Le brouillon, un espace d’errance dans l’apprentissage

Le Journal des psychologues n°254

Dossier : journal des psychologues n°254

Extrait du dossier : L'enfant, l'hôpital et le psychologue
Date de parution : Février 2008
Rubrique dans le JDP : Regards sur > École
Nombre de mots : 3500

Auteur(s) : Alcorta Martine

Présentation

Partant de l’hypothèse que le brouillon n’est pas le simple reflet d’un raisonnement « prêt dans la tête », mais qu’il donne à voir un travail d’élaboration de la pensée, Martine Alcorta nous invite à nous pencher sur ces productions dynamiques qui vont conduire au texte final.

Détail de l'article

Le brouillon est souvent associé à quelque chose de négatif, sale, désordonné, espace imparfait des erreurs à corriger, le miroir des échecs, des difficultés, des angoisses. La plupart des recherches existant sur le sujet ont plutôt insisté sur l’aspect révision et réécriture du brouillon. Dans le domaine de la psycholinguistique, C. Fabre (1990) s’est inspirée des méthodes de la critique génétique littéraire et a étudié les ratures et modifications apportées par les élèves à leurs textes. Elle a ainsi montré que les opérations d’ajout avaient tendance à augmenter chez les élèves de CM2 au détriment des opérations de suppression. Cette évolution signifie que, pour les scripteurs plus expérimentés, le langage écrit n’est plus seulement traité comme une réalisation fautive à corriger, mais comme une totalité signifiante. Toutefois, ces travaux se limitent à une population d’élèves de primaire ; ils reposent donc sur une échelle développementale relativement courte quant à la maîtrise véritable de la production d’un texte écrit. Les travaux en psychologie cognitive (Fayol, 1997) ont comparé les productions novices et expertes à l’aide de différentes méthodes : analyses des erreurs dans les produits terminaux, analyses des pauses et débits, analyses des protocoles verbaux. C. Bereiter et M. Scardamalia ont ainsi mis en évidence deux stratégies de production : la stratégie d’énonciation des connaissances, qui consiste à formuler les informations au fur et à mesure de leur récupération en mémoire, et la stratégie de transformation des connaissances qui consiste à rééla­borer du texte en fonction à la fois du contenu à produire et de considérations liées aux buts et aux destinataires. Ils ont montré que les stratégies d’énonciation des connaissances, très répandues chez les jeunes scripteurs, deviennent de plus en plus rares lorsque le niveau scolaire augmente, au profit de la stratégie de transformation des connaissances.
La recherche, présentée ici, s’est inscrite dans une autre perspective que celles qui, d’habitude, cherchent dans les ratures et les ratés à révéler l’écart à la norme et le chemin qui reste à parcourir pour atteindre le « scolairement correct ». En nous replongeant dans les racines latines de l’« erreur », nous avons approché le brouillon comme un espace d’errance dans lequel le sujet pensant et écrivant pourrait développer, au cours de ses années d’apprentissage, un véritable « je » de l’écriture.
Nous nous intéresserons ici au brouillon « instrumental » et à ses structures écrites et graphiques qui rompent avec la linéarité de l’écriture du texte final, la spécificité étant de considérer les écrits du brouillon non pas comme « les expressions » ou « les mises en langage » d’un travail préalablement construit mentalement, mais comme des outils langagiers et sémiotiques au service de ce travail d’élaboration mentale et interne. C’est la raison pour laquelle elle s’appuie, sur le plan théorique, sur une approche du développement des capacités cognitives qui prend en compte à la fois les instruments utilisés (Vygotski, 1979) et les interactions entre fonctionnements cognitifs internes et représentations externes contenues dans les artefacts, comme le préconisent les travaux sur la cognition distribuée (Norman, 1993).

 

Le brouillon : un instrument psychologique, un outil pour écrire

Le concept d’instrument psychologique (Vygotski, 1979) permet de repenser les problèmes de développement du langage écrit. Il s’agit, en effet, de penser le développement des capacités d’écrit non pas comme une simple genèse des structures mentales ou des représentations internes, mais comme une construction et réorganisation des capacités internes à partir d’un outil externe, le brouillon. Comme l’a montré J. Goody (1979), le fonctionnement cognitif, la façon de penser le monde, se trouvent, à un moment donné, transformés par les pratiques d’écrit. La mémoire est réorganisée, de nouvelles formes de classification apparaissent, la pensée scientifique se met en place. W. J. Ong et E. A. Havelock ont été les premiers à montrer que l’écrit, et surtout l’imprimé, a pris le relais de la mémoire pour transmettre et conserver les connaissances. Du fait de l’allègement de la charge de mémoire, l’esprit humain pouvait alors procéder à des analyses plus réflexives et logiques. D. Olson ou encore J. Goody ont souligné l’effet réorganisateur de l’écrit sur nos propres pratiques sociales et nos formes de pensée. Si les listes et tableaux ont d’abord été utilisés comme de nouvelles techniques graphiques pour stocker et transmettre de l’information, ils ont très vite, eux aussi, été transformés en retour par les exigences des nouvelles activités intellectuelles auxquelles ils avaient donné naissance. De simple aide-mémoire, la liste est devenue un écrit au service de l’organisation, la mise en ordre, la hiérarchisation et la planification des informations. C’est cet effet de spirale dialectique qui a transformé les opérations de classification et donné naissance à de nouvelles formes logiques de pensée. L’écrit n’a pas seulement amplifié nos capacités mentales, il a réorganisé les processus cognitifs par lesquels nous mémorisons, comparons, catégorisons, ordonnons, nos idées, et par lesquels, également, nous les communiquons aux autres. C’est la nature réflexive du langage écrit qui est à l’origine de cette transformation. C’est la possibilité d’utiliser le système écrit dans sa capacité de représenter qui autorise un dédoublement de l’écrit, à la fois comme représentation du monde et comme système de représentation, c’est-à-dire comme instrument de pensée.
C’est donc tout ce cheminement théorique qui nous a amené à approcher et analyser le développement des capacités d’écrit, en fonction des instruments psychologiques utilisés par les élèves au cours d’une tâche de production d’un texte écrit, et qu’on appelle communément les « brouillons ».

 

Problématique et hypothèses

Nous avons fait l’hypothèse qu’en examinant les brouillons des élèves, nous allions obtenir des informations sur la façon dont ils gèrent, construisent, contrôlent, évaluent, leurs propres productions verbales. Nous faisons donc l’hypothèse que le brouillon n’est pas la simple projection graphique de quelque chose qui est déjà là, « prêt dans la tête », mais qu’il participe de l’extérieur à la construction de l’architecture mentale du scripteur.
Nous faisons également l’hypothèse qu’au cours de l’apprentissage de l’écrit, entre le primaire et la fin du secondaire, le rôle et la fonction du brouillon dans la tâche d’écriture vont évoluer : d’un brouillon linéaire, sorte de premier jet du produit final que l’on peut réviser, améliorer, il va devenir un véritable outil pour écrire, un instrument permettant d’agir sur le processus même d’écriture. Nous nous attendons toutefois à ce que cette évolution soit aussi dépendante de la nature de la tâche d’écriture. Produire un texte argumentatif est une tâche beaucoup plus complexe que la production d’un texte informatif. La difficulté de la tâche pourrait donc également faire varier l’utilisation du brouillon.

 

Méthodologie
● Population : Nous avons travaillé avec trois catégories d’élève : Trente élèves de dix, onze ans (classe de CM2), trente élèves de treize, quatorze ans (classe de quatrième), trente élèves de seize, dix-sept ans (élèves de secondes générale et technique) et des étudiants d’université, en deuxième année de psychologie.
● Tâche de productions écrites : Trente élèves de chaque niveau ont été amenés à produire deux types de texte : une production informative qui consiste, à la suite de la production d’un film documentaire retraçant l’évolution de l’homme préhistorique, à produire un texte informant un lecteur potentiel du contenu du film et une production argumentative, où il est demandé aux élèves de produire, pour les besoins d’un journal scolaire, un article jugeant de l’utilité de la télévision pour les enfants.
Les séances de production se sont toutes déroulées en deux temps : on distribue tout d’abord aux élèves une feuille de brouillon et on leur demande de préparer le texte. Quand ils estiment avoir terminé leurs préparations, on leur donne une feuille pour écrire le texte définitif. À la fin de chaque séance, les brouillons et les textes définitifs sont ramassés.

 

Le point de vue sémiotique et langagier

Les différents types de brouillon
L’ensemble des brouillons ainsi recueillis nous ont amené à observer deux grandes tendances dans l’utilisation du brouillon :
● Le brouillon linéaire : C’est un brouillon qui présente peu de différences avec le texte final, il est entièrement rédigé et peut faire éventuellement l’objet de quelques révisions et réécritures, mais qui restent locales.
● Le brouillon instrumental : Nous avons appelé « brouillons instrumentaux » ces brouillons qui ne présentent plus les caractéristiques langagières et linguistiques de l’écrit linéaire de communication. Ils sont constitués de structures écrites abrégées, souvent réduites à un seul mot ou groupe de mots. L’espace graphique n’y est plus investi selon les conventions habituelles de l’écrit, mais dans ses dimensions bidimensionnelles : listes, tableaux, structures hiérarchiques emboîtées les unes dans les autres. Le recours à des signes graphiques qui ne sont pas des mots, flèches, numéros, astérisques, signes idiosyncrasiques, renforce cette vision d’un écrit langagier qui a perdu ses qualités communicatives. C’est la raison pour laquelle nous l’avons dénommé « brouillon instrumental », parce que c’est un espace qui assure, au moyen d’outils langagiers et graphiques, la médiation sémiotique du processus d’écriture. Nous y avons vu le développement d’un langage écrit « pour soi », tout comme L. S. Vygotski (1985) avait vu dans le langage égocentrique de l’enfant et le langage intérieur la mise en place d’un langage « pour soi », véritable instrument de pensée. La restructuration du langage écrit conventionnel en « langage pour soi » s’explique par le changement de fonction de ce langage : il passe d’une fonction de communication « pour les autres » à une communication « avec soi-même » et devient un langage elliptique, raccourci.

 

De l’écrit « pour les autres » à l’écrit « pour soi »

Ce ne sont pas n’importe quels mots qui disparaissent du brouillon. Notre recherche a mis en évidence la disparition des unités linguistiques qui assurent à la fois la linéarité du texte (organisateurs textuels, anaphores) et la modalisation (rareté des marques énonciatives). Les verbes se font rares et ne sont jamais conjugués, ils sont toujours utilisés à l’infinitif. C’est bien là encore la nature paradoxale du brouillon instrumental. Tout se passe comme si, dans cet espace privé, le scripteur se retirait provisoirement de l’acte énonciatif pour s’approprier et maîtriser l’objet de son discours, afin de mieux l’investir et le subjectiver dans le texte final : du « jeu » dans l’écrit qui permet au « je » d’écrire.
Ce raccourcissement du langage écrit au brouillon ne s’observe que rarement dans les brouillons des jeunes scripteurs. Ce n’est que vers la classe de quatrième que l’on a pu constater des structures d’écrit qui ne sont plus vraiment linéaires, sans pour autant constituer encore un véritable « écrit pour soi ». Le brouillon de cette jeune collégienne (quatorze ans) en fournit un bon exemple (voir le tableau ci-dessous).
Ce brouillon est organisé en énoncés juxtaposés les uns aux autres, dans une forme listée plutôt que linéaire. Il n’y a pas, dans le brouillon comme dans le texte final, de recours à des connecteurs pour lier les événements entre eux et faire progresser le texte. Seule l’utilisation de tirets, qui identifient un énoncé nouveau, marque la continuité chronologique des événements. Dans le texte final, les énoncés sont organisés différemment : les tirets disparaissent et on constate l’apparition de nombreux connecteurs temporels, « tout d’abord », « plus tard », « puis », qui n’étaient pas présents dans le brouillon. On peut aussi observer une structure différente entre certains énoncés du brouillon et ceux du texte final :
Brouillon : - puis vient le feu qui les effraie.
Texte final : Puis vient une découverte très importante : c’est le feu qui effraie les hommes d’abord, puis les animaux.
Le passage de l’énoncé brouillon, qui contient une information brute, au texte final se fait par l’intégration dans l’énoncé d’une modalisation, d’un commentaire sur cette information qui a pour fonction de mettre en valeur cette information : « Puis vient une découverte très importante. » Il y a, dans la rédaction du texte final, la volonté de rendre les informations compréhensibles par les autres, de les rendre communicables. La façon dont les événements sont écrits au brouillon est plus proche d’un souci d’information « pour soi », d’un effort de mémorisation. Au brouillon, l’écrit « pour soi » joue le rôle d’un instrument de pensée et de réflexion.

 

Brouillon

Texte final

 une fille dans un musée d’histoire
- elle trouve un livre : l’histoire de l’homme
- l’homme marche sur ses pieds sans se servir de ses bras, ce sont les australopithèques
- l’homme fabrique des outils avec des pierres
- puis vient le feu qui les effraie tout d’abord
- l’homme de Neandertal commence à enterrer l’homme et à faire des offrandes
- l’homme de Cro-Magnon invente l’art : la peinture
Dans un musée d’histoire, une petite fille découvre tous les vestiges de la préhistoire. Elle trouve un livre, qui raconte l’histoire de l’homme.
La préhistoire est une très longue période où il s’est passé des tas d’événements qui ont changé notre vie.
Tout d’abord, l’australopithèque commence à marcher sur ses pieds, sans se servir de ses bras.
Plus tard, l’homme fabrique des outils avec des pierres et du bois. Ils s’en servent pour tuer le gibier. Puis vient une découverte très importante : c’est le feu qui effraie les hommes d’abord, puis les animaux.
L’homme de Neandertal commence à enterrer l’homme et à donner des offrandes religieuses. L’homme de Cro-Magnon invente l’art : la peinture.

 

Évolution de l’utilisation du brouillon au cours du cursus

Le graphique ci-dessous (figure 1) nous montre le nombre d’élèves, de chaque niveau scolaire, ayant eu recours à un brouillon instrumental pour la production du texte informatif et argumentatif. Pour chacun de ces niveaux, trente élèves ont participé à ces productions écrites.
Plusieurs conclusions peuvent être tirées de ces résultats :
● Le recours à des « brouillons instrumentaux » augmente avec le niveau scolaire, même si une grande différence apparaît entre seconde technique et seconde générale. D’un point de vue développemental, on peut donc remarquer une utilisation de plus en plus importante de brouillons instrumentaux et une baisse de l’utilisation des brouillons linéaires au fur et à mesure que le degré de maîtrise de l’écrit augmente. L’effet de l’âge, mesuré par une Anova, s’avère très significatif (p = .001)
Comme on peut le visualiser sur la figure 1, cette évolution subit un changement très important au niveau des élèves de seconde générale, quel que soit le type de texte à produire.
● Une analyse statistique de type Anova montre que, de façon générale, la nature du texte à produire (texte informatif ou argumentatif) joue un rôle significatif (p=.02) sur l’utilisation du brouillon, le texte informatif augmentant le recours à un brouillon instrumental. Toutefois, une comparaison de moyennes à chaque âge montre que, pour les élèves de CM2 comme pour ceux de seconde et les adultes, la nature de la tâche n’a pas d’effet significatif. C’est surtout au collège, pour les élèves de quatrième, que la production de textes informatifs facilite de façon très significative (p=.002) le recours au brouillon instrumental.

 

 

On peut interpréter ces résultats en faisant l’hypothèse que la difficulté de la tâche d’écriture joue un rôle non négligeable dans l’utilisation du brouillon. Pour les élèves de primaire, qui sont encore au début de l’apprentissage de l’écrit, écrire un texte, qu’il soit informatif ou argumentatif, est une tâche encore trop complexe pour qu’ils puissent envisager le recours à un brouillon de type instrumental. Pour les élèves de seconde générale et les adultes-universitaires, qui maîtrisent aussi bien les deux tâches, la difficulté est égale. C’est pour les élèves de quatrième que la différence est la plus sensible. Ces élèves, qui ont déjà construit certaines compétences d’écrit, n’ont toutefois pas encore atteint un degré de maîtrise qui leur permette de faire face, de façon identique, à toutes les tâches qui leur sont demandées.
Il est donc intéressant de noter que le recours à un brouillon instrumental est dépendant de la maîtrise de la tâche d’écriture, car, en même temps, il constitue ­également un outil qui assure une maîtrise et un contrôle plus importants du processus d’écriture. C’est cette relation en spirale de l’outil et de la maîtrise des compétences qui sont au cœur de ces résultats et qui pourraient expliquer que la progression des compétences ne se fera pas de façon linéaire.
● On remarquera que les résultats obtenus par les élèves de seconde technique sont plus proches de ceux des élèves de quatrième que ceux des élèves de seconde générale. Les tâches d’écriture se sont déroulées au début du premier trimestre, on peut donc considérer que nous avons mesuré des capacités qui se sont construites en fin de troisième. Il semblerait donc que la réorientation fondamentale du processus développemental ne s’opère pas de façon égalitaire pour l’ensemble des élèves à la fin du collège. Ceux qui sont orientés vers l’enseignement technique n’ont pas encore atteint ce palier important du développement des capacités d’écrit. On peut concevoir cette restructuration des capacités d’écrit comme une maîtrise secondaire du processus d’écriture où le scripteur peut intervenir non seulement au niveau du produit final, mais aussi au niveau du processus même d’écriture.

 

Le point de vue dialectique

Brouillon et texte final : deux écrits aux fonctions différentes
À l’école primaire, la nécessité d’un brouillon n’est pas acquise d’emblée par les jeunes écoliers. On peut même dire qu’au début de l’apprentissage de l’écrit, le jeune élève se précipite dans son texte comme il pourrait le faire à l’oral. L’attitude du scripteur expert, au contraire, se caractérise par un ralentissement de sa production langagière et une prise de distance face à ses propres productions langagières. C’est cette attitude que l’enseignant veut instaurer chez l’élève, éviter qu’il ne se précipite dans son texte, l’amener à reprendre, à réviser, à planifier. C’est l’enseignant qui crée la nécessité du brouillon, qui crée la place d’un espace intermédiaire précédant le produit final. Il y aurait cependant un risque à vouloir faire du brouillon un objet d’enseignement, celui de l’isoler de l’acte d’écriture, de le formaliser et lui enlever sa raison d’être, sa fonction instrumentale. Bien souvent, le travail de révision proposé par les enseignants aux jeunes scripteurs ne se préoccupe pas de l’aspect fonctionnel qui doit guider la réécriture du brouillon. À concevoir l’écrit du brouillon comme une communication ratée, une erreur de langage, on dénature sa véritable existence, sa nature d’espace privé, d’espace « pour soi ». Vouloir faire du brouillon, grâce à différentes opérations de réécriture, un objet acceptable, n’est-ce pas paradoxalement faire disparaître sa spécificité et sa fonctionnalité, qui n’est pas celle du texte définitif et faire naître chez l’élève une confusion entre le rôle du brouillon et celui du texte final, le premier n’étant plus qu’une image imparfaite du second ? Redonner au processus de réécriture une fonctionnalité qu’il n’a pas toujours, ne jamais isoler le brouillon de l’objectif final de la production, devraient conduire l’élève à dépasser la représentation du brouillon comme le simple lieu de ses erreurs et de ses déficiences. Il s’agit de concevoir la réécriture comme une construction, une élaboration de ce qui est à dire et non comme la recherche d’une adaptation parfaite à une pensée déjà prête. Mais s’il faut inciter l’élève à investir le brouillon comme un espace « pour soi », il faut aussi travailler le passage au texte final en travaillant sur les transformations à apporter plutôt que sur les erreurs à réparer. Il s’agit de faire de la production d’un texte écrit une activité dynamique, de l’acte d’écriture un acte de création et non pas la recherche d’une normalisation supplémentaire.
Les enfants de notre époque vivent dans l’illusion que la perfection peut s’obtenir sans travail, sans hésitation, sans recherche personnelle. Les pratiques scolaires du brouillon sont confrontées, comme le souligne Y. Reuter (1996), aux représentations des élèves qui conçoivent l’écrit comme un « produit naturel, un don, une inspiration ». Toutes ces considérations sur la nécessité du brouillon dans une démarche d’apprentissage de l’écrit pourraient être étendues, de façon plus large, à toutes les situations d’apprentissage. L’école survalorise les produits finis au détriment d’espaces de construction, privés et intermédiaires, qui, comme le brouillon, pourraient offrir à l’élève la possibilité de se fabriquer ses propres outils de pensée. Cela n’exclut pas d’exiger des enfants, à d’autres moments, des productions finies. Mais il est important de bien différencier l’objectif et le processus, le produit final et les étapes intermédiaires, et le sens de l’activité, activité adressée à l’autre, à soi-même et à l’objet (Clot, 1999). ■

 

Bibliographie

Bereiter C., Scadarmalia M., 1987, The Psychology of Written Composition, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates.
Clot Y., 1999, La Fonction psychologique du travail, Paris, PUF.
Fabre C., 1990, L’Entrée dans l’écriture : itinéraires de brouillons d’écoliers, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Fayol M., 1997, Des idées au texte. Psychologie cognitive de la production verbale, orale et écrite, Paris, PUF.
Goody J., 1979, La Raison graphique, Paris, Les éditions de Minuit.
Norman D. A., 1993, Things that Make Us Smart, Reading, Mass., Addison-Wesley.
Olson D., 1985, « Computers as Tools of the Intellect », Educational Researcher, 14 : 5-8.
Reuter Y., 1996, Enseigner et apprendre à écrire, Paris, ESF éditeur.
Vygotski L. S., 1930, El desarrollo de los procesos psicológicos superiores, Barcelone, éditions Crítica, 1979.
Vygotski L. S., 1934, Pensée et langage, Paris, Éditions sociales, 1985.

 

Pour citer cet article

Alcorta Martine  ‘‘Le brouillon, un espace d’errance dans l’apprentissage‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/le-brouillon-un-espace-d-errance-dans-l-apprentissage

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