Lecture anthropologique d’un grand disque de jazz *

Le Journal des psychologues n°254

Dossier : journal des psychologues n°254

Extrait du dossier : L'enfant, l'hôpital et le psychologue
Date de parution : Février 2008
Rubrique dans le JDP : Culture > Musique
Nombre de mots : 900

Auteur(s) : Douville Olivier

Présentation

Freud, bon lecteur de quelques ­an­thropologues et folkloristes de son temps, avait forgé, en 1913, un mythe qui reliait meurtre d’un Autre préhistorique, repas cannibalique et sépulturisation.

Détail de l'article

L’alliance entre culte des morts et oralité semble donc si vieille, répandue en si maints endroits, qu’on peut y voir l’expression ritualisée d’un mouvement qui donne aux endeuillés les premiers soins humains en les réconfortant par une remise en jeu des oralités et des groupalités, leur redonnant confiance en la vie terrestre. Ce n’est pas seulement du disparu dont le rite s’occupe, mais des vivants – ces survivants qu’il réconforte. Il prend soin de la subjectivité du corps ébranlée par la disparition d’un semblable. Le rite profère un « oui » inconditionnel à la vie qui continue, et, sur ce « oui » inconditionnel, chacun réinventera l’acceptation de sa singulière existence.
À la Nouvelle-Orléans, dès la fin du XIXe siècle, lors des enterrements, les musiciens briquent leurs cuivres et vents, tendent au mieux les peaux de leurs tambours et époussètent leurs habits de parade. Dès qu’on met en terre un membre important de ces innombrables sociétés, congrégations, associations ou clubs qui poussent comme champignons en Louisiane, chaque musicien sait qu’il va être de la partie. La marche vers le cimetière débute. La trompette chante, comme le fait Armstrong ici, solaire et solennel, un thème recueilli, où l’âme du défunt est comparée à un oiseau enfin libéré de la cage du corps, le trombone bruisse de longs glapissements funèbres et la clarinette joue à l’unisson ou une tierce au-dessus de la partie de trompette. On enterre le mort. Bénédictions et accolades, pleurs démonstratifs. Puis, jusqu’alors ponctuant sur sa grosse ­caisse le pas lent du cortège funéraire, le joueur de tambour tient fermement une séquence rythmique pleine d’allant et entraînante, qui réveille la trompette tout encore perdue dans la mélancolie ­rêveuse de l’air qu’elle a joué et rejoué tout au long de la marche vers le cimetière. La sonorité claire du tambour qui contraste avec la matité sourde du jeu de grosse caisse évoque la légèreté de l’âme s’en allant au paradis. Autrefois, à l’âge des orchestres de parade, les escortes musicales d’un convoi funéraire comptaient au moins deux batteurs. L’un qui jouait de la grosse caisse était situé à la gauche de l’autre qui faisait chanter la caisse claire. Dans ce disque, Cozy Cole, seul capitaine du navire « batterie », est extraordinaire tant il singularise et contraste la sonorité de chacune des composantes de son instrument (grosse caisse et caisse claire, principalement). Puis, soufflant presque aussi fort que l’ange Gabriel du Jugement dernier, voilà Louis Armstrong qui attaque un air de marche. Trombones vigoureux, clarinettes et saxophones piaillants et pé­tillants suivent le pas. Et tous entrent dans la maison du défunt pour faire bombance. De tels rites sont des survivances africaines disséminées et dissimulées au sein des églises « spirituelles », toutes originaires de la Nouvelle-Orléans. Leur spiritualité est perfusée de ce magico-religieux africain inspiré du « hoodoo » (version louisianaise du « vaudou »), sans pour autant que ces institutions veuillent le reconnaître et encore moins le revendiquer de manière protestataire. Cette synthèse originale d’africanité initiatique, de rites catholiques et de spiritualités baptiste et pentecôtiste, est vécue par les participants comme une totalité idéologique et une pratique non conflictuelle. Et certains observateurs ont pu noter que le balancement du corps, lors du pre­mier temps de la procession avant qu’il ne soit inhumé, donc, était en exacte similitude avec la gestualité de vieux cultes « Yorubas » encore pratiqués, mais de façon résiduelle, au Nigéria ou au Bénin.
Un mot encore sur cette seconde partie du disque. Le thème alors joué est la marche Didn’t He Ramble, ce que l’on pourrait traduire approximativement par « N’a-t-il pas roulé sa bosse ici sur Terre ? ». En voici quelques paroles : « N’a-t-il pas roulé sa bosse en ville et partout ailleurs ? N’a-t-il pas roulé sa bosse jusqu’à ce que le Boucher l’abatte ?… » Qu’est-ce ici que la mort, ce « boucher » (là aussi un personnage mythique de la Nouvelle-Orléans) qui, tôt ou tard, va vous descendre ? Une résurgence sans doute de thèmes sacrificiels. Il ne fait pas de doute que, pour d’authentiques musiciens de la Louisiane, jouer et enregistrer ce thème dépassait la simple performance esthétique ou scénique ; il y vivait un peu encore d’un sacré. Et rien ne saurait nous inter­dire de penser que Jelly Roll Morton, enregistrant ce thème en 1938 et en 1939, Kid Ory en 1945, et Louis Armstrong, enfin, en 1950, se souvenaient de la part active qu’ils prirent dans certains rituels funéraires. On comprendra alors que ce disque est, au-delà de sa valeur musicale superlative, un document de première main qui enseigne sur la vie spirituelle de la Nouvelle-Orléans, sur la façon dont les filles et fils d’esclaves étaient passeurs d’africanité, quand bien même ils disaient ne rien en savoir, ou si peu.
 

Note
* Un enterrement à la Nouvelle-Orléans, enregistré par « Satchmo », « Pops », Louis Armstrong (1901-1971) & The All Stars : Louis Armstrong (trompette et vocal) ; Jack Teagarden (trombone) ; Barney Bigard (clarinette) ; Earl Hines (piano) ; Arvell Shaw (contrebasse) ; Cozy Cole (batterie), New York City, 26 avril 1950, Decca.

Pour citer cet article

Douville Olivier  ‘‘Lecture anthropologique d’un grand disque de jazz *‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/lecture-anthropologique-d-un-grand-disque-de-jazz

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