Un lieu de parole enfant-parents

Le Journal des psychologues n°251

Dossier : journal des psychologues n°251

Extrait du dossier : Le psychisme de l'enfant : neurosciences et psychanalyse
Date de parution : Octobre 2007
Rubrique dans le JDP : Pratiques professionnelles > Clinique
Nombre de mots : 4400

Présentation

Créer dans un quartier suburbain, à population d’origines culturelles et linguistiques diverses, un lieu uniquement fondé sur l’échange de parole et non sur la satisfaction des besoins, c’est l’expérience « de terrain » tentée par des collègues, pluridisciplinaires, qui nous font partager leur projet, leurs difficultés, leurs interrogations.

Détail de l'article

Nous nous proposons de rapporter une expérience et de faire partager notre interrogation au sujet de la possibilité d’existence d’une institution qui n’a rien à donner si ce n’est offrir un espace d’échanges où l’objet ne serait que celui qui circule par la parole et dans le langage. Cela, dans une banlieue de grande ville, avec une population de langues et de cultures différentes. L’aspect urbain, citoyen, et politique au sens où il a affaire avec les deux précédents, était présent au départ. Échanges et réunions, avec les instances de la ville et avec celles du quartier, ont eu lieu sans cesse, pour expliquer le projet à venir puis le travail effectué. À l’arrivée, les financeurs, administration et politique, sont partie prenante, mais les dispensaires, qui dispensent donc, des soins, des conseils, des activités socio-éducatives, etc., n’ont pas participé à l’aventure.

 

L’instant de voir

Dans un quartier éloigné du centre-ville, quartier à forte densité de population d’origines culturelles et linguistiques diverses, les jeunes enfants ne découvrent la vie sociale qu’au moment de l’entrée à l’école maternelle. Ils forment alors des groupes par origine linguistique. Les mères restent chez elles, leur seule sortie avec les enfants est, le plus souvent, la consultation de PMI. En conséquence, la langue parlée à l’école reste majoritairement inconnue à la sortie de l’école maternelle. L’échec scolaire est prévisible et les communautés s’isolent entre elles.
Pour répondre à ce constat, la proposition a été faite de l’ouverture d’un lieu à l’articulation de la vie familiale et de la société, lieu où l’enfant ferait l’apprentissage de la vie sociale, dans la sécurité de la présence maternelle, et où sa mère rencontrerait d’autres mères sans obligation d’inscription et d’affiliation, un lieu de rencontre, d’échange langagier, espace de parole ne répondant pas à une demande d’aide, de soin, d’éducation. À l’origine de la proposition, trois professionnelles différentes (assistante sociale et bibliothécaire pour enfant, éducatrice de jeunes enfants, psychologue-psychanalyste), leur compétence, leur histoire, représentent trois générations. Questionnées dans leur pratique par la difficulté pour un enfant, appartenant à une famille d’une culture particulière, d’accéder à une position de citoyen, et pour sa mère de l’y préparer en y trouvant elle-même une place avec sa famille, ces professionnelles élaborent un projet et décident alors d’une action. Ce qui les réunit : la référence à la psychanalyse, l’adhésion aux principes des lieux d’accueil créés par Françoise Dolto (1). Les réunit aussi le désir de partager ou de faire partager une façon d’être avec l’enfant dès sa naissance, de transmettre, d’accompagner le jeune enfant avec ses parents dans la vie sociale.
Un travail de concertation a d’abord été mis en place : des rencontres avec les équipes travaillant sur le quartier (Centre de circonscription du conseil général, centre social CAF, éducateurs de prévention), des réflexions centrées sur la pertinence d’un lieu en regard de ce qui est déjà proposé aux familles, sur la cohabitation avec les acteurs sociaux. Les démarches auprès des institutions susceptibles de financer ce projet sont parallèlement entreprises (commune, conseil général, État, CAF). Les accords obtenus ont permis l’ouverture de La Marelle des Vergnes, en décembre 2001.

 

Le lieu d’accueil

Dans un appartement de type T4, au rez-de-chaussée d’un immeuble situé au centre du quartier, La Marelle des Vergnes propose un lieu d’accueil inspiré des structures Dolto, espace de rencontre pour l’enfant de 0 à 4 ans, accompagné d’un parent ou d’un adulte tutélaire. C’est un lieu sans mandat, de libre adhésion, où une participation financière de dix centimes d’euro est demandée à chaque passage. L’enfant est accueilli par son prénom ; celui-ci est inscrit sur le tableau dès l’entrée. L’adulte qui l’accompagne n’est identifié ici que dans sa relation à lui. Le lieu est organisé autour de lois spécifiques, connues de tous ceux qui le fréquentent et qui doivent les respecter.
Deux accueillantes sont présentes à chaque ouverture, une troisième les jours où les visites sont plus nombreuses. Professionnelles de la petite enfance ailleurs, elles ne donnent ici aucune réponse éducative ou sociale. Il s’agit là d’un point essentiel. C’est un point de litiges, un point théorique, un point éthique – la psychanalyse, notamment en référence à Jacques Lacan – en est le support. L’objet d’échange est la parole, essentiellement. La Marelle des Vergnes est un lieu autre, sans connaissance préalable des histoires particulières, où les rencontres se vivent dans l’ici et maintenant. Les accueillantes sont garantes du lieu dans sa cohérence et ses règles et veillent à ce que les paroles échangées soient respectueuses des personnes.
La question des limites
C’est la question des limites qui s’est le plus souvent posée, qui nous a mis au travail si souvent, avec les enfants, avec les parents, entre nous. L’enfant, ses parents, découvrent les interdits : ici, tout n’est pas permis, tout n’est pas possible : monter sur la table, déchirer les livres, frapper l’autre,… franchir la ligne blanche qui délimite l’espace de circulation des tricycles et autres porteurs. Pour la plupart des enfants – et cela, souvent, quand la mère reprenait elle-même les mots de l’interdit –, au fil des rencontres, les règles ont été acceptées. Ainsi, tel enfant souriait, la roue de la moto arrêtée juste devant la ligne. Les provocations étaient chaque fois, à l’évidence, demande de paroles, rencontre. Mais certaines situations ont été difficiles, voire douloureuses.
Chez Erwan, la ligne et nos paroles provoquaient le désespoir : le front plaqué au sol, il hurlait. Le plus souvent, il ne faisait aucune tentative, jouait ailleurs, seul, ou ne jouait pas, silencieux, le front baissé, les mains sur les yeux. Sa maman était contre tout interdit. Tranquillement mais fermement, nous tenions bon ; elle revenait avec lui, mais Erwan, souvent niché contre elle, restait dans l’évitement. Rencontre impossible, barrée par la mère, manquée par nous ? Pourtant, un matin, pendant que la maman parlait à une accueillante de la place de la femme dans la famille, Erwan était captivé par son jeu avec une autre accueillante. La mère et l’enfant s’étaient éloignés l’un de l’autre.
Oskan, lui, n’est venu qu’une seule fois. Il a réagi très violemment aux paroles de l’accueillante devant la ligne, jetant le porteur, hurlant, frappant : « C’est toujours comme ça avec lui, je ne peux l’emmener nulle part, je ne reviendrai plus », a conclu sa maman. Les grands-parents de l’enfant lui interdisaient de le contrarier. Outre la question du transfert (l’accueillante était de la génération des grands-parents), celle de la langue se pose ici : nous nous adressions à lui dans notre langue, sa mère lui parlait dans celle du groupe familial. Les limites pouvaient-elles être posées « de l’extérieur », dans un lieu « étranger » ? L’interdit – inter-dit – s’intègre-t-il, et de quelle manière, dans une autre langue ? Ici se jouent probablement les différences de contenus culturels, mais aussi les déplacements de ce qui fait autorité, et cela par rapport à cette notion d’extérieur et d’intérieur, d’appartenance et d’étranger. Ce qui est interdit dans une culture d’accueil, comment cela me touche-t-il, moi, d’une autre culture ? La question de l’identité et de ses composantes (2) se pose alors, au sens où cette notion est plus intime, plus personnelle tout en n’étant pas déconnectée de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Une limite définit deux côtés, et le non-franchissement peut ici être redoublé de la question antérieure et concomitante de l’appartenance. Qu’est-ce qui est interdit ? Pourquoi ? C’est ici non seulement « qu’est-ce qui est interdit ? », mais « pourquoi cela est-il interdit à moi ? » Poser une « simple » limite peut alors renvoyer fantasmatiquement à mon rejet du côté de l’étranger. Cela est une vaste question qui pourrait appeler à d’autres développements. Elle ne s’est pas posée, tout du moins théoriquement, à La Marelle. Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que dans certaines situations la question des langues différentes ne faisait pas obstacle : ainsi, autour du toboggan, où les affrontements ont été fréquents, mais fréquentes aussi les occasions de respecter l’autre, le plus petit, le premier arrivé, le tour de chacun. Là, tous entendaient et comprenaient les paroles de l’accueillante présente.

 

La Marelle n’est pas une garderie

« Vous ne pouvez pas quitter La Marelle sans votre enfant ! » Cela était au fondement de La Marelle. « Je vais avec toi à La Marelle » donc, « je ne t’y laisse pas ». Parole tenue ! La Marelle n’est pas une garderie, pas une halte-repos, la mère ne vient pas déposer son enfant ; elle vient parler avec lui et avec les accueillantes, dans un acte citoyen à la fois intime et exposé socialement. C’est la règle qui a été le plus difficilement comprise. Elle a souvent entraîné le refus de revenir. Pour les travailleurs sociaux du quartier, elle était irrecevable : les familles vivent en communauté, les enfants sont confiés à toutes les mères du groupe, elles ne peuvent pas comprendre que ce ne soit pas possible à La Marelle. Il nous est arrivé de douter que La Marelle puisse être une ligne de partage entre la communauté et la vie sociale, « lieu de séparation où s’indique la loi ». S’indique, c’est-à-dire où se dit et se prépare la Loi, celle non écrite qui se retrouve dans tout acte de civilisation, celle qui supporte le fait d’être seul avec les autres, « un parmi d’autres », selon le titre d’un livre de Denis Vasse (3).
Acte de séparation culturel, sans rejet de l’autre, en douceur mais acte effectif. Ainsi, une maman de culture maghrébine a dit, de cette loi, qu’elle était celle de La Marelle, qu’il ne fallait pas chercher à comprendre. Elle acceptait ce que pouvait indiquer cette loi. C’était aussi une question de confiance ; confiance dans l’équipe, mais aussi sans doute dans la langue et dans la loi. À l’inverse, nous avons dû refuser de recevoir des enfants accompagnés par une sœur non majeure, l’enfant reste accompagné d’un adulte, référent parental, ce qui n’a été compris ni par les usagers ni par les travailleurs sociaux. Dans certaines cultures, en effet, tout enfant peut être confié à un membre de la communauté, majeur ou non. Pour les travailleurs sociaux que nous avons rencontrés sur ce quartier, il faudrait respecter ces habitudes communautaires pour faciliter une acceptation progressive des règles de la société d’accueil. À La Marelle, il ne peut y avoir confusion entre traditions communautaires et vie sociale. L’acceptation des règles est au principe même du lieu.
Il y a aussi des rencontres inattendues et joyeuses autour des langues et des traditions : Seher chantonne doucement en jouant. L’accueillante est étonnée et ravie : « Tu connais La Souris verte, c’est ta maman qui te l’a apprise ? » Seher qui ne s’adresse habituellement qu’à sa maman, et dans sa langue, regarde l’accueillante et lui sourit. « C’est une vieille chanson, je l’ai apprise il y a longtemps, quand j’étais toute petite, à l’école en France », dit la maman. Et l’accueillante : « Je l’ai apprise aussi à l’école, il y a bien longtemps, j’ai l’âge de votre grand-mère. » La joie est partagée. Cette maman venait régulièrement à La Marelle avec ses deux enfants et souvent elle prenait un livre, racontait l’histoire dans sa langue et faisait répéter les mots en français à Seher.
La diversité des langues parlées était évidemment respectée, mais dans les échanges avec les enfants plus particulièrement, quelle que soit la langue maternelle, les paroles des accueillantes étaient toujours comprises, sans recours nécessaire à la mère présente.

 

Le Temps de partage dans l’équipe

Être accueillante à La Marelle des Vergnes n’était pas une position facile. Les interrogations étaient permanentes. En présence d’un psychanalyste, nous nous les posions dans nos réunions mensuelles. Quelle place tenir ? Comment faire ? Qu’avons-nous à offrir ? Comment ne pas répondre à des demandes concrètes, précises et éviter la confusion entre la Marelle et les organismes de soin, les organismes payeurs ? Quelle parole devant des refus de rencontrer l’autre différent dans sa culture ou-et sa langue ? Autour de ces questions, des accueillantes ont participé à un travail de réflexion avec les autres lieux d’accueil enfant-parent de la ville autour du texte de D. Vasse : « Essai sur la limite vivante (4) ». Ce travail a révélé la diversité dans les objectifs et les fonctionnements des lieux d’accueil enfant-parent. Ce temps de réflexion et les rencontres avec l’équipe du Jardin Couvert à Lyon nous ont conduits à préciser ce qui est fondamental dans ce lieu.
La Marelle des Vergnes est un lieu de socialisation pour le petit enfant, lieu d’articulation entre sa famille, son appartenance à un groupe culturel linguistique particulier, et la société où chacun est soumis à la Loi, la même pour tous, et cela dans la sécurité de la présence maternelle. C’est un lieu où l’enfant va à la rencontre de l’autre, l’autre différent et semblable, avec qui il doit apprendre à vivre, l’autre à qui il parle, l’autre qui lui parle et auquel sa mère parle.
• La Parole est au centre de ce lieu, la parole qui s’échange, la parole qui se donne, la parole qui se prend, la parole qui s’écoute : pas de Parole sans Autre.
• La Parole soutient l’Interdit qui permet de différer la pulsion et le sentiment de toute-puissance. Dans les règles proposées que tous doivent respecter, l’enfant se reconnaît et est reconnu dans son statut de sujet de la société.
• Des soins n’y sont pas dispensés, non plus que de conseils sociaux ou éducatifs y sont livrés, ce qui différencie ce lieu de ceux qui ont mission d’aide et de soutien. La Marelle est à l’articulation entre ce soin social étayant la fonction maternelle et l’entrée dans la Cité.
• Le paiement à l’entrée symbolise le désir d’autonomie inhérent à la position de citoyen. Ce sont les dix centimes d’euro symboliques, symbole d’adhésion et d’engagement, symbole de reconnaissance mutuelle dans la parole délivrée. Mais aussi symbole qui autorise une certaine distance, qui délivre d’une dette. Autonomie, en effet, d’emblée.

 

Le temps pour comprendre

Pendant près de cinq ans, la fréquentation de La Marelle des Vergnes a progressé régulièrement : familles et assistantes maternelles du quartier, d’autres quartiers, d’autres communes voisines. Pourtant, en novembre 2005, nous avons constaté une chute brutale de la fréquentation, légèrement amorcée dès avril. Pourquoi ?
Des questions pratiques se posent : facilités d’accès, efficacité de l’information (des plaquettes ont été distribuées et mises à disposition dans tous les lieux fréquentés par les familles et nous avons rencontré les responsables des institutions de soin et des écoles de formation de travailleurs sociaux). Au-delà se pose une question de fond : La Marelle des Vergnes répond-elle aux attentes de la population des Vergnes ? Quelles attentes ? Nous avons cherché à les préciser à partir des retours de nos différents interlocuteurs.
• Les mères : Leurs motivations exprimées étaient les rencontres pour éviter la solitude, la préparation des enfants à l’entrée à l’école (la crainte d’une mauvaise adaptation scolaire a été très souvent évoquée), la nécessité pour cela d’entendre une autre langue que celle parlée en famille, la découverte d’autres jeux, la rencontre d’autres enfants.
• Les Associations : Nous avons rencontré une association du quartier qui a mis en place un soutien parental et scolaire. Invoquant le respect des traditions communautaires, cette association ne voit pas la nécessité d’un lieu qui ne propose « rien de concret ». « Les rencontres pour les rencontres ne présentent, pour eux, aucun intérêt. Les femmes ont l’habitude de se recevoir entre elles, le rôle d’une mère est prioritairement d’élever ses enfants en bas âge à la maison. »
• Les travailleurs sociaux : Ils disent relayer parfaitement l’information concernant le lieu d’accueil auprès des familles, mais ils n’ont manifestement pas compris l’utilité et l’originalité du lieu d’accueil, lieu différent mais complémentaire à leur action sociale. Pour eux, La Marelle des Vergnes, c’est d’abord un service à rendre à la population, une activité à proposer, une réponse « concrète » à donner pour répondre aux besoins des familles et leur permettre de sortir de chez elles. Il nous a été suggéré de partager notre temps d’accueil ainsi : recevoir pendant un temps déterminé à l’avance les enfants avec leur mère, puis permettre à la mère de s’absenter.
Service à la mère ? Service à l’enfant ? Qu’en est-il de la parole donnée à l’enfant ?
• Un responsable d’une administration dit de La Marelle des Vergnes que c’est « un lieu trop bien rangé, trop propre, et où il y a trop de savoir ».
• La Protection maternelle et infantile : Elle est le premier relais de la famille. La consultation est un passage obligé, un lieu légitimé par les pouvoirs publics et les familles, un mode d’accès obligatoire pour une installation, une intégration reconnue socialement. La PMI a été dans un premier temps intéressée par un travail en relation avec La Marelle des Vergnes, mais, rapidement, les relations se sont espacées et la position de l’équipe de la PMI s’est affirmée : il ne faut pas multiplier les lieux d’accueil semblables, tout ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins des familles est dans le mandat PMI, la halte jeux (une fois par semaine) répond déjà à « ce que propose » La Marelle des Vergnes : accueil, apprentissage social. Finalement, pour l’équipe de la PMI, les mères se sentent accueillies chez elle avec chaleur et les familles ne sont pas prêtes à aller vers une structure moins maternante dont elles ne comprendraient pas les règles. Les risques d’enfermement dans une dépendance affective ne sont pas perçues. La PMI se pose en mère toute-puissante qui répond aux besoins et transmet la Loi : pas de place pour un lieu différent, pas de place pour un tiers (La Marelle), vécu comme inutile. Leur désaccord est total concernant l’accueil des enfants accompagnés de leur assistante maternelle. Il existe un lieu spécifique pour cela : le Relais assistantes maternelles.
Ainsi, il n’est pas possible d’exister dans la différence. Il est, semble-t-il, difficile de comprendre et d’accepter un lieu qui fonctionne en dehors des conventions et du conformisme établi. Si ce n’est que ce lieu laisse essentiellement libre cours à la parole et au langage dans ce respect citoyen. Ne pas donner d’objet matérialisé, préhensible, est apparemment incompréhensible. Même si, bien évidemment, la parole circule dans les jeux, dans les lectures, dans les provocations. Bien que l’attente des parents, et plus exactement des mères évoquées ci-dessus, soit en cohérence avec ce que propose La Marelle des Vergnes, c’est-à-dire demande de parole, de rencontre et pas demande d’objet, et bien que les décideurs politiques et administratifs soient favorables à ce projet et à sa continuation, les responsables et l’équipe de La Marelle des Vergnes n’ont pas pris le risque de poursuivre l’engagement :
• La certitude qu’aucun lieu ne peut fonctionner seul, isolé.
• Le refus d’entrer dans une situation de rivalité avec d’autres services, plus « matérialisés ».
• Le refus de l’idée qu’un aménagement des règles sociales soit nécessaire à une population donnée, c’est-à-dire de fonctionner en miroir avec leurs propres règles culturelles.
• Et le refus d’une démarche de service dit « concret ».
Ces positions ont conduit à décider de la fermeture du lieu d’accueil enfant-parents, La Marelle des Vergnes, en juin 2006.

 

Le moment de conclure

L’instant de voir, le temps pour comprendre, amènent au moment de conclure. Cet écrit en sera le support. L’enjeu est, comme toujours, la demande et le désir. Qu’il soit répondu à une demande dans les registres des besoins n’est nullement contestable. À plus forte raison dans ces populations qui souffrent d’isolement – ban-lieu –, de pauvreté et de déracinement. D’ailleurs, l’extension de ce champ va bon train aujourd’hui et ne concerne pas que les banlieues ! Surprenante contradiction avec la profusion d’objets proposés dans nos sociétés ! Promesse de saturer le désir, ce qui permet à certains… de gagner beaucoup de sous.
Du concret ! Qu’est-ce ? Qui en a l’apanage ? Qui en décide ? Freud, puis Lacan avaient déjà appuyé fermement dans leur domaine d’études et de pratique sur le fait que la trace des mots, les signifiants, possèdent en eux-mêmes une matérialité. Le langage, c’est du concret. Certes, il nous concerne toutes et tous. Mais sait-on toujours entendre ? Entendre l’au-delà de la demande ? Freud s’est posé la question maintes fois, devant des échecs thérapeutiques, une résistance au traitement, des cauchemars insistants, devant des demandes permanentes malgré les réponses apparemment satisfaisantes apportées. La Marelle des Vergnes s’appuyait sur la psychanalyse : écouter et entendre le désir derrière la demande. Dans les paroles entre les mères et leurs enfants. Dans les paroles des mères aux accueillantes. Tous jeunes enfants d’autres cultures immergés dans la nôtre, au devenir citoyen d’un pays qui les accueille, mais pas n’importe comment : ni en imposant rudement ses lois ni en se soumettant purement et simplement à des normes d’autres communautés. Écouter ce désir dans sa singularité, cela ne se met pas en programme, cela relève d’une éthique, cela a été tenté. Étrangement, les autorités qui finançaient La Marelle des Vergnes l’avaient entendu ; ce sont les autres institutions « de terrain », prises dans le « faire » qui domine aujourd’hui le discours social, qui l’ont tenu de côté. Au-delà du sentiment d’injustice et de « désaveu » que nous pouvons en ressentir se pose une question inquiétante : il n’y aurait donc pas d’autre possibilité que de rabattre le désir et la reconnaissance qu’il appelle sur la demande et sa satisfaction par des objets ? ■

Avec la participation de Joaquina Correia-Vautier
psychologue, psychothérapeute,
et Nathalie Mayoux,
accueillante

Notes
1. Au principe de ces structures : un accueil en vue d’une socialisation précoce des enfants de 0 à 4 ans, enfants accompagnés d’un adulte référent, toujours présent pendant le temps de passage. Cet accueil s’effectue en présence d’une équipe d’accueillants, hommes et femmes,
dont un psychanalyste, équipe chaque jour différente dans sa composition. Enfin, cet accueil a lieu dans un local indépendant d’autres structures pour éviter toute confusion avec les lieux d’assistance, éducatifs ou thérapeutiques.
2. Référence à Charles Melman, « Les quatre composantes de l’identité », conférence prononcée le 27 octobre 1990 à l’hôpital Bicêtre, service du Pr Féline, Bulletin de
l’Association freudienne, juin 1991, n°43.
3. Les écrits de Denis Vasse, psychanalyste, cofondateur du Jardin Couvert de Lyon, ont été une référence constante dans notre réflexion.
4. Ce texte est extrait du livre Se tenir debout et marcher.
Du jardin œdipien à la vie en société, écrit par Denis Vasse avec la participation des accueillants du Jardin Couvert de Lyon, structure type « Maison Verte ». Cet ouvrage présente, dans des textes précisant et articulant pratique et théorie, le travail accompli pendant dix ans au Jardin Couvert. Le texte « Essai sur la limite vivante » pose la question des limites comme support de la rencontre où La Parole, ce qui va d’un sujet à un autre sujet, permet de vivre parmi d’autres sans nier la différence, la diversité des individus et la diversité des peuples.

 

 

 

Pour citer cet article

Gandrille Catherine, Puissochet Murielle, Suau Marcelle, Chassaing Jean-Louis  ‘‘Un lieu de parole enfant-parents ‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/un-lieu-de-parole-enfant-parents

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