que renoncement et souffrance, ainsi que dans l’avenir le plus lointain le danger d’extinction du genre humain à la suite de son développement culturel, ne peuvent être écartés (4). »
Surprenante perspective pour qui penserait que la sublimation est intégralement positive ! En fait, la sublimation constitue une « ruse » dans la mesure où elle perfectionne l’exigence culturelle qui va peser sur le reste des individus, lesquels – n’étant pas nécessairement aptes à sublimer – auront une réaction de haine et de frustration, voire, comme Goebbels vingt ans plus tard, sortiront leur revolver au seul énoncé du mot « culture ».
Avec l’idée d’une sublimation « par l’intermédiaire du Moi » dans le sillage du deuil objectal, les conséquences vont être risquées. Le Moi ne peut, en effet, attirer sur lui la libido du Ça qu’au prix de la double opération d’identification et de désexualisation, cette dernière étant une « sorte de sublimation », comparable à la transformation d’un courant alternatif en un courant continu propre à alimenter une machine. Cet Eros désexualisé se caractérise par sa plasticité, et donc le rend apte à être utilisé pour toutes sortes d’objets. Grâce à quoi l’activité sublimée, en se donnant comme propriété du Moi, renforce son investissement et le sentiment de sa valeur.
Ce livre a donc pour propos de montrer le caractère insuffisant de la définition habituellement reçue de la sublimation qui la limite à une désexualisation du but et à une valorisation sociale de l’objet et de proposer une autre approche du processus sublimatoire. La notion de sublimation en psychanalyse occupe une position paradoxale : jamais totalement définie par Freud, elle est cependant indispensable à l’édifice théorique tant du point de vue individuel que collectif. Sa place est aussi importante que celle du refoulement dont elle constitue soit l’issue positive à l’âge adulte, par opposition à la névrose, soit, dans l’enfance, l’alternative précoce et créatrice. C’est à elle que l’on doit de pouvoir penser en psychanalyse la place et le sens des sentiments de tendresse et d’amitié, des liens sociaux, de l’activité professionnelle, des réalisations artistiques, littéraires, scientifiques, techniques, sportives, etc., et même du plaisir qu’enfants et adultes prennent à affronter les énigmes et à tenter de les résoudre, le plaisir de penser.
Mais, pour comprendre une notion, il faut en connaître l’histoire. Aussi, ce livre s’attache également à rappeler que, d’après ses origines latines, la sublimation désigne essentiellement un mouvement d’élévation (sub ici pris dans le sens de « au-dessus » analogue à super et non comme « en dessous », sens opposé qu’il peut aussi avoir) au-dessus de la « fange » (limus) ou qui implique le passage d’un seuil ou d’une « limite » (limen ou limes). Les alchimistes, au Moyen Âge, confirmeront cet usage en faisant de la sublimation une opération qui consiste à permettre, sans passage par l’état liquide, le retour à l’état solide d’un corps rendu volatil à l’aide d’un appareil : le « sublimatoire ». En arrivant contre la partie supérieure (sublimen) de ce vase clos, le corps volatil se fixe et redevient solide. Il faut avoir un cœur pur pour réussir la transformation alchimique, ce qui connote aussi moralement cette notion. L’élimination de la phase liquide situe le processus à l’opposé des images de la naissance et du milieu utérin pour en faire une opération de maîtrise mystérieuse, secrète et réservée aux hommes, et qui s’opère dans l’« œuf des Sages » où cuit la pierre philosophale. De plus, l’élévation que réalise le « grand œuvre » renvoie à l’ambition, largement illustrée par Léonard de Vinci, de s’arracher à la pesanteur sans se dissoudre dans l’air pour autant, de voler comme un oiseau et, plus prosaïquement, de commander et maîtriser l’érection.
La sublimation en psychanalyse héritera de ces harmoniques complexes de la notion, fût-ce pour s’en défaire comme le fera Freud, reniant la sublimation alchimique au profit d’une Sublimierung dont il tentera, tout au long de son œuvre, de parfaire la définition métapsychologique.
La philosophie avec la notion de « sublime » ne lui ouvrira pas la voie et même contribuera à la confusion initiale de cette notion avec celle d’idéalisation.
C’est à travers le romantisme allemand, en particulier Goethe qui fait de la sublimation une opération de transformation du réel des événements et des sentiments propres à la création poétique, que Freud rencontrera la notion de sublime. Dans la Subliemierung se retrouveront divers aspects de cet héritage notionnel :
• L’idée d’une opération qui implique non un simple accroissement de l’intensité, mais une modification qualitative profonde.
• La place du travail du négatif tel qu’il se retrouvera dans le barrage contre le mouvement spontané de la pulsion le conduisant à une dérivation forcée.
• Le thème romantique du dépassement de soi-même, déjà présent chez Hegel, qui conduira Freud, dans la seconde partie de son œuvre, à situer la sublimation dans une négociation spécifique du narcissisme.
 

Sublimation et mécanisme de défense
Peut-on mettre la sublimation au nombre des mécanismes de défense et quels sont ses rapports avec l’interdit ?
Si la représentation de la digue ou du barrage caractérise de manière simple le refoulement, les deux premiers destins pulsionnels (le retournement dans le contraire et le renversement sur la personne propre) n’offrent qu’une apparence de mouvement ne débouchant sur aucune progression ni changement véritables, puisqu’il ne s’agit que d’inverser une polarité entre deux termes qui demeurent les mêmes. La réalisation pulsionnelle initiale est rendue possible au prix de ces mutations. L’originalité de la transformation sublimatoire tient, à l’inverse, au fait que les buts et les objets primitifs sont abandonnés et que s’ils cessent de l’être la sublimation disparaît. Par exemple, l’acte chirurgical peut être considéré comme la forme sublimée d’une pulsion cruelle qui « ouvre pour voir », mais cela n’implique pas que le scalpel puisse se reconvertir en instrument de meurtre même fantasmatique et, si c’était le cas, on aurait de bonnes chances de voir apparaître des inhibitions professionnelles massives chez le chirurgien.
La métaphore de la dérivation (Ablenkung ou Ableitung) pour qualifier le mécanisme sublimatoire implique un déversement du flux libidinal qui lui évite de stagner derrière la digue initiale, mais ne permet plus de remonter à la source. Celle-ci demeure ignorée et la réapparition du pulsionnel originel, si elle a lieu, est l’occasion de conflits et de troubles graves.
Est-il alors justifié de faire de la sublimation un mécanisme de défense ou ne doit-on pas y voir, au contraire, l’invention d’une troisième voie qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle directe ni celle de la défense et qui peut ignorer l’interdit n’ayant plus à s’y confronter ?
En fait, la sublimation, contrairement à l’inhibition et à l’obsession, possède cette particularité de tenir compte de l’interdit, mais de le dépasser ; ce faisant, elle donne l’impression de l’ignorer.
La genèse de la sublimation n’est pas entendue dans ce livre comme le point de départ d’une chronologie ou d’un ordre repérable, mais comme ce qui fonde les conditions de possibilité de la capacité de sublimer, question qui rencontre celle souvent débattue du rôle respectif des prédispositions et de l’événement. Pour Freud, refoulements et sublimations font partie des dispositions constitutionnelles de l’individu, mais ce n’est qu’une composante à laquelle il convient d’adjoindre le rôle des événements de l’enfance et des expériences de l’âge adulte. Toutefois, parler de la sublimation en la liant à l’évolution des âges de la vie ou des typologies caractérielles, ce qui a été souvent le cas, conduit à une approche nécessairement superficielle, car il n’y a de sublimation que comme processus intrapsychique qui ne saurait s’appréhender à ce niveau de généralité.
Sont évoqués, simultanément, un rappel général concernant l’enfant et l’adolescent et l’examen d’un type de pulsions particulièrement concernées par le processus sublimatoire, soit les pulsions partielles indépendantes des zones érogènes et, parmi celles-ci, la pulsion de voir et la cruauté.
Pour Freud, cet enfant sexuel est aussi, très précocement, porté par un immense appétit de savoir et l’on peut considérer que l’un et l’autre sont intimement liés, précisément du fait de la sublimation. Car la pulsion de savoir ne constitue pas une « composante pulsionnelle élémentaire ». « Son action, écrit-il, correspond, d’une part, à un aspect sublimé de l’emprise et, d’autre part, elle travaille avec l’énergie du plaisir scopique (5). » Toutefois, pour lui, elle n’est pas subordonnée exclusivement à la sexualité, même sous sa forme sublimée, car elle procède d’intérêts « pratiques », c’est-à-dire relevant de l’autoconservation et non de la sexualité.
La définition du concept de sublimation et l’étude de sa genèse conduisent à considérer qu’il concerne un nombre tellement important de champs que le risque majeur est d’en perdre la spécificité qui se confondrait avec la dimension culturelle en général. Aussi, pour tenter une approche plus restreinte et plus clinique, peut-on l’envisager comme « sublimation en acte », « sublimation » différente de « la sublimation » comme processus psychique spécifique, en interrogeant ses conséquences dans la vie sexuelle et affective et dans ces « projets » qui jalonnent et animent la vie d’un sujet. Cette dernière notion demande cependant, au préalable, un théorique éclaircissement complémentaire, afin d’y repérer ce qui relève de la sublimation ou de l’idéalisation.
 

Sublimation et idéalisation
L’aspiration indéfinie au progrès marque l’appartenance érotique de la sublimation qui vise de manière désexualisée des objets qui ont pour caractéristique commune de se situer dans la dépendance du Moi. Freud, tout en niant que la « pulsion de perfectionnement » soit le propre de l’homme, distinguait cependant entre la tendance au développement comme conséquence des forces extérieures qui poussent à l’adaptation et la poussée inlassable à se perfectionner toujours plus qui n’apparaît que chez une minorité. Comme la définition métapsychologique de la sublimation le montre, le mouvement de perfectionnement ou de progrès au lieu de se hâter vers la réalisation pulsionnelle et trouvant, par ailleurs, la voie rétrograde barrée par les refoulements, rebondit en avant dans la direction qui est libre, mais sans espoir de pouvoir achever le processus et d’atteindre le but.
Mais d’où vient que certains individus seulement soient habités par cette soif de progrès et parviennent effectivement à des résultats dont ils font profiter la civilisation sans en être pour autant eux-mêmes satisfaits ? Il s’agit, en fait, non d’une pulsion à part, mais de l’intensité pulsionnelle elle-même qui va pousser en avant vers le perfectionnement pour ne pas envahir de manière traumatique le Moi qui serait submergé par cette intensité libidinale. On a là le schéma inverse du refoulement qui est efficace s’il n’a pas à « traiter » de quantités trop importantes de libido, tandis que la sublimation fonctionnant toujours sur un « surplus » libidinal nécessite sur le plan économique une grande violence pulsionnelle. Toutefois, le point de vue économique ne saurait à lui seul indiquer une direction à cette poussée sublimatoire et c’est donc le lien qu’elle entretient avec les idéaux qu’il faut examiner pour la comprendre.
Il faut fondamentalement rappeler que la sublimation n’est pas l’idéalisation.
Issues toutes deux du sol commun des valeurs, ces notions ne se confondent pas, mais elles sont le plus souvent intriquées. Toutefois, la distance qui sépare l’idéalisation et la sublimation se mesure au chemin qu’il faut parcourir pour décanter les idéaux de leur gangue originelle et poser cet idéal général d’une recherche de la vérité, prise en charge active de la réalité reconnue comme Anankè.
Dans « Pour introduire le Narcissisme », Freud différencie idéalisation et sublimation à partir de l’opposition entre un phénomène partiel, la modification de l’objet qui n’implique pas un changement mais une modification psychique (exaltation, surestimation), et un processus en profondeur qui concerne la pulsion dans sa totalité. Du point de vue économique, l’idéalisation apparaît essentiellement comme une concentration de libido sur un objet support et non comme une modification portant sur la nature de la pulsion. En revanche, la définition de l’Idéal du Moi amènera à une différenciation plus subtile entre ces deux notions en soulignant que, si l’Idéal du Moi requiert la sublimation, il ne peut l’obtenir de force.
Or, l’idéaliste s’illusionne sur la nature de ses pulsions qu’il voudrait conformes à ses idéaux élevés et dont il refuse de voir qu’elles sont restées sous leur forme primitive.
L’Idéal est toujours le projet d’une image de perfection à laquelle il a fallu renoncer, qu’elle concerne l’idéalité du moi propre ou celle des instances parentales. Objet de visée, il introduit un perpétuel décalage et donc une tension qui peut aller vers la dévalorisation de la réalité dans l’attitude dite « idéaliste », que le sujet la fuie au nom d’idéaux utopiques ou qu’il inhibe toute possibilité de réalisation jugée imparfaite en comparaison avec le projet initial. Quel qu’en soit le domaine, l’idéalisation implique toujours la présence d’une mise en scène fantasmatique qui dénie l’objet dans sa réalité pour le rendre conforme au désir et, surtout, à une image qui lui permette de dépasser sa propre ambivalence. Là où la philosophie découvre, derrière les images fuyantes de la caverne, les Idées qui en sont l’origine, l’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence et affirme avoir trouvé le moyen d’éviter un détour dont on sait qu’il s’apparente toujours à une épreuve et à un risque de mort (6). C’est donc précisément à la modification de la relation qu’un sujet entretient avec ses idéaux que l’on peut repérer la présence de la sublimation comme travail intrapulsionnel.
Le moyen de l’obtenir échappe à l’Idéal du moi ; il tient, en revanche, à cette opération complexe qui s’effectue à l’intérieur du Moi, lui-même en renonçant à ses objets et en se proposant en remplacement. C’est avec la notion d’identification que l’on peut avoir une image complète du processus sublimatoire : la source pulsionnelle est constituée par la libido du Moi, l’objet se définit à partir des objets d’identification à l’intérieur du Moi et le but est bien désexualisé, puisque « être comme » est venu remplacer la motion primitive d’amour. Le Moi s’enrichit, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet, et la perte n’est plus autant à craindre puisque l’objet est devenu interne.
Cette capacité dont Freud n’a cessé de souligner qu’elle n’était pas le fait de tout un chacun ou du moins pas au même titre est donnée comme un destin précoce, en particulier dans le cas de Léonard de Vinci, au point même qu’il en vient à faire l’hypothèse d’une prédisposition particulière avec un conditionnement vraisemblablement organique, dont il ne fait que l’hypothèse assez vague, il faut le dire. Le fait général sur lequel il s’appuie est de nature clinique et se limite au constat que toute pulsion « surforte » est « déjà entrée en action dans la toute première enfance de la personne et que sa suprématie fut scellée par des impressions de la vie de l’enfance » et que, en outre, « elle a attiré pour se renforcer des forces de pulsion originellement sexuelle, si bien qu’elle peut plus tard représenter une partie de la vie sexuelle (7) ». Il ne faut pas se limiter à l’exemple qui concerne la pulsion de savoir et donc un paradigme de la sublimation. En fait, ce qui nous est dit ici concerne toute tendance développée à l’excès. Nous sommes ramenés à ce point de vue quantitatif si important en psychanalyse et que l’on pourrait résumer ainsi : c’est la puissance du flux libidinal qui, comme un torrent, va drainer le reste de la libido et la conduire à se sublimer pour entrer au service de la tendance « surforte ». Ainsi renforcée, ladite tendance échappe au refoulement, mais le mouvement peut être incomplet, la conduisant alors à stagner dans la rumination obsédante et sans résultat. Il faut donc que la libido se sublime « dès le début » (von Anfang an) pour pouvoir échapper au refoulement ou à l’obsession qui en est une autre forme. Au facteur quantitatif s’ajoute le facteur temps : il y a une sorte de course entre l’opération de sublimation et celle du refoulement qui permet à la première de lui échapper.
Cependant, le pas est-il passé une fois pour toutes et peut-on perdre les sublimations acquises ?
La réponse à cette question est différente selon que l’on se réfère aux sublimations plurielles, activités ou investissements qui résultent d’une précédente dérivation sublimatoire ou bien à la capacité sublimatoire propre à la libido d’un sujet. Il est d’observation courante que les centres d’intérêt, même ceux qui avaient été passionnément investis, puissent perdre leur attrait, soit qu’ils aient été remplacés par d’autres, soit que celui qui s’y adonnait ait évolué d’une manière qui ne lui permette plus de s’y attacher. Ce n’est que dans ce dernier cas que la question d’un abandon des sublimations se pose, car, dans l’autre, on ne parlera que d’une évolution normale des choix objectaux qui peuvent conduire à abandonner le piano ou la peinture aussi bien que n’importe quoi d’autre parce que d’autres supports libidinaux sont venus les remplacer. En revanche, un sujet qui a vécu des situations traumatiques extrêmes peut être conduit à abandonner ses sublimations au même titre que ses autres investissements antérieurs parce qu’il n’en saisit plus le sens ni ce qui pouvait les lui rendre désirables. La notion même de valeur est alors écrasée dans cette dépression nihiliste qui rend tout dérisoire. Pis, les sublimations passées deviennent alors objet de haine, témoignage du temps d’avant auquel il n’est plus possible de faire retour. Cette victoire de Thanatos nous rappelle que c’est toujours d’Eros que provient la sublimation, mais qu’il n’a pas toujours la possibilité de l’imposer.
Mais le sujet a-t-il pour autant perdu la capacité de sublimer, c’est-à-dire de se créer de nouveaux objets sublimés ? Si l’on en croit la notion freudienne d’une voie sublimatoire établie dès l’origine, cette capacité devrait pouvoir être retrouvée spontanément avec le rétablissement des capacités libidinales du sujet.
Avec la sublimation, le Moi peut se proposer à l’amour du Surmoi en lui disant : « Regarde, tu peux m’aimer, je ressemble tellement à l’image idéale de toi-même que tu as perdue… ». Mais la différence de taille tient dans le fait que ce n’est pas lui, mais ce qu’il fait, c’est-à-dire aussi bien ce qu’il cherche en alliance avec lui, mais dont il n’est pas encore possesseur, que le Moi propose au Surmoi comme objet de substitution.
Il affirme au Surmoi que ce qu’il n’a pas pour lui plaire, il ne l’a pas encore, mais que, tout en renonçant à y prétendre sous une forme immédiate et illusoire, il saura mettre en œuvre toute espèce d’effort, voire de renoncement, pour… ne pas y renoncer ! L’abstinence sexuelle, qui n’a pas grand-chose à voir avec la sublimation ni même avec les conditions qui la favoriseraient, est en revanche une « abstinence de l’âme » qui sait préférer la quête de la vérité plutôt que la vérité toute trouvée.
Le bruit de la vie provient d’Eros et du désir du Moi de se faire aimer par le Surmoi, mais l’aspiration au progrès qui en découle est-elle infinie ? Freud ne croyait pas qu’il y eût en l’homme une pulsion de perfectionnement qui pût l’amener à un niveau de réalisation intellectuelle et de sublimation éthique qui en fît un « surhomme », mais considérait cependant qu’en certains individus se trouvait un mouvement de liaison entre les pensées, analogue à celui des pulsions de vie en général, conduisant par exemple à de nouvelles questions qui en relancent d’autres. Mouvement qui évoque celui de la vie qui repart en arrière pour compliquer et donc allonger le chemin qui la mène finalement à la mort. Toutefois, la voie rétrograde qui conduirait à la pleine satisfaction et donc à la mort étant barrée par le refoulement, il ne reste plus au flux libidinal qu’à se précipiter droit devant lui, si bien que la pulsion de perfectionnement ressemble fort à la fuite en avant du phobique pour éviter de se trouver envahi par les demandes de sa libido. Ce fonctionnement reste celui d’une minorité et ne peut être non plus celui de la totalité de la vie libidinale d’un sujet. Dans le grand concert des pulsions, la sublimation occupe une place qu’il ne convient ni de méconnaître ni de surestimer.  

 

 

Notes

1. De Mijolla-Mellor S., 2005, La Sublimation, Paris, « Que sais-je ? », PUF.
2.
In Die Fähigkeit zur Subliemierung, 1908d, G W VII, p. 150, traduction française in La Vie sexuelle, PUF, p. 33.
3. Freud, 1933a-1932,
Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, GW XV, p. 103, OC, IVX, p. 179.
4.
Ibid.
5. Freud S. , 1905 d, GW V,
Trois Essais sur la théorie sexuelle, p. 95.
6. Pour un développement de ce point de vue, cf. De Mijolla-Mellor S., « Idéalisation et sublimation »,
in Topique n° 82, 2003.
7. Freud S., 1910c-mars,
Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci., OC X, p. 102.

Pour citer cet article

de Mijolla-Mellor Sophie  ‘‘La sublimation : un concept majeur‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/la-sublimation-un-concept-majeur

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