Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Maestre Michel
Présentation
En changeant d’appellation en 1932, l’Instruction publique devenue depuis Éducation nationale a élargi sa mission. La représentation de la fonction éducative s’en est trouvée modifiée, les parents passant le relais à l’école. Quels en sont les effets ?
Mots Clés
Détail de l'article
Depuis plus de vingt ans, je reçois des couples et des familles dans mon cabinet. Il s’agit d’un observatoire intéressant pour suivre l’évolution des attentes qu’ont les parents de l’école en général et des enseignants en particulier. Parmi l’ensemble de ces attentes, mon intérêt s’est moins porté sur l’acquisition des connaissances ou sur la pédagogie que sur ce qui est commun aux parents et aux enseignants, à savoir tout ce qui concerne la différenciation des générations, l’apprentissage des règles de vie, l’autorité.
Les attentes des parents à l’égard de l’école sont de plus en plus importantes et de deux ordres : scolaires et éducatives.
Confrontés à l’évolution de la société et de la famille, les enseignants ne peuvent plus s’appuyer sur les prérequis éducatifs qui étaient autrefois apportés par les familles. Les valeurs telles que l’autorité, le respect, le goût de l’effort, le sens du ou des devoirs… ne sont désormais plus acquises lorsque l’enfant entre à l’école. Confrontés à cette évolution rapide de la société, ils doivent à la fois transmettre savoir et méthodologie, mais également éduquer les élèves qui sont aussi des enfants.
Faut-il accepter les nouvelles fonctions éducatives de l’école ? L’école de demain sera-t-elle parentale ?
Du côté de la fonction d’enseignement
Le site officiel du ministère de l’Éducation nationale permet d’en découvrir son évolution de 1789 à nos jours (1).
L’idée d’une prise en main des affaires d’enseignement par l’État est évoquée dès 1789 et fut largement défendue au cours des années qui suivirent.
À la Révolution, de nombreux établissements d’enseignement, secondaire ou supérieur, sont créés, leur objectif étant de doter la République d’un réseau par lequel l’instruction pourrait se répandre dans toutes les classes de la société.
Il faut attendre l’Empire pour voir l’État prendre conscience que l’existence d’un tel réseau ne suffit pas à assurer la formation des cadres dont il a besoin et que celle-ci ne saurait être menée à bien sans une structure forte, stable et centralisée, qui régule le fonctionnement du système. L’université impériale est fondée dans cette perspective par la loi du 10 mai 1806 et organisée par le décret du 17 mars 1808. Plus qu’une administration, c’est une sorte de corporation laïque qui jouit d’une large autonomie par rapport aux autres services de l’État. À sa tête se trouve le grand-maître de l’université qui rend compte directement à l’empereur qui l’a nommé. Ce grand-maître partage le pouvoir avec le Conseil de l’université, formé de membres du « corps enseignant » : c’est à cette époque qu’apparaît cette expression.
La Restauration envisage pendant quelque temps de démanteler ce système, qui lui paraît trop indépendant du trône comme de l’autel. Une commission de l’Instruction publique est nommée en 1815 pour remplacer le grand-maître. Elle est placée sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Elle parvient cependant à maintenir pour l’essentiel les prérogatives de l’université, ce qui se traduit bientôt par sa transformation en conseil royal de l’Instruction publique (1820), puis par le rétablissement du titre de grand-maître (1822)…
Enfin, en 1828, l’Instruction publique devient un ministère à part entière, dont le responsable fait partie du gouvernement, tout en gardant le titre de grand-maître de l’université. Ce terme disparaîtra officiellement en 1850.
L’administration des cultes lui sera souvent rattachée, au début de la monarchie de Juillet et sous la Deuxième République, puis de façon discontinue entre 1870 et 1895. Le rattachement de l’administration des Beaux-Arts à l’Instruction publique, lui, sera beaucoup plus stable et durable.
En 1932, le gouvernement d’Édouard Herriot décide de rebaptiser l’Instruction publique « Éducation nationale ». L’expression date de la fin du XVIIIe siècle, où elle était employée par les partisans de la prise en main par l’État des affaires d’enseignement. Elle réapparaît dans les années 1910-1920 sous la plume des adversaires de la division du système éducatif en filières distinctes. Anatole de Monzie est le Premier ministre à porter cette nouvelle titulature. Il explique dès sa prise de fonction qu’elle est synonyme d’égalité scolaire et de développement de la gratuité et que, en somme, qui dit « Éducation nationale » dit « tronc commun ».
Cette titulature sera remise en cause pendant les premiers mois du gouvernement de Vichy, où l’Instruction publique fait sa réapparition. L’appellation « Éducation nationale » sera néanmoins rétablie dès le 23 février 1941. Elle avait d’ailleurs été conservée à Londres, puis à Alger, par les gouvernements du général De Gaulle.
Aucun changement n’intervient sous la Quatrième République ni d’ailleurs sous les mandats du général De Gaulle et de Georges Pompidou. Valéry Giscard d’Estaing innove, en 1974, en privant l’Éducation de son épithète « nationale » et surtout en confiant tout ce qui relève de l’enseignement supérieur à un secrétariat d’État, puis à un ministère autonome. Initiative appelée d’ailleurs à un certain avenir, puisqu’elle s’est maintenue presque sans interruption, jusqu’en 1995, sous des appellations diverses (« universités » de 1974 à 1986, « enseignement supérieur » de 1986 à nos jours) et avec des statuts divers (secrétariat d’État de 1974 à 1978, de 1983 à 1986 et en 1995 dans le gouvernement d’Alain Juppé ; ministère délégué de 1986 à 1988 ; ministère de 1978 à 1981 et de 1993 à 1995).
Deux autres domaines de l’action gouvernementale sont parfois rattachés à l’Éducation nationale : soit ils figurent dans la titulature du ministre soit un secrétaire d’État ou un ministre délégué s’en voit confier la responsabilité sous l’autorité du ministre.
La Jeunesse et les Sports, d’une part, accèdent au rang de département ministériel avec la création, lors du Front populaire, d’un sous-secrétariat d’État à l’Éducation physique. Ils continuent à faire l’objet d’un maroquin satellite de celui de l’Éducation nationale sous Vichy et sous la Quatrième République. La Cinquième République confie généralement la Jeunesse et les Sports à un haut commissaire, à un secrétaire d’État dépendant de Matignon ou à un ministre de plein exercice. Cependant, en mai 2002, Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, prépare et met en œuvre la politique du gouvernement relative aux actions en faveur de la jeunesse au sein et en dehors du milieu scolaire. Déjà, entre 1988 et 1991, Lionel Jospin portait le titre de ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, avec, à ses côtés, un secrétaire d’État chargé des Sports.
La Recherche, d’autre part, sous les Troisième et Quatrième Républiques, relevait de la responsabilité du ministère. Elle passe ensuite sous celle de Matignon ou de l’Industrie et on ne la rapprochera de l’Éducation nationale et, plus précisément, de l’Enseignement supérieur qu’en 1986. Ce rapprochement prend soit la forme d’un ministère distinct (de 1993 à 1995, puis à partir de 2000), soit celle d’un ministère délégué (de 1986 à 1988) ou d’un secrétariat d’État (de 1995 à juin 1997) au sein de l’Éducation nationale. Le 4 juin 1997, la titulature du ministre Claude Allègre – et ses attributions – mentionnent l’Éducation nationale, la Recherche et la Technologie.
En avril 2000, Jack Lang est nommé ministre de l’Éducation nationale, Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la Recherche, l’Enseignement professionnel est confié à Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué.
En mai 2002, avec la formation des premier et second gouvernements conduits par Jean-Pierre Raffarin, François Loss, puis Claudie Haigneré occupent le poste de ministre délégué à la Recherche et aux Nouvelles Technologies auprès de Luc Ferry.
En mars 2004, François Fillon est nommé ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et François d’Aubert, ministre délégué à la Recherche.
Cette organisation est identique depuis le 2 juin 2005 avec la formation du gouvernement de Dominique de Villepin : Gilles de Robien occupe, en effet, les fonctions de ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et François Goulard celles de ministre délégué à l’Enseignement supérieur et à la Recherche.
En fonction des objectifs et de la structure du gouvernement, d’autres secteurs de l’activité ministérielle peuvent être confiés à des secrétaires d’État ou à des ministres délégués. C’est le cas, notamment, pour l’Enseignement professionnel et l’Enseignement scolaire. Ainsi, en mai 2002, Xavier Darcos occupe le poste de ministre délégué à l’Enseignement scolaire auprès de Luc Ferry.
Ce que l’on retient, c’est que l’enseignement, l’éducation, la formation, la recherche, l’instruction civique, sont des supports et des moyens pour permettre à l’État, quel que soit le régime – monarchie, république, empire, restauration, régime de Vichy, Cinquième République… – d’asseoir son autorité, de faire passer ses valeurs avouables – gratuité, égalité des chances… – et inavouables – modélisation de la société, uniformisation de la langue, intégration des populations immigrantes…
On retiendra également que « l’Éducation nationale » a pris la place, dans son appellation, de « l’Instruction publique », et ce, depuis 1932. Si, dans l’esprit du gouvernement de l’époque, il s’agit de tenter de donner à tous les petits Français les mêmes chances à l’école, celle-ci passe de la mission d’instruction à celle d’éducation.
Peut-on instruire sans éduquer et éduquer sans instruire ? Ces questions ont été posées lors du débat national sur l’École qui s’est déroulé de septembre 2003 à mars 2004 à la demande du président de la République et du gouvernement. En fait, ce sur quoi tous s’accordent, c’est que la fonction d’éduquer est plus large que celle d’instruire (2).
Une deuxième idée majeure a trait aux « frontières » de l’école. Les personnes, dans leur majorité, ne demandent pas que l’école se limite aux seuls savoirs, que l’instruction soit sa seule mission. L’école doit non seulement instruire et instruire mieux – se préoccuper davantage, comme on l’a dit plus haut, de la maîtrise des savoirs, notamment des fondamentaux –, mais aussi éduquer : au-delà des connaissances et des compétences, elle doit apprendre aux élèves des règles de comportement, leur apprendre, par exemple, à vivre ensemble. Mais l’on y met une condition : que ce soit « en second », après les parents, qui doivent éduquer en premier, coéduquer, si l’on veut, mais en complément.
Du côté de la fonction parentale
D’où vient la famille ?
Les ethnologues, et en particulier Claude Levi-Strauss, s’accordent à dire que la famille est contemporaine de l’interdit de l’inceste. Il ne s’agit pas là de fixer une date dans l’histoire de l’humanité, mais plutôt de proposer que l’interdit de l’inceste et la famille sont indissociables, puisque le premier nous impose de choisir un partenaire sexuel en dehors du second.
Il existe de nombreuses formes familiales. Le modèle contemporain de la famille nucléaire composée des parents et des seuls enfants issus du couple correspond à la forme récente et idéalisée de la famille européenne. Ce modèle, né après la Révolution française, est peut-être en fin de vie…
Il existe en fait un lien ténu entre la forme d’organisation de la famille et le contexte de vie dans lequel elle se trouve. Un lien entre le contexte économique et la famille, donc entre le contexte économique et le cadre dans lequel s’exerce la parentalité.
Un peu d’histoire !
Reynald Brizais, maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Nantes, nous a apporté quelques précisions lors d’une conférence organisée par Psycom, à Lille, en 2002.
À partir de la Révolution française de 1789 vont s’installer les conditions sociales d’une organisation familiale qui va permettre progressivement à la bourgeoisie de préparer la seconde révolution, la révolution industrielle. En 1792, la création du mariage civil donne les bases légales de la famille nucléaire : livret de famille, nom de famille, autorité paternelle et titre de chef de famille…
En 1804 arrive pour les Français l’obligation de domicile avec la pénalisation du vagabondage dans le code pénal de 1810. Le domicile devient alors le lieu d’interpellation.
Au XVIIIe siècle, les pères étaient tout-puissants sur leurs enfants. Ils pouvaient les « faire enfermer ». À partir de la loi du 24 juillet 1889 sur la protection de l’enfance, les droits paternels sont limités aux mineurs (moins de vingt et un ans). Les enfants sont protégés avec la possibilité qui est donnée aux tribunaux de déchoir les pères de leurs droits si les enfants sont en danger dans leur famille.
Par ailleurs, les parents gagnent une mission : celle d’élever leurs enfants. Le père qui travaille représente l’autorité dans la famille, il formule les interdits et décrète les sanctions. La mère, au foyer, intériorise les lois et soigne les enfants.
Un lien entre l’économie et l’exercice de la parentalité
Avec l’explosion industrielle à la fin du XVIIIe siècle, la société passe d’un contexte familial agricole à un contexte de production, celui des manufactures. Dans le Nord-Pas-de-Calais, la Lorraine, le Hainaut belge, les mines, le textile et la sidérurgie ont transformé les familles. Les manufactures, avec leur développement, ont demandé des mains de plus en plus nombreuses qu’un patronat de type paternaliste a su fixer. On a alors inventé la famille nucléaire avec l’ouvrier à l’usine, vivant dans des petites maisons agréables situées à proximité du lieu de travail, un jardinet pour produire des légumes, le charbon et les soins de santé gratuits dans les mines. L’épouse est au foyer, elle élève les enfants qui travailleront dès l’âge de quatorze ans avec leurs aînés.
En ce début de XXIe siècle, l’économie et le tissu industriel ont beaucoup évolué. L’organisation économique n’est plus fixée à un lieu géographique (exploitation agricole, usine…), mais à une chaîne de production qui peut s’étendre dans le monde entier. La famille a également beaucoup changé dans sa forme. La famille nucléaire constituée des parents et de leurs propres enfants est de plus en plus rare après dix ans de vie commune. Comme chacun sait, les enfants vivent de plus en plus souvent dans des familles nouvelles avec un seul parent géniteur présent sous le même toit, accompagné ou non de son conjoint ; les frères et sœurs ne sont plus les seuls enfants vivant au foyer, il peut y avoir des demi-frères et sœurs et des enfants issus d’une autre filiation. La famille élargie occupe un plus grand espace, la France est devenue un village, mais où cousins et cousines ne se fréquentent plus aussi facilement. Il y a des « couples TGV » dont l’un des conjoints travaille dans une ville éloignée et des « familles TGV » qui se retrouvent au complet à l’occasion d’un week-end.
L’éducation : dans la famille ou à l’école ?
De plus en plus, les parents et donc la société dont ils sont membres attendent de l’école qu’elle instruise les élèves, qu’elle les forme, qu’elle leur donne la clé du monde professionnel, mais également qu’elle les éduque. De précepteurs à enseignants, les maîtres sont devenus des éducateurs, voire des substituts parentaux.
Le précepteur se trouvait bien à l’intersection de la société et de la famille, tout comme Julien Sorel dans le roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir. Il s’agissait d’une personne chargée de l’éducation et de l’instruction d’un enfant issu d’une famille noble ou aisée qui restait dans sa famille et ne fréquentait aucun établissement d’enseignement public ou privé.
Le professeur, membre du « corps enseignant », fait partie d’un groupe d’appartenance – l’école, le collège, le lycée, l’université… – qui fonctionne avec ses rituels et ses mythes et en particulier son mythe fondateur qui varie selon les représentations de l’instruction à l’enseignement en passant par l’éducation.
Du côté des familles, les attentes des parents vis-à-vis de l’école se situent entre deux pôles : le pôle des familles qui tentent d’utiliser le système scolaire pour transmettre leurs valeurs sociales, morales, éducatives, et le pôle des familles qui attendent de l’école qu’elle apporte aux enfants la culture et les connaissances communes à tous. Les premières choisissent telle ou telle école, pour sa pédagogie, le pourcentage de réussite des élèves aux examens, la réputation de ses enseignants. Les secondes ne choisissent pas une école mais l’école, l’école républicaine qui va transmettre mieux que les parents eux-mêmes les valeurs de la société.
Avec le XXe siècle, ce qui a changé, c’est le rapport entre la part de l’éducation soutenue par les parents et celle amenée par l’école. Les attentes des familles sont grandes à l’égard des enseignants, et les enseignants sont déstabilisés par cette attente excessive de la part des parents, ils ne trouvent plus chez leurs élèves les prérequis à l’apprentissage scolaire que les familles apportaient jadis en amont de la scolarisation.
Et, à cela, plusieurs facteurs participent à ce phénomène :
• L’évolution rapide des technologies. La connaissance passe de moins en moins par la famille et de plus en plus par le monde extérieur. Certaines familles se trouvent dans une situation où, contrairement au passé, les enfants scolarisés ont acquis davantage de connaissances que leurs parents.
• L’augmentation considérable du nombre d’enfants scolarisés. 100 % des enfants de trois ans vont à l’école, 80 % d’une classe d’âge vont jusqu’au baccalauréat.
• La fonction d’intégration de l’école pour les populations migrantes qui ont représenté, depuis le début de l’essor industriel, une fraction importante de la société française.
• Des facteurs psychologiques. Comme ceux liés à la prise de conscience par la société elle-même et donc par les familles de l’existence de la violence intrafamiliale. Cette prise de conscience a eu des effets positifs sur la protection des enfants, mais elle a eu un effet négatif sur l’autorité parentale et sur la culpabilisation des parents. Aussi n’est-on pas surpris d’entendre des parents qui ne savent plus s’ils peuvent ou non donner une fessée, qui ne veulent plus cadrer, limiter, sécuriser l’exploration de l’enfant, qui ont peur de lui dire « non » ! ■
Note
1. Voir : http://www.education.gouv.fr/histoire/histoire_ministere.htm
2. Voir : http://www.debatnational.education.fr/index.php?rid=70