Un enfant s’est perdu. Lettre au petit Nicolas

Le Journal des psychologues n°253

Dossier : journal des psychologues n°253

Extrait du dossier : Le WISC se met en IV
Date de parution : Décembre - Janvier 2008
Rubrique dans le JDP : Culture
Nombre de mots : 1000

Auteur(s) : Houssier Florian

Présentation

Comme au rugby, il arrive que l’on avance en reculant. Cette idée surréaliste de faire des passes vers l’arrière pour aller de l’avant n’est pas sansrappeler celle énoncée par D. W. Winnicott : dans la prise en charge de cas difficiles, il arrive que l’on échoue pour réussir. Mais prenons l’envers de cette situation : en avançant, on recule parfois. Ainsi a-t-on cette sensation avec le devenir du petit Nicolas. Adressons-lui ce mot :

Mots Clés

Détail de l'article


« Cher Nicolas, Qu’es-tu donc devenu ? Autrefois, soutenu par tes pères Sempé et Goscinny (1), tu nous inspirais sourires et nostalgie de l’enfance. Dans le récit de tes histoires, on avait souvent l’impression que ton langage, celui de l’enfance, dénonçait l’hypocrisie d’un monde adulte compassé, trop sérieux, rigide, fonctionnant sur les apparences. Ainsi, déjà, quand un ministre venait à la maison, on décidait de t’enfermer dans la buanderie avec tes copains, on avait peur des bêtises qui pourraient faire mauvais effet sur le ministre. Aussi, déjà, tu aimais bien faire le fou devant le photographe avec tes amis.
On n’a pas oublié ton goût du combat ou ton plaisir non dissimulé à défier l’autorité, à transgresser des règles auxquelles les adultes eux-mêmes ne savent pas quel sens donner ; ni tes rêves, avoir une belle voiture de sport pour partir très loin, à Arcachon ou en Chine. Sans doute que la relation à la maîtresse et à tes amis (par exemple, Alceste, qui est gros et mange tout le temps, ou Clotaire le cancre, toujours puni à la moindre ignorance) a été réveillée ce jour-là, quand tu es devenu grand.
Oui, tu sais, ce jour-là. Tu es devenu un homme politique, maire d’une ville près de ton ancienne école. Et là, tu n’as pas supporté ; tu t’es revu dans cette école maternelle, cela t’a remué, tous ces souvenirs que tu pensais pouvoir enfouir pour ne pas te sentir adulte, ne plus voir ce que tu avais trahi : ton âme, celle d’un enfant amusé et effrayé par la bêtise des adultes, qui supportent encore moins que les enfants ceux qui sont différents. Pourtant, ce jour-là, quelque chose s’est brouillé sur qui est qui, qui protège qui, qui veut quoi.

Flash-back (2) : Lorsqu’Erick, qui a pris en otage vingt et un enfants et leur maîtresse d’école, te demande combien il y a dans le sac, tu lui précises que tu l’as reçu de la banque, vingt-cinq millions, et aussi des devises. Tu cherches à le rassurer, il peut relâcher les enfants, il n’a pas besoin d’utiliser la menace, tu fais tout ce qu’il faut pour lui. Puis s’ensuit un étonnant dialogue sur le taux du dollar et du mark, à tel point qu’Erick parvient à calculer rapidement combien contient le sac ; tu es surpris, toi, le ministre du Budget, il a calculé plus vite que toi, précisément, lui, le fou dangereux (celui que les bien-pensants appellent « Human Bomb », parce qu’il faut bien donner du spectacle à tous). Et il constate que ce n’est pas la somme exigée ; tu t’énerves, tu lui dis alors que cent millions, c’est trop, que tu ne peux rien y faire. Et tu n’aimes pas du tout te sentir impuissant. Alors, tu argumentes, tu lui expliques que pour obtenir des billets qui ne sont pas truqués, tu ne pouvais pas faire mieux, qu’il peut venir vérifier, les billets sont usagés. Et tu ajoutes : « Il est pour vous cet argent, pour que vous puissiez vivre heureux avec ce pognon. Comptez cet argent et donnez-moi la petite. » Tu dérapes, le souffle est court, les mots t’échappent et, comme dans la cour de récré, tu as envie d’insulter, tu ne le supportes plus, comme lorsque Eudes te donnait un coup de poing sur le nez ; tu préférais déjà Agnan, le chouchou de la maîtresse, ou Geoffroy, qui est tellement riche. Erick sent ton empressement, tu veux te débarrasser de lui comme de tous les jeunes délinquants, ceux qui te renvoient à ce que tu ne veux plus voir en toi. Il te répond qu’il ne croit pas que les snipers vont le laisser tranquille ; il a raison, il mourra abattu.
Tu te reprends, tu lui jures qu’il peut compter sur ta parole : « On ne touchera pas un seul de vos cheveux, si les mômes sortent vivants », mais rien n’y fait, tu t’emballes encore comme une horde de chiens enragés – ceux-là aussi, il faudra songer un jour à s’en débarrasser. « Il y a le pognon [comme tu l’aimes, ce mot], il y a la voiture », tu l’encourages tellement fort, tu y crois, seule la volonté compte, les rêves ont disparu, la vie n’est qu’une bataille à remporter, encore et toujours, chaque jour qui passe.
Erick se fait alors conscience, il défie ton humanité perdue et te glisse à l’oreille :
« Parlez pas trop fort, vous allez réveiller les enfants ! »
Tout est dit, tu es passé de l’autre côté du miroir, tu devras sans cesse lutter pour retrouver cette part d’humanité qui, régulièrement, te glisse entre les mains, comme une poignée de sable fuyant. Et quand tu adopteras les tests « Anti-DéNocratiques », tu ne te rendras même plus compte de l’enjeu qui te cerne.
En cours de route, aveuglé par la lumière du pouvoir, un enfant s’est perdu. »
 

 

Notes
1. Sempé J.-J., Goscinny R., 1964, Le Petit Nicolas, Paris, Denoël.
2. Boulanger D., 2007,
Le Jour où j’ai tué HB, Paris, Hachette Littératures

Pour citer cet article

Houssier Florian  ‘‘Un enfant s’est perdu. Lettre au petit Nicolas‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/un-enfant-s-est-perdu-lettre-au-petit-nicolas

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