Dossier : journal des psychologues n°254
Auteur(s) : Dhallenne Laurence
Présentation
Lorsque survient un accident grave menaçant brutalement la vie d’un enfant, la famille arrive en état de choc à l’hôpital. On assiste, dans ce contexte, à la demande croissante d’une présence immédiate du psychologue hospitalier. Quelle prise en charge proposer à ces familles en état de choc traumatique ? Voici, à la lumière d’une vignette clinique, l’illustration d’une pratique quotidienne proposant un accompagnement psychologique immédiat et continu le temps de l’hospitalisation de l’enfant.
Détail de l'article
À la suite d’un accident de type défenestration volontaire ou accidentelle, accident de la voie publique, chutes, les enfants polytraumatisés (traumatismes crânien, thoracique, abdominal, membre) sont immédiatement dirigés dans une unité de réanimation traumatologique pédiatrique. L’enfant est alors pris en charge par une équipe médicale et paramédicale spécialisée, constituée, entre autres, de médecins anesthésistes-réanimateurs, chirurgiens, infirmiers et aides-soignants.
À leur arrivée, les parents sont accueillis par un des membres de l’équipe, le plus souvent un aide-soignant, et sont dirigés dans la salle des familles du service où ils attendent d’être informés du diagnostic médical, avant de voir leur enfant. Le délai d’attente avant d’obtenir toutes ces informations est d’une à deux heures.
Pendant ce temps, le psychologue présent propose un entretien s’il le juge utile. En son absence, il est éventuellement sollicité par l’équipe qui est alertée par le contexte de l’accident et l’observation du comportement de la famille.
Lors de ces accidents, les parents sont violemment confrontés à la potentialité de mort de leur enfant. Dans la plupart des situations que nous rencontrons, ces personnes ont vécu un événement traumatique. La clinique du traumatisme psychique constitue l’essentiel point de référence théorique. Le décès ou la perte de l’enfant « d’avant » nous conduit également à travailler sur la clinique du deuil de l’attachement. À la sortie du coma d’un traumatisé crânien, l’enfant n’est plus le même, qu’il présente ou non des séquelles ; c’est un autre enfant que l’on rencontre. Un deuil de la relation antérieure est à faire.
L’état de choc psychologique dans lequel se trouvent ces familles à leur arrivée à l’hôpital nécessite une réflexion sur la prise en charge psychologique immédiate. Les particularités de ces situations entraînent une adaptation de nos pratiques cliniques. Quel travail le psychologue hospitalier peut-il effectuer auprès de ces personnes en état de choc ? La brutalité de la survenue de l’accident de l’enfant polytraumatisé entraîne une rupture de l’équilibre familial. Pendant cette phase initiale de soins à l’enfant, l’alliance thérapeutique permet d’aider cette famille à développer des capacités d’élaboration dans cette période de remaniement de l’équilibre personnel et familial.
À la lumière d’une vignette clinique, nous proposons une réflexion sur cette pratique de la prise en charge psychologique de la famille de l’enfant polytraumatisé. Bien que les contextes soient très variés, nous allons tenter d’illustrer de façon assez générale les particularités de notre pratique quotidienne de l’accompagnement immédiat, ainsi que la continuité que nous pouvons proposer à ces familles.
Une famille en détresse
À titre d’exemple, et afin de mieux se représenter notre travail, nous évoquerons une histoire familiale empruntée à plusieurs situations réelles.
Un couple et leurs trois enfants (Jade, trois ans, Hugo, sept ans, et Théo, neuf ans) d’origine française et vivant à l’étranger, viennent d’arriver en France pour les vacances. Ils sont tous en voiture lorsqu’un autre véhicule, situé juste derrière eux, les heurte violemment. Dans l’accident, Théo décède immédiatement, Jade est très grièvement blessée, Hugo est hospitalisé mais physiquement indemne, tout comme ses parents.
Quelques heures après l’accident, les parents se présentent dans notre service où est hospitalisée leur fille. L’aide-soignante qui les accueille, les dirige dans la salle des familles où ils attendent le premier diagnostic médical complet de l’état de santé de leur fille. Le médecin réanimateur-anesthésiste, accompagné d’une infirmière, vient leur annoncer le bilan des différentes lésions et leur expliquer qu’à ce moment de la prise en charge, il est impossible d’assurer le pronostic vital de Jade.
À la suite de cet entretien, ils sont accompagnés auprès de leur fille. La vision de Jade dans le coma, intubée, ventilée, avec le corps froid et pansé, les confronte de nouveau à la potentialité de sa mort, réalité à laquelle ils tentent d’échapper.
Durant l’entretien médical, les parents sont dans un tel état de choc qu’ils ne peuvent pas assimiler les informations données. Les termes de lésions cérébrales ou traumatisme crânien sonnent creux. Dé-pourvus de toute signification, les mots ne leur ont pas permis d’anticiper ce qu’ils allaient voir. À travers le regard, la réalité s’impose à eux et ravive les images de l’accident. L’absence de manifestations émotionnelles directement observables dans un tel contexte décide l’équipe à leur proposer de rencontrer un psychologue. Notre premier entretien aura donc lieu plusieurs heures après l’accident. Ils sont alors informés du décès de leur fils Théo ainsi que des résultats des bilans médicaux de Jade et d’Hugo.
Le psychologue commence cet entretien en se présentant et en signifiant les raisons de sa présence. Les parents de Jade sont tous deux en état de choc, plein d’effroi. Monsieur évoque le décès de son fils, mais le contenu de son discours est dépourvu de toute expression d’affects. Ces parents peuvent néanmoins commencer à mettre en mots les circonstances de l’accident. Ils soulignent tous deux l’effet de surprise ressenti par ce choc si soudain et brutal. Ces parents font très rapidement référence à un changement de vie radical, brisant leur équilibre familial. En évoquant leur vie « d’avant », ce couple dresse le portrait d’une famille avec des mouvements fusionnels. Le père parle de ce mode relationnel avec beaucoup de fierté, il est le garant de cette union qu’il revendique comme une marque de leur identité familiale. Son rôle de père puissant et protecteur au sein du cercle familial est très investi. Dès ce premier entretien, la culpabilité du père est déjà exprimée. Elle est d’autant plus importante que sa responsabilité est directement impliquée. Au moment de l’accident, il était au volant de la voiture.
Les entretiens suivants se déroulent dans le service de réanimation et sont individuels, car lorsque l’un se déplace, l’autre reste auprès d’Hugo. Ils sont le plus souvent avec lui, essayant ainsi de retrouver un minimum d’équilibre et de ressource auprès de celui qui est « bien vivant ». Mais Hugo s’enferme dans un important mutisme à l’égard de ses parents, ce qui viendra renforcer un sentiment d’impuissance et de culpabilité, surtout chez le père.
Les visites auprès de Jade, toujours dans le coma, sont très éprouvantes pour les parents. Lors de la première visite du père, à l’approche de la chambre de sa fille, il entre dans un état d’excitation important, s’agite et cherche à partir. Nous lui proposons de nous entretenir et, d’emblée, il exprime son intolérable sentiment de culpabilité et sa peur de la perdre également. Il a le sentiment d’avoir failli à sa responsabilité et de pas avoir su les protéger, de ne pas être un « bon père ». Il fait également référence aux flash-back de l’accident qui l’envahissent sans cesse et l’épuisent. Hors de la chambre, ces parents peuvent plus facilement entretenir l’espoir féroce qu’elle se réveille sans séquelles, mais les images brisent cet espoir.
Les difficultés éprouvées pour venir auprès de leur fille au moment où elle commence à sortir du coma sont très problématiques. Ils sont peu présents et, dans un état de demi-conscience, Jade les appelle sans cesse. Comme toute présence familière, elle garde auprès d’elle un vêtement de sa mère. Jade n’allant ni à l’école ni en crèche, elles étaient, avant, continuellement ensemble. En plus du choc somatique et psychologique de l’accident, la rupture brutale avec son environnement et ses habitudes relationnelles est totale.
À la sortie de la réanimation, Jade est dirigée dans un autre service. Sa vie n’est maintenant plus en danger, elle a repris conscience et ne présente pas de troubles neurologiques. Les entretiens individuels continuent pour les parents et commencent pour Jade. Elle n’est toujours pas informée de ce qui s’est passé au cours de l’accident. Lors de notre premier entretien individuel, nous retraçons ensemble toute son histoire depuis les jours qui ont précédé l’accident. Jade est très calme et attentive, fixant le psychologue avec un regard grave, elle pleure au moment de l’évocation du choc de l’accident, puis exprime verbalement un sentiment d’abandon. Ces ruptures successives et inhabituelles ont brisé sa confiance en l’amour parental.
Hugo et Jade ne se sont pas revus depuis l’accident qui a eu lieu il y a maintenant plusieurs semaines. Nous favorisons donc l’organisation d’une première visite au sein du service d’hospitalisation. Après un premier temps d’observation mutuelle et de parole sur l’absence, ils entrent en relation et jouent ensemble en laissant de côté les adultes qui les entourent. Jade sourit à nouveau pour la première fois depuis son réveil. Mais c’est un moment empreint d’ambivalence. Se retrouver tous les quatre, sans Théo, renforce la réalité de son absence et pèse sur le sentiment de vide déjà très important. C’est principalement la mère qui le soulignera à la suite de cette rencontre.
Il y aura rapidement une autre rupture très importante pour Jade. Ses parents et Hugo devront s’absenter pendant quelques jours. Jade n’est pas encore informée du décès de son frère, ses parents préférant attendre leur retour pour le lui annoncer. Souffrant de leur difficulté à verbaliser la mort de Théo, ils nous demandent d’être avec eux pour annoncer son décès à Jade. Comme elle est confrontée à la mort d’un proche pour la première fois, nous utilisons les histoires de livres et de dessins animés qu’elle connaît et qui font référence à la mort pour tenter de lui expliquer la situation. La perte définitive reste encore abstraite pour un enfant de son âge, mais elle peut déjà faire le lien entre l’absence actuelle de son frère et la tristesse de ses parents. Nous soulignons également qu’il n’est plus possible de le voir, mais que chacun des membres de la famille pense beaucoup à lui.
Quelques semaines après la fin de l’hospitalisation de Jade, cette famille revient consulter. Les parents sont inquiets du changement de comportement et des troubles du sommeil que présentent Jade et Hugo. La mère évoque avec beaucoup de tristesse leurs difficultés à communiquer autour de la mort de Théo et à trouver un nouvel équilibre familial. Le père présente des manifestations anxieuses avec des symptômes phobiques assez handicapants et un important repli sur lui-même.
Lors de cette dernière consultation, la mère évoque la nécessité de maintenir un suivi psychologique pour tous. Ils sont favorables à une psychothérapie familiale, ainsi qu’à un suivi individuel pour traiter les manifestations anxieuses du père.
Une rupture individuelle et familiale
L’état de choc dans lequel se trouvent ces personnes à leur arrivée à l’hôpital détermine notre présence dans l’immédiat. En effet, au moment où nous rencontrons ces parents, ils vivent une situation d’une extrême violence. Ils sont soudainement confrontés à une forte menace vitale ou au décès de leur enfant, soit uniquement par les mots, c’est-à-dire lorsqu’on leur annonce ce qui est arrivé, soit parce qu’ils sont eux-mêmes impliqués dans l’accident. Dans tous les cas, ces parents, brusquement projetés dans une autre réalité jusqu’alors impensable, sont dans une grande détresse.
Dans certaines situations particulièrement violentes, notamment les accidents de la voie publique, les incendies, etc., où les parents sont physiquement présents, ils vivent « en direct » cette imminente menace pour la vie de leur enfant et parfois la leur. Cette soudaine confrontation au réel de la mort fait alors effraction dans le psychisme et s’y incruste, alors qu’aucune représentation ne peut l’accueillir. La soudaineté de la perception de la menace vitale fait basculer d’un état psychique « stable » à un état d’excitation intense où la charge énergétique n’est plus assimilable. Les défenses psychiques utilisées habituellement sont alors totalement débordées (Bigot, 2005).
À la suite de ce type d’événement, certains parents sont envahis d’un sentiment d’effroi. Leur pensée est figée, leurs affects anesthésiés, ces personnes ne ressentent plus rien et sont envahies par le néant. Dans ce cas, entrer en communication s’avère complexe, le langage se tarit, les mots sont absents, « l’Homme perd alors sa qualité d’être parlant » (Lebigot, 2006). Ces personnes jetées hors de la vie interne et sociale se sentent comme abandonnées par le genre humain. Le sentiment de solitude est intense. Il s’agit alors de recréer un premier contact et d’établir un lien.
Lorsque l’annonce médicale fait état d’une menace vitale, les premières réactions observables chez les parents sont teintées de sidération et de déni. La sidération est un moyen de « préserver une partie de soi en refusant ce drame. Cette phase de sidération va permettre d’accueillir mentalement cette information au compte-gouttes ». (De Broca, 2006). Le déni s’exprime dans le besoin d’échapper à cette réalité et de ne pas la reconnaître. « Non, ce n’est pas possible ! Il y a bien quelque chose d’autre que vous puissiez encore faire ? », nous demande un papa peu après l’annonce du décès de sa fille.
L’accident crée une véritable rupture pour chacun des membres du noyau familial, provoquant la perte des repères fondamentaux, identitaires, affectifs, sociaux. L’équilibre lié au sentiment de sécurité interne est violemment rompu par la confrontation à la réalité de notre vulnérabilité. Ce bouleversement crée également un véritable séisme au sein de la dynamique familiale et freine la communication interne. Pour reprendre l’exemple de notre vignette clinique, le dialogue et le soutien qui ont habituellement une place privilégiée au sein de ce couple leur échappent maintenant. Un tel choc enferme chacun dans sa douleur. Le repli narcissique aide à lutter contre une menace d’effondrement sous-jacente. Le soutien au sein du couple ou par les proches est d’autant plus difficile que la communication et le partage des émotions sont à ce moment assez pauvres.
Dès le début de notre accompagnement, il est indispensable de s’intéresser aux différentes ressources relationnelles de chacun des parents. E. Vermeiren (2005) souligne la nécessité d’un soutien social lorsqu’on vit une situation potentiellement traumatique. En effet, « la présence d’un rapport de confiance avec l’entourage immédiat est déterminante pour aller chercher le courage de lutter ».
Durant notre prise en charge, les proches peuvent être de précieux alliés. Ils vont, par exemple, nous fournir des informations essentielles lorsque le parent ne peut plus communiquer. Et, lorsque la régression est très importante, les proches peuvent prendre soin de ces parents, au sens même d’un handling nécessaire les premiers temps. Nous devons être vigilants lorsque l’aide de certains de ces proches n’est pas du tout adaptée et surtout lorsque personne n’est présent auprès d’un parent.
Créer un potentiel espace de parole
Les situations rencontrées étant très variées, la prise en charge de la famille de l’enfant polytraumatisé est toujours à faire au cas par cas, et sa nécessité reste à réévaluer. Nous adaptons le cadre de notre pratique selon les circonstances de l’accident, la structure de la famille et ses origines culturelles, la personnalité et les symptômes observables. Nous proposons donc un accompagnement psychologique de ces familles (parents, fratrie et les autres proches directement impliqués dans l’accident) approprié à leur demande. Certaines personnes expriment le besoin de commencer à mettre en mots ce qu’ils vivent, tandis que d’autres ont, par exemple, besoin d’un étayage assez contenant.
Lors de ce premier entretien relativement proche de l’accident, il est déjà possible, selon les interactivités entre le psychologue et ces parents, de créer un potentiel espace de parole. Certains parents pourront ainsi commencer à mettre du sens là où l’absurde les enlise. Cet espace offre la possibilité de mettre en mots les éléments factuels (ce qu’ils faisaient au moment de l’accident, ce qui s’est passé), comme les ressentis émotionnels actuels. Les différentes perceptions sensorielles, les cris, la vue du sang et des blessures, les odeurs, etc., comme des matières brutes envahissantes, vont pouvoir commencer à se lier. Une représentation de l’enchaînement de la situation s’élabore ainsi, petit à petit, et permet une première mise à distance.
Lorsque nous rencontrons les parents de Jade pour la première fois, ils sont en état de choc, se plaignent de flash-back, de l’intrusion d’images et de sons de l’accident. Ils évoquent les circonstances de l’accident avec beaucoup de détails très précis. À ce moment de la prise en charge, ils sont synchrones par rapport à leur besoin d’exprimer ce qu’ils ont vécu et ce dont ils se souviennent. Ni l’un ni l’autre ne peuvent encore verbaliser leurs affects, le sentiment d’irréalité étant trop fort.
Ils ont le sentiment de vivre un cauchemar, espérant se réveiller avec leurs enfants en bonne santé. Les symptômes traumatiques du père sont plus importants, il fait part d’un sentiment de dépersonnalisation. Juste après la collision, il s’est vu sortir de son corps et agir comme un automate le temps d’évacuer ses enfants de la voiture et d’attendre les secours. Certains parents « profitent » de cet espace pour commencer à exprimer la culpabilité intolérable qui les ronge. Elle est bien souvent trop insupportable pour être exprimée directement, mais, déniée ou non, elle est toujours sous-jacente. Le devoir de protection et de bienveillance endossé par un parent a fait faillite. Peu importe les circonstances et le degré d’implication objective de responsabilité, le parent s’accuse de ne pas avoir su protéger son enfant. C’est l’appréciation subjective du « bon parent » qui est atteinte, créant ainsi une blessure narcissique. Il est alors essentiel d’accueillir l’expression de cette culpabilité, sans interrompre cette dynamique en cherchant à rassurer par de vaines paroles soi-disant déculpabilisantes.
Le père de Jade exprime d’emblée son sentiment de culpabilité. Son attention se fixe autour de cette collision qu’il n’a pu éviter. D’après ce qu’il évoque de sa relation à ses enfants et de sa représentation de chef de famille solide et protecteur, on peut déjà faire l’hypothèse que ces éléments risquent d’être à la source de ses plus grandes difficultés, et notamment pour retrouver un nouvel équilibre personnel et familial. La mère n’exprime pas de sentiments de culpabilité à ce moment de la prise en charge, mais peut entendre celle de son mari. L’espace laissé à la portée de ces parents, utilisé comme une ouverture à la verbalisation pour certains, peut être employé autrement lorsque le langage fait brusquement défaut. Le psychologue va être là, étayant, comme un accompagnateur respectant et contenant l’expression d’un silence, d’un mouvement stéréotypé, d’une transe ou d’un cri. Lorsque aucun contact n’est possible, le corps devient un médiateur essentiel permettant de réintroduire une communication. En posant une main sur une épaule, sur un bras, nous signifions notre présence, le contact peut s’amorcer.
Cette attitude d’accompagnateur qui écoute et fait face à l’horreur sans s’effondrer tout en facilitant l’expression peut créer un premier lien à l’Autre, alors même que la personne se sent emmurée dans sa douleur, isolée de ses pairs.
Le fait de commencer à mettre en mots ces différentes perceptions et ressentis, tout en étant entendu dans toute sa souffrance, apporte un certain soulagement faisant de cette expérience la base d’une alliance thérapeutique (Vila, 2005).
Ainsi, ces personnes pourront plus facilement adopter une attitude de demande d’un soutien psychologique. Les personnes en état de choc cherchent à éviter les souvenirs de l’accident et repoussent l’idée d’une aide extérieure. Lorsqu’un enfant décède dans les heures qui suivent son arrivée à l’hôpital, proposer un accompagnement psychologique immédiat à sa famille permet d’évaluer les risques pour chaque membre du noyau familial et de proposer une orientation adéquate à cette famille qui ne se tournera pas si facilement vers une aide extérieure.
Continuité de l’accompagnement psychologique des familles
La prise en charge médicale initiale se déroule dans une unité spécifique (sas de déchocage, puis en salle de réveil) pendant une durée aléatoire de vingt-quatre à quarante-huit heures.
Lorsque les polytraumatismes sont graves, l’enfant est ensuite dirigé dans un service de réanimation. Nous proposons aux parents et à la fratrie, ayant rencontré le psychologue durant la phase initiale, une continuité de l’accompagnement psychologique. Celui-ci évolue nécessairement et prend une forme « plus classique », mais reste teinté par l’état de choc subit. Lors de ces entretiens, nous recevons les parents individuellement ou en couple, en privilégiant le bureau plutôt que la chambre de l’enfant.
Lorsqu’une alliance a pu se mettre en place au moment de ce premier entretien, en phase initiale, la continuité de l’accompagnement psychologique est un point de repère. La demande de présence du même psychologue peut être verbalisée, elle est perçue en elle-même comme une source de soutien. Lors de cette prise en charge plus à distance de l’accident, il est essentiel d’évaluer le besoin de guidance parentale et les capacités des parents de réinvestir leur place. Il est souvent nécessaire de travailler à restaurer une image positive du « bon » parent afin de les aider à reprendre confiance dans leur rôle tant pour la fratrie qu’auprès de l’enfant blessé.
La famille doit maintenant s’adapter à une situation nécessairement précaire. Un nouvel équilibre tant personnel que familial tente frileusement de se faire, mais il est basé sur beaucoup d’incertitudes. En effet, pendant l’état de coma de l’enfant, il n’est pas possible de se prononcer sur les séquelles ni sur l’évolution du pronostic vital. Le sentiment de menace perdure pendant plusieurs jours, la famille ne sait pas à quel avenir se préparer. L’apparition des signes de réveil de l’enfant se fait au compte-gouttes, sous les yeux ambivalents des parents. C’est une rencontre très désirée mais redoutée, mêlée à la peur de l’inconnu. On rencontre son enfant plus qu’on ne le retrouve, cette réalité va ainsi sceller la fin de la relation antérieure. Un deuil de cette ancienne relation est à faire et une nouvelle forme d’attachement se crée.
Les soins intensifs éloignent nécessairement du corps de l’enfant. Les soins techniques prennent du temps et de l’espace. Les parents auprès de l’enfant se sentent alors impuissants, démunis et ont un sentiment d’étrangeté. Ils ne savent plus comment être avec lui, comment s’occuper de lui, ce qui est particulièrement difficile, notamment pour les parents des tout-petits. Certaines mamans ne se sont encore jamais séparées de leur enfant et étaient dans cette phase de relative fusion liée à la préoccupation maternelle primaire (Winnicott) au moment de cette soudaine rupture. Une confiance dans l’équipe médicale est indispensable pour supporter cette forme de relais temporaire où les soins médicaux priment, sans se sentir rejeté ni dévalorisé. Cela est d’autant plus difficile selon l’intensité de la culpabilité ressentie par les parents.
L’accompagnement psychologique durant cette phase se fait selon les besoins des parents. Le psychologue peut accompagner un parent en valorisant la réappropriation de son rôle, en l’aidant à reprendre contact auprès de l’enfant par le toucher, les paroles, les manifestations de tendresse. Il est aussi essentiel de proposer un espace de parole hors de la chambre de l’enfant. Lors de cette période de crise, on observe une cristallisation de conflits antérieurs. Ils concernent principalement la relation entretenue avec son enfant, mais aussi avec ses propres parents. Les difficultés ressenties par chacun des parents seront différentes selon les conflits internes et les représentations du rôle parental. Ces conflits restés latents interrogent et ont besoin d’être exprimés et entendus, ils sont à la source du sens que le parent cherche à construire autour de cet accident et de « sa propre faillite ».
Lors d’un accompagnement psychologique à la suite d’un choc brutal, le psychologue doit toujours être attentif à la singularité des besoins et de la demande de chacun des membres d’une famille. Par exemple, en ce qui concerne les personnes de notre vignette clinique, les parents ne sont pas dans la même dynamique. Il est essentiel de modeler nos entretiens en fonction des différents éléments cliniques observés. Le père de Jade présente, quelques jours après l’accident, des symptômes signifiant un état de stress aigu, alors que, chez la mère, c’est son état dépressif qui se trouve au premier plan.
Au cours des entretiens individuels avec le père, notre attention est principalement focalisée sur les différents symptômes en lien avec le choc traumatique : troubles anxieux, évitement, flash-back, etc. Accompagné par des membres de sa famille, le père vient en voiture à l’hôpital, mais, à plusieurs reprises, l’intensité de ses crises d’angoisse l’oblige à rebrousser chemin. Pour le moment, la mère de Jade ressent davantage un besoin d’élaboration à travers la remémoration de sa vie d’avant, de sa relation avec son fils et de son impossibilité à s’imaginer sans lui.
Elle pleure beaucoup, fait part de son intense fatigue, de ses pertes d’appétit, de sommeil et de toute envie. L’espace de parole dédié à chacun permet ainsi de laisser une place privilégiée à l’élaboration singulière de sa souffrance. Cela tend, entre autres, à favoriser petit à petit une reprise de la communication au sein du couple et du cercle familial.
Au-delà du couple parental, il est essentiel d’être vigilant quant aux différentes réactions de la fratrie, et notamment pour ceux ayant assisté à l’accident.
Attentifs aux symptômes rapportés par les parents, nous proposons, si leur comportement les inquiète, une orientation thérapeutique après avoir rencontré une première fois ces enfants. D’autre part, dès la sortie de la réanimation, une rencontre entre l’enfant blessé et sa fratrie peut être très bénéfique dans ce climat de rupture. Certains symptômes présentés par un frère ou une sœur, ou même par l’enfant blessé, peuvent disparaître après cette visite qui laisse place à la relation plutôt qu’aux fantasmes et images liés à l’accident. En attendant de se revoir, les dessins sont souvent un moyen assez électif pour entretenir un lien.
Conclusion
La prise en charge de ces familles se fait par toute une équipe. Il est indispensable de ne pas cliver le soin médical entre une technicité et une communication qui serait réservée aux spécialistes de la psyché. Notre objectif au quotidien est d’apporter à notre équipe des compétences spécifiques afin de l’a der à mieux entrer en relation avec les familles en crise.
L’accompagnement psychologique que propose le psychologue hospitalier dans ces situations de choc brutal de familles en perte totale de repères peut se faire en deux temps : dans l’immédiat et dans la continuité. Il s’agit d’accompagner une famille qui traverse une étape traumatique et, si besoin, d’amorcer une demande de suivi psychothérapeutique ultérieur. Nous évaluons également la nécessité d’orienter vers un psychiatre lorsque les symptômes l’exigent.
Avant de refermer cette illustration de notre pratique quotidienne, nous souhaitons souligner un élément frappant cliniquement. Le choc traumatique de la perte réelle ou potentielle de son enfant casse tout repère et suscite un sentiment d’absolue étrangeté. C’est à cette brutalité que le psychologue prête sa présence et son écoute. ■