Le psychanalyste et l’enfant dans la société occidentale d’aujourd’hui

Le Journal des psychologues n°251

Dossier : journal des psychologues n°251

Extrait du dossier : Le psychisme de l'enfant : neurosciences et psychanalyse
Date de parution : Octobre 2007
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 4600

Auteur(s) : Guignard Florence

Présentation

Dans quelle mesure l’évolution de la société actuelle, du fait de ses nouvelles composantes telles que la mondialisation, le développement exponentiel du virtuel, infléchit-elle les fondements de la psychanalyse qui avaient été établis en des temps où le système des valeurs était tout autre ? Des changements notables dans le domaine, par exemple, de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, incitent à réexaminer certains concepts.

Détail de l'article

L’avènement de la personne humaine dans la société dont il fait partie

La société occidentale connaît des modifications structurelles dont le rythme va croissant. Le fantastique développement du monde du virtuel vient s’ajouter à la fragilisation et aux profonds changements des structures familiales dans lesquelles se développent les enfants d’aujourd’hui.
Je voudrais avancer, ici, l’idée selon laquelle ce double impact, social et numérique, a entraîné des changements considérables dans le mode d’adaptation proposé aujourd’hui au fonctionnement psychique de l’enfant par son environnement. Il s’agit d’un phénomène de deuxième génération, qui commence à avoir des effets durables.
Les relations de l’individu avec la société sont fonction de l’évolution respective de chacune des deux parties. Or, la société occidentale d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la société d’Europe centrale, dans laquelle Freud a effectué ses découvertes. Dans le système de valeurs occidentales actuel, le développement de la vie psychique de l’individu est devenu très secondaire par rapport aux critères d’efficacité et d’adaptation à un environnement qui, pour sa part, s’est modifié à grande vitesse au cours des dernières décennies.
Le développement des moyens d’infor­mation – et de désinformation – immédiate sur ce qui se passe dans le monde entier confronte l’individu à de nouvelles exigences dans l’économie de ses pulsions, et, partant, à de nouvelles formes d’angoisse. La mondialisation de la communication virtuelle ne peut se produire sans augmenter le risque de voir la mentalité de groupe (Bion W. R., 1959) prendre le dessus sur la pensée personnelle. Il faudra plusieurs générations pour intégrer le virtuel dans une civilisation qui, durant cette période, sera influencée par lui dans des proportions et des directions que nous ne sommes pas en mesure d’évaluer à court terme. La question de la transmission intergénérationnelle se pose donc dans des termes nouveaux.

 

Changements de société, élargissement des connaissances psychanalytiques

Freud a toujours lié ses découvertes du fonctionnement psychique au tissu social dans lequel il a observé et soigné ses patients. Il s’intéresserait donc, aujourd’hui, aux changements de la psychopathologie individuelle en relation avec le délitement des structures sociales et familiales de notre cité occidentale actuelle.
Or, depuis une vingtaine d’années, on observe un net changement dans la ­population qui, dans les métropoles ­occidentales, s’adresse à des psychanalystes. Tout se passe comme si le modèle classique de la névrose, établi par Freud, concernait de moins en moins de patients, tout spécialement dans les plus jeunes générations. Au fil des ans, on a constaté que les psychanalystes avaient de plus en plus affaire à une pathologie des limites : limites entre soi et autrui, entre penser et agir, entre la réalité psychique et la réalité extérieure, et, depuis quelques années, entre le virtuel et le réel. Fragiles, mal organisées, ces limites se désintègrent d’autant plus facilement que les limites de la société environnante se sont elles-mêmes assouplies, désorganisées, voire délitées.
Il ne suffit plus de regarder ces patients « états limite » comme différents, ni de repérer chez eux des parties psychotiques ou des barrières autistiques soulevant des problèmes d’indication et de technique ; il faut les considérer comme l’occasion qui nous oblige à reconsidérer nos modèles et à nous poser la question suivante :
L’évolution de la société va-t-elle, ou non, modifier les paramètres de base de la théorie psychanalytique ?
Toute la problématique du devenir du désir, de la culpabilité, du refoulement et des identifications, est contenue dans cette interrogation.
Cent ans après la parution des Trois Essais sur la théorie de la sexualité (Freud S., 1905), tandis que de nouvelles attaques virulentes viennent remettre en question le bien-fondé de la technique et de la théorie psychanalytiques, les psychanalystes doivent prendre la mesure des principaux concepts de leur discipline et en dégager tant les invariants que les changements. Cela conduit à poser les deux questions suivantes :
• La névrose infantile et la névrose de transfert font-elles toujours partie des invariants, aujourd’hui comme en 1905, lors de la parution du texte princeps dans lequel Freud découvre et décrit l’existence et le rôle de la sexualité infantile pour le fonctionnement psychique ?
• Dans le cas contraire, quels sont les éléments (Bion W. R., 1963) de ces deux concepts qui pourraient demeurer des invariants pour les psychanalystes d’aujourd’hui ?
Les psychanalystes sont confrontés à de nouvelles responsabilités et à des exigences techniques nouvelles. Ils doivent donc poursuivre l’investigation des processus inconscients à travers lesquels la pulsion, héritière humaine de la sexualité, trouve ses voies de frayage pour structurer un sujet dans le monde d’aujourd’hui.
La théorie psychanalytique ne constitue pas un roc inamovible, mais bien un ensemble de modèles, dont il importe de requalifier constamment les configurations conceptuelles à l’aune des avancées de la méthode et des modifications de la technique, mais aussi à la lumière de l’observation des changements sociologiques survenus depuis sa constitution.

 

Enfant roi, ou objet narcissique ?

C’est sur l’enfant que va se produire l’impact le plus violent du monde du virtuel, l’enfant qui, du fait de son immaturité émotionnelle et intellectuelle, connaît déjà les difficultés inhérentes à la croissance pour mettre en place une capacité de symbolisation, laquelle, rappelons-le, requiert une relation à trois termes : le Moi, le symbole et l’objet symbolisé (Segal H., 1957).
Un enfant est naturellement tributaire des générations qui le précèdent et, au tout premier plan, de la génération de ses parents. Or, on assiste aujourd’hui à une importante dérive de l’Infantile (Guignard F., 1996) des adultes qui, théoriquement en charge d’éduquer la génération suivante, se servent en réalité des plus jeunes pour y projeter et y satisfaire leur propre hédonisme infantile.
Tel ce père, qui parvient à la caisse d’un supermarché, accompagné d’un petit garçon de quatre ans très excité, les bras et le caddie débordant de jouets, au-dessus desquels trônait une pizza pour deux personnes, et qui demande complaisamment à son fils : « Bon, ça va ? Tu as bien choisi tout ce que tu voulais ? »
Cette image caricaturale illustre la primauté accordée par l’adulte d’aujourd’hui à la satisfaction immédiate de ses propres désirs infantiles au travers de ses rejetons. Il y manque la dimension essentielle de toute civilisation : un espace-temps de latence entre la formation d’un désir et sa satisfaction.
De tels changements ont des causes multiples. Je pense notamment aux modifications considérables des circonstances et des personnes qui président à l’avènement, chez l’infans de quatre à six mois, de la découverte de l’altérité de la mère et de l’existence du tiers paternel. L’enfant occidental d’aujourd’hui commence très tôt sa vie en société : crèche dès l’âge de trois mois, école maternelle dès trois, voire deux, ans. L’imprégnation de l’enfant par un tissu familial est réduite à la portion congrue en raison, d’une part, du peu de temps passé en famille et, d’autre part, de la transformation grandissante de la structure familiale.
Il n’existe que peu, ou plus, de famille élargie à proximité du lieu de vie de l’enfant, et les grands-parents sont souvent encore en activité professionnelle. Par ailleurs, l’enfant se voit de plus en plus souvent obligé de cliver précocement ses investissements parentaux, du fait de l’évolution de la vie des couples. Ses géniteurs sont souvent unis pour une période très brève, pour se séparer ensuite et, éventuellement, réorganiser leur vie amoureuse chacun de leur côté, dans des familles dites « recomposées », homo- ou hétérosexuelles, quand la mère ne demeure pas seule avec son enfant, comme c’est de plus en plus souvent le cas. Le tiers paternel, indispensable à l’enfant pour sortir de la symbiose (Bleger J., 1981) et organiser une problématique œdipienne, prend donc actuellement des formes extrêmement floues et changeantes, dans lesquelles le groupe social et sa mentalité de groupe remplacent l’apport du couple parental d’origine.
En imposant ces changements radicaux et souvent multiples à leurs enfants, les parents n’échappent pas à un fort sentiment de culpabilité, qu’ils vont tenter de calmer en accordant des compensations matérielles à leurs enfants, espérant pallier ainsi les carences affectives qu’ils leur font subir. Quelles que soient ses modalités, la garde partagée d’un enfant suscite des ruptures continuelles qui ne favorisent pas la continuité éducative, dont on sait l’importance dans la formation du Moi et du Surmoi, mais aussi de l’Idéal du Moi. Plus que jamais, l’enfant est en mesure d’obtenir la satisfaction immédiate de ses désirs matériels, qu’il apprend vite à exprimer en lieu et place de son besoin d’écoute et de contenance. Il tire très vite parti de la situation de clivage passif (Meltzer D., 1973) qu’on lui impose, et joue sur les deux tableaux de sa famille d’origine éclatée.
Par ailleurs, les défaillances de l’éducation familiale placent les enseignants dans une situation, paradoxale, d’éducateurs sans autorité ni mandat, souvent contestés par les parents.

 

Latence, refoulement et après-coup

Les modèles freudiens du complexe ­d’Œdipe, du complexe de castration, et de la névrose infantile prototype de la névrose de transfert, sont basés sur la découverte du développement en deux temps de la sexualité infantile, que j’ai rappelé plus haut. Ces deux temps étaient séparés par une période dite de « latence », au cours de laquelle les intérêts pulsionnels de l’enfant se détournaient de la recherche d’une satisfaction directe pour s’intéresser davantage au monde psychique interne. Durant cette période intermédiaire, les acquis de la « résolution » du complexe d’Œdipe, que sont la formation d’un Surmoi-Idéal et la double reconnaissance de la différence des sexes et des générations, se renforçaient et constituaient le relais identificatoire à des parents, eux-mêmes garants de la suprématie du principe de réalité sur le principe de plaisir/déplaisir. Ainsi la puberté advenait-elle sur un terrain déjà « cultivé », dans tous les sens du terme, fournissant des limites à l’après-coup de la crise identitaire de l’adolescence.
Or, face à la société occidentale d’aujourd’hui, cette description est devenue caduque. Pour moi qui suis confrontée quotidiennement à l’écoute des enfants, des adolescents, mais aussi des adultes qui s’en occupent – patients adultes, parents, et psychothérapeutes de l’enfance –, je peux affirmer que le développement psychique des enfants dans notre société s’est davantage modifié au cours de ces dix dernières années qu’il ne l’a fait au cours des trente années qui les ont précédées.
J’ai découvert qu’un consensus inattendu rassemble tous les praticiens de la psychanalyse avec l’enfant et l’adolescent, que j’ai interrogés dans plusieurs places européennes : tous s’accordent à reconnaître que la période de latence est en voie de disparition dans le tissu social actuel.
À partir des années soixante-dix, les psychanalystes ont vu s’estomper, voire s’effacer, la différence des sexes et des générations, dans les liens familiaux comme dans les liens sociaux. La remise en cause salutaire d’un certain mode d’éducation a connu son effet pervers : l’inhibition et la transformation des pulsions ont cessé de représenter des valeurs reconnues et transmises, pour devenir plutôt des tares dont il faudrait se libérer. Une fois débarrassé de la fonction, contraignante certes, mais aussi contenante, de l’exigence éducative, le sadisme primaire (Guignard F., 2002) des enfants des nouvelles générations a dû se constituer de nouvelles barrières défensives contre la désintrication pulsionnelle. En raison de l’évolution de la cellule familiale, ces barrières sont devenues actuellement de nature groupale, plutôt que familiale, et cet état de fait pose des problèmes nouveaux à la société et à la communication des individus entre eux. Les syndromes d’hyperactivité se multiplient et, s’ils font l’affaire de la production pharmaceutique, ils ne sont pas, pour autant, calmés sans dommages pour le développement psychique des jeunes patients (Salomonsson B., 2006). On n’observe plus de « refroidissement » de l’expression pulsionnelle chez les enfants de six à douze ans, qui manifestent une excitabilité aussi importante que les enfants de trois à cinq ans, d’âge dit « œdipien », tout en imitant à l’envi les attitudes et les comportements sexuels des adultes.
La situation d’aujourd’hui remet donc en question la centralité du concept de névrose comme modèle économique du développement psychique.

 

Le virtuel et les principes du fonctionnement psychique

L’univers du virtuel est un univers de simulation qui rend d’immenses services à la recherche, dans toutes sortes de do­maines. Ce fantastique outil de connaissance et de communication connaît aussi ses dérives – sites pédophiliques, racistes, etc. –, contre lesquelles les moyens d’action sont encore trop précaires.
Dans le domaine de la relation humaine, il modifie profondément et de façon très nouvelle le sentiment de solitude propre au devenir de tout être humain et, du même coup, l’investissement qu’il fait de sa vie psychique interne. Le Web permet des échanges directs d’un individu avec d’autres qui, auparavant, lui auraient été totalement inaccessibles, pour des raisons tant géographiques que sociologiques. La différence des sexes et des générations ne joue plus guère de rôle dans ces rencontres virtuelles. Ce nouveau champ très étendu de relations a une incidence sur le réseau des relations plus proches que sont la famille et l’environnement scolaire et social de l’enfant.
Le monde du virtuel fonctionne selon une logique binaire. Il entretient avec le principe de plaisir/déplaisir et le principe de réalité des relations fort différentes de celles qu’entretient le fantasme. Alors que seule une organisation projective pathologique peut entraîner le sujet à confondre le fantasme avec la réalité, le virtuel propose une illusion de réel qui permet de faire l’économie du travail psychique de liens et de transformation nécessaire aux bons rapports entre le monde psychique interne et la réalité extérieure. Il manque donc au virtuel le critère même du développement psychique individuel : apprendre à accepter l’aléatoire et l’incertitude (Guignard F., 1990).
Le virtuel engage l’investissement des connaissances et des performances, plutôt que l’investissement des émotions et le développement de la pensée qui en découle. Il favorise le développement de la maîtrise et la revalorisation narcissique du triomphe sur l’ennemi ou sur les obstacles matériels. Il sollicite l’action, dans cette forme bien spécifique de pensée qu’est la stratégie. Or, un bon stratège sait faire taire ses sentiments. La dimension relationnelle est implicitement traitée ici comme une valence à gérer, plutôt que comme une composante du développement psychique de la personnalité et de la qualité de la relation d’objet.
Sur l’axe perception <-> représentation, la civilisation du virtuel place le curseur beaucoup plus près de la perception que de la représentation, en imposant au sujet des perceptions prédigérées, dont les relations avec le monde réel sont plus ou moins subtilement décalées. Cela constitue une échappatoire non négligeable lorsque la perception de la réalité est trop douloureuse. La passivité de l’enfant est tout naturellement sollicitée. On retrouve donc, ici, l’importance du « clivage passif » dont j’ai indiqué plus haut l’accroissement pour des raisons sociologiques.
Enfin, le développement du monde de l’image imposée à la perception visuelle bouleverse la place et le rôle du langage dans la représentation du monde. Du point de vue du monde psychique, les objets proposés par le monde du virtuel sont des pseudo-objets, dont les liens avec les objets internes du sujet demeurent inconnus. La tentation est grande, pour le sujet, de substituer la perception de ce monde virtuel au laborieux travail de représentation psychique en lien émotionnel avec ses objets internes. Ainsi, le langage intérieur n’a plus lieu de se développer.

 

Conséquences pour l’approche psychanalytique

Angle phénoménologique
Les pulsions épistémophiliques ne s’organisent plus essentiellement autour du fantasme originaire de scène primitive qui oriente la curiosité et le désir de comprendre vers la somme d’expériences détenues – en fantasme ou en réalité – par le couple des parents et, en deçà, par l’histoire de la pensée humaine. Plutôt que de se développer dans la mise en place de la capacité de symbolisation, ces pulsions, drainées par le formidable développement du virtuel, s’orientent avant tout vers l’action, dont nous savons qu’elle fonctionne selon un système de logique binaire.
En ouvrant directement sur la mise en acte de la solution sélectionnée, le système de logique binaire ramène le sujet au niveau primaire du principe de plaisir/déplaisir, tel que Freud l’a décrit en 1925 : « Bon, à avaler, mauvais, à recracher. » Cette solution par l’action, qui court-circuite et évacue pour un temps l’angoisse de l’inconnu et l’angoisse de mort, a plusieurs conséquences, notamment :
• Le désinvestissement de l’énigme du Sphinx – le temps linéaire et la finitude de la vie humaine – au profit du surinvestissement de l’agir immédiat, vécu comme intemporel.
• L’accroissement du déni du principe de réalité et, en tout premier lieu, de la réalité de la mort de l’individu.
• Corrélativement, les mythes de transformation et de renaissance privilégient la qualité technologique de la mutation, au détriment de la dimension du développement des capacités psychiques.
Certes, ce nouvel équilibre défensif n’est guère efficace. L’enfant qui se réfugie dans le monde du virtuel ne peut plus en ressortir, sous peine de retrouver son angoisse, d’autant plus primaire qu’il retrouve une réalité toujours non affrontée.

 

Angle dynamique et économique
Ce désinvestissement de la vie psychique interne s’accompagne d’une pathologie du refoulement et, par conséquent, d’une désorganisation du développement en deux temps, décrit par Freud dans son modèle de la névrose infantile : l’après-coup, tel qu’il l’entendait, ne se constitue plus de la même façon, puisque les modes infantiles de la sexualité demeurent manifestes de façon continue entre l’âge de l’œdipe et la puberté.
On observe notamment une excitabilité sans limites de la génitalité infantile, caractérisée par un mimétisme de la sexualité adulte, expression directe du déni de la différence des générations. Les enfants ne vivent plus leur enfance, et l’on peut se demander si leur apparente hypermaturité n’est pas souvent une pseudomaturité. En effet, les affects dépressifs sont évacués dans l’hyperactivité, jusqu’au burn out ou au break down suicidaire.

 

Angle topique et structural
Les éléments œdipiens, présents et actifs à partir de la seconde moitié de la première année de vie, ne s’organisent plus en complexe d’Œdipe ni en complexe de castration. Dès lors, la relation d’intimité, pierre de touche d’une structure psychique véritablement génitale, ne pourra pas prendre place dans la deuxième partie de l’adolescence. Elle sera remplacée par la pérennité des valeurs phalliques et groupales que sont la recherche de l’exploit, dans une mentalité voyeuriste/exhibitionniste.
Le mode de fonctionnement des jeunes patients d’aujourd’hui présente certaines analogies avec celui que l’École française de psychosomatique a désigné comme pensée opératoire (Marty P., 1991). Il m’évoque également celui des autistes (citons notamment Meltzer D., 1975 ; Tutsin F., 1972, 1981 ; Haag G., 1985), et celui de la mentalité de groupe décrite par Bion. Surtout, il me fait penser au fonctionnement en logique binaire, que j’ai décrit plus haut à propos du virtuel.

 

Difficultés pour le psychanalyste

Confronté à cette nouvelle distribution des éléments constitutifs du fonctionnement psychique et au relais endémique du niveau primaire des défenses du Moi que constitue le virtuel dans la culture actuelle, le psychanalyste va rencontrer deux ordres de difficulté :
• Des difficultés d’ordre contre-transférentiel.
• Des difficultés d’ordre technique.

 

Difficultés d’ordre contre-transférentiel
L’analyse personnelle et la formation du psychanalyste l’ont rendu capable de repérer les éléments de son propre Infantile, lorsqu’il entre en résonance avec celui de son analysant. Néanmoins, son contre-transfert fonctionne essentiellement sur un modèle névrotique. C’est ce modèle qui régit la transformation de ses théories sexuelles infantiles dans sa théorie analytique implicite.
Toute relation analytique entraîne l’analyste vers d’inévitables et indispensables taches aveugles dans son contre-transfert (Guignard F., 2002). Ces dernières le conduisent à penser, voire à agir verbalement, en projection identificatoire avec celui des objets internes du patient qui se trouve être le plus actif sur la scène analytique du moment.
Cette tension entre son propre Infantile analysé et celui de son patient est indispensable à l’exploration du lien analytique. Elle est particulièrement difficile à vivre par l’analyste lorsqu’il est confronté à des mécanismes de défense archaïques.
L’une des issues défensives les plus fréquentes consiste à utiliser des interprétations-bouchons (cf. Guignard F., 1996, 2002, op. cit.), pour lesquelles l’analyste fait appel notamment :
• à l’évocation de l’histoire personnelle de l’analysant et à la représentation aléatoire qu’il se fait des personnes réelles de cette histoire ;
• à ses connaissances théoriques et, par conséquent, à sa propre théorie analytique implicite.
Le but premier de l’analyse consiste à aider le sujet à installer et à organiser une vie psychique interne individuelle. Pour cela, il cherche à favoriser l’activité de symbolisation de celui-ci, introduisant par là le tiers indispensable au développement psychique. Pourtant, il se pourrait que les capacités d’identification du psychanalyste aux enfants des générations présentes et à venir soient battues en brèche par les profondes modifications de leur vision du monde, dans laquelle la capacité de symboliser va peut-être tenir un rôle moins important que par le passé, face à la mondialisation de schémas virtuels prédigérés.
Ce but de l’analyse sera-t-il toujours intéressant aux yeux des générations à venir ?

 

Difficultés d’ordre technique
Dans le monde où vivent les enfants et les adolescents, d’aujourd’hui, et où prévalent :
• l’expression du virtuel sur l’expression du fantasmatique ;
• l’utilisation d’un système binaire d’équation symbolique – ou, si l’on veut faire référence à Peirce, d’indices et d’icônes – sur l’utilisation d’une symbolisation à trois termes,
… quels outils techniques le psychanalyste va-t-il pouvoir utiliser afin d’établir des liens entre ces deux modes de fonctionnement ?
La mondialisation de la logique binaire du virtuel requiert du psychanalyste d’examiner cette autre forme d’intelligence à l’aune de ses paramètres psychanalytiques et, en particulier, de la théorie de la pensée élaborée par W. R. Bion (1961).
Il importe de comprendre ce qui, dans la logique binaire du virtuel, fonctionne comme un puissant attracteur qui leur permet d’éviter le travail psychique de symbolisation lié à l’internalisation de l’objet, et, partant, à l’élaboration de la perte de celui-ci.
Si la force d’intrication pulsionnelle que constitue la talking cure a fait ses preuves durant un siècle, il s’agit aujourd’hui de se pencher sur les pathologies du sadisme primaire, résultante première de l’intrication des pulsions de vie et de mort (Klein M., 1927) en relation avec les tendances criminelles, qui posent également de plus en plus de problèmes de société. En effet, l’organisation du sadisme oral et anal est le lieu, par excellence, où l’influence du monde adulte va exercer son action sur l’organisation psychique de l’enfant. C’est aussi, selon moi, le lieu où le monde du virtuel va proposer à celui-ci son échappatoire omnipotente et manichéenne.
Enfin, en l’absence d’une véritable période de latence, le psychanalyste des enfants d’aujourd’hui doit apprendre à observer les micromouvements d’après-coup qui se produisent dans le champ analytique.

 

Conclusion

La psychanalyse de l’enfant est une pratique de pointe et constitue, de ce fait, le champ le plus avancé de la recherche en psychanalyse. C’est là que l’on pourra découvrir les structures psychiques que les enfants d’aujourd’hui et les adultes de demain organiseront en lieu et place de la névrose infantile en train de disparaître.
Pour cela, il faut affiner les moyens d’observation et utiliser pleinement les éléments de la psychanalyse installés par les continuateurs de l’œuvre freudienne, notamment Klein et Bion. Des concepts tels que la position dépressive centrale de Klein et la relation contenant/contenu de Bion peuvent servir de repères fondamentaux : l’effondrement dépressif menace plus que jamais les générations à venir, notamment parce que la société d’aujourd’hui ne fournit plus guère de contenance psychique aux nouvelles générations. Mais s’il veut maintenir son écoute à son meilleur niveau, le psychanalyste devra mettre en suspens ses perspectives théoriques classiques et résister à la tentation de fermer le champ de sa recherche pour apaiser son angoisse.
Dans cette perspective, il devra s’intéresser suffisamment longtemps à la scène du virtuel que propose l’enfant, pour que les « objets inanimés » qui la constituent acquièrent « une âme (*) ». C’est à ce prix que ceux-ci quitteront leur place d’objets préfabriqués pour devenir des rep résentants des émotions, plutôt que de demeurer des évacuations sous forme d’actions. ■

 

 

Note
* Lamartine A. de, 1826, Milly ou la terre natale : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »

Pour citer cet article

Guignard Florence  ‘‘Le psychanalyste et l’enfant dans la société occidentale d’aujourd’hui‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/le-psychanalyste-et-l-enfant-dans-la-societe-occidentale-d-aujourd-hui

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