Vraie ou fausse douleur ? Le psychique et l’organique en jeu dans la douleur

Le Journal des psychologues n°246

Dossier : journal des psychologues n°246

Extrait du dossier : La douleur : expérience et subjectivités
Date de parution : Avril 2007
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 5300

Auteur(s) : Croix Laurence

Présentation

Ne pas attribuer à toute douleur la même crédibilité entraîne de vrais problèmes cliniques et éthiques. La persistance de la médecine à penser que le sujet aurait mal sans raison procède d’un abus de rationalité dominant dans notre société. La douleur est plus liée à la condition humaine, affectant le sujet et pas seulement le corps.

Détail de l'article

« La douleur qui rabâche et qui transpire, la bouche entr'ouverte, les poètes n'en chanteraient pas
la beauté s'ils n'avaient connue, et ils ne  nous diraient pas que rien ne nous rend si grands
qu’une grande douleur, ces petits bourgeois qui n’ont jamais rien acheté à prix de sang, je la connais,
la douleur, et je sais qu’elle te ratatine et réduit comme tête bouillie et rapetissée de guerrier péruvien,
et je sais que les poètes qui souffrent tout en cherchant des rimes et qui chantent l’honneur de souffrir, distingués nabots sur leurs sécheresses, n’ont jamais connu la douleur qui fait de toi un homme qui fut.
»
Alain Cahen, Les Jours de ma mort, 1983.

 

Y a-t-il des vraies et des fausses douleurs ?

Quand « ça fait mal », « ça » fait mal, que l’on puisse supposer une origine organique ou pas et, en ce sens (au moins), la douleur est unique.
Ne pas attribuer à toute douleur la même crédibilité entraîne de vrais problèmes cliniques et éthiques. L’insistance de beaucoup, dont les médecins, à dégager la subjectivité du sujet du phénomène douloureux, qui aurait mal « sans raison », procède d’un abus de la volonté de rationalisation propre à notre modernité soumise à une idéologie dite « scientifique ».
La névralgie du trijumeau ou les céphalées de tension, les migraines ou les maux de dos inguérissables, sont des exemples classiques de redoutables douleurs ne s’étayant sur aucune source physiologique repérable. Algohallucinose, causalgie, névralgie grave (postherpétique du trijumeau) sont caractérisées par une douleur pathologique persistante que les circuits habituels de la nociception n’expliquent pas. Il en est de même des lésions consécutives à des accidents, parfois même à de banales blessures, qui persistent à susciter de terribles souffrances bien après leur guérison. À l’envers du même fil, de nombreuses pathologies sont assez graves pour être mortelles, mais ne font pas mal (cardiopathies, certains cancers, etc.).
Après une rapide critique de ces approches dites « objectives », j’essaierai de montrer comment la douleur est fondamentalement liée à la notion de sujet, plus qu’à celle d’organique.
Effectivement, la médecine, et avec elle une large partie de l’opinion publique occidentale, va considérer la douleur en termes de troubles sensitifs subjectifs ou objectifs, qui correspondent à des normes fixées par des examens cliniques. Ce qui entraîne à juger certaines douleurs normales et d’autres pas. La douleur résultant d’une affection somatique indiquerait le fonctionnement normal du dispositif somesthésique sollicité par des stimulations anormales (douleur par excès de nociception). En revanche, la douleur dite « neurologique » est une réponse anormale du système nerveux altéré par des stimulations afférentes d’ordre physiologique (douleur par défaut d’inhibition). Ce dernier cas de figure est qualifié de trouble sensitif subjectif, on en répertorie trois autres : les paresthésies (sensations anormales non douloureuses de nature variable : fourmillement, picotement...) ; les anestopathies et les psychalgies.
Prenons le cas d’une psychalgie, qui désigne des douleurs « imprécises dans leur qualité, atypiques dans leur topographie ». La psychalgie est une douleur dont, en l’absence d’origine reconnue, on attribue l’existence à un processus purement psychique et que l’on considère, en quelque sorte, comme imaginaire. C’est le cas de madame M., âgée de soixante-huit ans : des douleurs se succèdent dans son corps depuis toujours. Elle consulte au centre d’analgésie pour une douleur dans le bras, qui avait été diagnostiquée au départ par les médecins comme une douleur atypique d’un cancer qu’elle avait au sein du même côté. Mais, après qu’elle a été amputée de son sein, la même douleur devient de plus en plus insupportable.
On parlera alors de psychalgie, puisque rien d’organique au niveau de son bras ne peut expliquer cette douleur. C’est ne pas vouloir entendre ou faire preuve de dénégation de la réalité historique quand on sait qu’à vingt ans, sous un bombardement, elle s’est retrouvée couchée dans la rue avec sa mère et sa sœur. « Nous étions dans les bras de ma mère, dit-elle, toutes les trois serrées. Après je me suis relevée, ma mère et ma sœur étaient mortes, moi je n’avais même pas une écorchure. »
Alors, la douleur de cette patiente serait-elle moins réelle que celle d’un bras cassé, par exemple ? Comment oser parler de malades imaginaires ? D’algies authentiques ou inauthentiques ? (Gauvain-Piquard A., 1995). C’est-à-dire de douleurs imaginaires et-ou imaginées.
Certes, tous les médecins de la douleur objectent volontiers « qu’il n’y a pas que le physique qui compte ». De l’autre côté, nombreux spécialistes de la psyché par un désir de sauvegarder l’unité psychosomatique vont chercher à distinguer, en fonction de la manifestation corporelle ou pas, la douleur physique, la souffrance morale ou la douleur morale. Question purement franco-française puisque, dans la plupart des langues (en anglais et en allemand en particulier), les termes désignant la douleur supposent un étayage corporel et, celui de souffrance, un substrat essentiellement psychique (1). Alors d’où vient cette nécessité de justifier la douleur par l’organique et de persévérer dans de nombreux échecs tant en matière de la recherche que de la clinique ?

 

Les impasses des approches médicales

René Descartes, qui fut un des premiers à poser de façon rationnelle la question de savoir comment se produit la douleur, imaginait que la sensation douloureuse passait par les nerfs sensitifs et la moelle épinière jusqu’au cerveau. Les nerfs sont des « filaments délicats » qui relient la surface de la peau au cerveau « de la même manière qu’en tirant l’extrémité d’une corde, on provoque au même moment un coup sur la cloche suspendue à l’autre bout ». À la même époque, Pierre Gassendi, son adversaire, reprend les thèses d’Épicure et de Lucrèce, et définit la douleur comme une sensation primaire résultant de la continuité de certaines parties du corps ou de la perturbation de son état normal. Sous une forme plus structurée, et dans la suite de Descartes, Thomas Willis (1621-1675) localise « l’affect » dans le corps strié et le corps calleux. Au niveau du cortex cérébral, la stimulation sensorielle laisserait une trace qui participe de la mémoire. Déjà se posait le problème, très actuel, de la localisation cérébrale, en l’occurrence de la sensation.
De nos jours, la physiologie envisage toujours les circuits de la douleur à partir du stimulus périphérique à sa perception par le cerveau (SNC), qui emprunteraient plusieurs voies et relais. Ils subiraient de nombreux contrôles qui modulent la transmission des messages douloureux vers les structures cérébrales où s’élaborent les différentes réponses comportementales. Les hypothèses ne cessent de se multiplier, mais rien en l’état actuel de nos connaissances ne permet de les confirmer.
Ainsi, par exemple, depuis plus de deux siècles un même débat anime la neurologie sur la spécificité ou non des voies de conduction. La « sensibilité » humaine reposerait en premier lieu sur l’activation des terminaisons nerveuses, les récepteurs ! Non seulement rien ne le prouve, mais ce ne sont alors plus l’âme ou le cœur et encore moins le cerveau qui sont aux commandes.
Alors que, si on dit : « j’ai mal à la main », la douleur n’est pas explicitement dans la main, dans le sens qu’elle n’appartient pas à la main. Ma main peut-elle souffrir sans « moi » ? Le « j’ai mal » en lui-même signifie « je a mal ». La douleur dans le corps, elle est pour le corps ; il serait plus correct de dire « j’ai mal pour la main ».
Si c’est en général l’hystérique qui remplace facilement le je par le corps, l’opinion selon laquelle le corps et le moi n’ont pas de liens repose sur un réseau conceptuel complexe de croyances religieuses, scientifiques et psychologiques...

 

Médecine et psychanalyse : deux déterminismes ?

La naissance de la psychanalyse et celle de la médecine expérimentale, il y a une centaine d’années, mettaient fin aux illusions de la pensée vitaliste, de l’idée d’une « spontanéité des êtres vivants ». C’est contre cette pensée vitaliste que s’est battu Claude Bernard qui énonçait : « Il faut croire à la science, c’est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien aux phénomènes propres des êtres vivants que dans tous les autres. » (Bernard C., 1966.)
Freud s’inscrit dans cet ordonnancement quand il dénonce l’illusion du libre arbitre, du hasard, de la fatalité (2), en affirmant que « le déterminisme psychique apparaît sans solution de continuité » (Freud S., 1967) et que « la psychanalyse se distingue par sa foi dans le déterminisme psychique » (Freud S., 1993).
Pour les deux hommes, il existe toujours un reste indéterminé (pour C. Bernard, les particules élémentaires, pour Freud, le das Ding, « la chose »). Les deux fondateurs évoquent aussi le principe de Broussais, c’est-à-dire qu’« il y a en pathologie générale un principe qui nous rappelle que tout processus contient le germe d’une disposition pathologique, en tant qu’il peut être inhibé, retardé ou entravé dans son cours… » (Id., ibidem).
Pourtant, c’est justement sur ce dernier point que se séparent les deux médecins. C. Bernard croit pouvoir définir de façon purement objective et quantitative la différence entre santé et maladie. Alors que Freud ne cesse de passer de l’un à l’autre des états sans discontinuité. C’est cette opposition radicale entre le normal et le pathologique qui entraîne la médecine moderne à exclure d’emblée tout autre discours que le sien sur la maladie. Mais, c’est d’abord celui du sujet souffrant qu’elle destitue ainsi de son corps et de ses avatars, « oubliant que c’est le point de vue du malade qui est au fond le vrai, en tout cas le plus fondamental (3) » (Canguilhem G., 1988). Quant à la douleur, ne fait-elle pas partie de la vie d’un individu normalement constitué ? Est-elle un phénomène normal ou pathologique ?

 

Questions d’éthique clinique

Paradoxalement, les milieux médicaux français n’ont que très récemment admis la prise en charge de la douleur. Plus de 80 % des praticiens estiment que les traitements antalgiques qu’ils administrent à leurs patients sont suffisants, alors qu’ils ne le sont que dans 49 % des cas selon ces mêmes patients ! Moins d’un quart des médecins en France utiliserait systématiquement le protocole de traitement de la douleur préconisé par l’Organisation mondiale de la santé.
En octobre 1995, l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale a diffusé ses « Recommandations pour la prise en charge de la douleur du cancer et du sida chez l’adulte en médecine ambulatoire ». Celles-ci recommandent l’usage de la morphine, notant que « c’est l’intensité de la douleur et non le stade de la maladie » qui la fait prescrire. Le statut de médecin de la douleur est créé, Elisabeth Badinter engageait « une politique contre la douleur », etc.
Ces recommandations illustrent pour la plupart des commentateurs un phénomène très particulier qui veut qu’en France en particulier tout se passe « comme si la douleur, quelles que soient son origine et son intensité, conservait […], sinon une fonction, du moins une valeur rédemptrice (4) ».
La médecine « crée » habituellement la maladie ou la douleur en la nommant et en la prenant en charge, en assignant ensuite un rôle social au patient ; mais, dans ces circonstances particulières, elle tranche sur ce que le plaignant ressent ou devrait ressentir. Un médecin aussi vigilant que René Leriche écartait pourtant avec vigueur ces suspicions : « J’ai pu lever beaucoup d’hypothèques de simulation. Je suis convaincu que, presque toujours, ceux qui souffrent, souffrent bien comme ils le disent, et, qu’apportant à leur douleur une attention extrême, ils souffrent plus qu’on ne pourrait imaginer. Il n’y a qu’une douleur qu’il soit facile de supporter, c’est la douleur des autres. » (Leriche R., 1949.) Le docteur Leriche nous rappelle ainsi la complexité et l’enjeu moral de l’évaluation d’un mal qui n’a que l’humilité d’une parole pour se dire.
Les recherches et applications médicales montrent sans cesse cette difficulté de reconnaître le sujet, et sa subjectivité. Ainsi puisque la douleur n’est pas déductible de manière simple d’une affection ou d’un trouble, qu’elle varie selon les individus et échappe à l’investigation médicale, des tentatives ont été menées pour évaluer avec « rigueur » l’intensité et la nature de la douleur ressentie.
Comment glisser de l’insaisissable de la conscience meurtrie à une mesure relative dont le repérage s’impose pour suivre une pathologie ou évaluer les incidences d’une médication analgésique ? La médecine moderne utilise différentes mesures. Ce sont des échelles dont l’usage se veut rapide et commode pour évaluer les effets d’un analgésique. Leur première limite est de ne prendre en considération que l’intensité (5). D’autres outils s’attachent à affiner l’évaluation en cheminant sur le terrain du malade, en épousant son vocabulaire et en sollicitant sa volonté de précision. Mais comment rendre sensées les métaphores appelées à la rescousse : « C’est comme des coups de couteau, des chocs électriques, un broiement, … »
De nombreux travaux américains, animés par un fantasme de toute-puissance sur leur objet d’étude, réduisent le fait à observer à une donnée de laboratoire. Ils mettent la complexité du réel sous cellophane en l’ayant purifiée de la plupart de ses composantes incontrôlables. Mais, insistons, avec Le Breton et quelques autres, sur le fait que la douleur ne se laisse pas réduire à une tranquille machinerie de laboratoire « avec une poignée de volontaires rémunérés ou cherchant à s’assurer les bonnes grâces de leur professeur de psychologie ou de physiologie expérimentales. La douleur de laboratoire est un jeu de société, un simulacre qui laisse l’individu libre à tout instant de se retirer de la scène et d’interrompre l’expérience sans qu’il souffre d’aucune séquelle. Tout au plus éclate-t-il de rire en se libérant des électrodes, prenant à témoin l’expérimentateur qui n’en pouvait plus. » (Le Breton, 1995.)
Ces expériences demeureront toujours muettes sur l’essentiel : la relation intime de l’homme confronté à une douleur qui l’arrache aux certitudes et aux identifications singulières de sa vie.
La douleur dite ne sera jamais la douleur vécue. Avec Virginia Woolf, nous savons que « la plus simple écolière, quand elle devient amoureuse, dispose de Shakespeare ou de Keats pour désigner son trouble. Mais laissez un homme souffrant essayer de décrire ses maux de tête à un médecin et le langage fuit... Prenant sa douleur d’une main et un bloc de son pur de l’autre (comme peut-être le fit le peuple de Babel à son origine) pour concasser l’un et l’autre de telle sorte qu’un mot neuf s’en détache. » (Woolf V., 1967.)
Il en est de même dans les plus récentes tentatives qui veulent définir le rôle de la douleur. La plupart des auteurs – quelle que soit par ailleurs leur position quant à l’attribution d’un caractère utile ou inutile à la douleur – sont, évidemment, tous autant incertains quant à la fonction de la douleur, que de leur compréhension du phénomène :
« Signal d’alarme, elle préserve la vie ; démesurée elle peut conduire à la mort » (Postel-Vinay O., 1985), « Fonction biologique permettant la survie d’une part, dérèglement du système d’alarme d’autre part » « Mécanisme de défense et de protection puisqu’elle génère des comportements dont la finalité est d’en diminuer la cause ou, du moins, d’en limiter les conséquences ; et dérèglement de ce mécanisme » (Simon L., Roquefeuil B., Pelissier J., 1985), « Elle a un rôle primitif d’alerte et de défense ; [mais] elle est une distorsion de défenses et une maladie de l’adaptation » (Quarti et Renaud, 1975). F. Boureau parle de douleur-signal, d’alarme, et de douleur-maladie comme dérèglement du système de perception de la douleur (Boureau F., 1982). Les célèbres auteurs de la Gate Control Theory, Melzack et Wall, qualifient la douleur de « bénédiction et malédiction » à la fois (Melzack R., 1982) :
Par ce manque de fondement des arguments, les mêmes auteurs vont désigner aussi la « négativité » de la douleur, c’est-à-dire qu’ils constatent que « certaines » douleurs n’ont aucune fin utile, comme celles résultant de l’avulsion d’un plexus brachial ou de l’amputation d’un membre.
Et il faut reconnaître que la douleur chronique, cette douleur persistante, peut même nuire à la survie de l’individu. Certaines douleurs trop vives peuvent effectivement entraîner la mort. Dans ce cas-là, la douleur ne répond à aucun objectif biologique : « C’est un peu comme si un mécanisme normal d’adaptation s’était enrayé, nécessitant l’isolement, contention et traitement, au même titre que le criminel dangereux qui peut être intelligent mais perverti » (Id., ibidem, p. 11). Que de contradictions !!
La complexité du phénomène s’accroît quand on sait, en particulier dans les centres antidouleur, que soulager une douleur, c’est aussi prendre le risque d’une tentative de suicide chez le patient soulagé.

 

Douleur du fantôme pas moins réelle

« Les sourdes douleurs dont tressaillent jusqu’à la mort les mutilés. »
(Maupassant de G., 1890, Notre Cœur)
Ne pourrait-on commencer par se demander de quelle alarme aurait besoin un membre qui n’est plus ? Car, à la suite d’une amputation, « la perte du membre est suivie le plus souvent par l’apparition d’un membre fantôme qui, dans certains cas, peut devenir le siège de douleurs importantes appelées “algohallucinose” (6) ».
Si le phénomène du membre fantôme est connu depuis la plus lointaine Antiquité, il fut véritablement décrit par Ambroise Paré (1509-1590), René Descartes (1596-1650) et Albrecht Von Haller (1708-1777), puis par Gueniot (1861), Weir Mitchell (1872), qui inventa le terme de « membre fantôme » et Charcot (1894), pour ne citer que les plus célèbres.
Prenons un exemple donné par Descartes (7) : une femme atteinte de gangrène du bras cachait bien ce dernier sous des vêtements ; un chirurgien l’amputa, sans l’avertir, et lui remit ses vêtements de façon habituelle. La patiente continua pendant longtemps à ressentir les mêmes douleurs dans la main et les doigts.
Ce cas, comme tous les autres fantômes, infirme toute thèse physiologique sur la douleur qui suppose ce passage du périphérique au SNC, puisque le périphérique, le bras en l’occurrence, n’est plus.
Ce syndrome peut paraître déconcertant, mais n’est pas le résultat d’une tromperie du patient qui ne serait pas au courant de l’amputation de son membre.
La pathogénèse de la douleur du membre fantôme reste, dans le contexte médical décrit, évidemment très controversée. Pour les uns, elle concernerait le moignon par un effet de « déafférentiation » ; pour d’autres, il s’agirait d’un mécanisme médullaire ; pour d’autres, encore, la source de la douleur serait localisée au niveau thalamo-cortical. De nombreux chercheurs l’imputeraient à des facteurs psychogéniques et plusieurs auteurs optent pour une combinaison de facteurs centraux et périphériques. Et, il n’y a évidemment pas de traitements efficaces de la douleur du membre fantôme, la plupart d’entre eux n’ayant qu’un effet temporaire. De très nombreuses thérapeutiques ont été proposées devant ce type de pathologie : résection d’un névrome, radicotomie postérieure, cordotomie antéro-latérale, sympathectomie, résection du cortex pariétal, lobotomie frontale, traitement psychothérapique, etc.
Mais, tous les médecins qui ont publié sur ce type de douleurs s’accordent pour dire que les « sensations proprioceptives et-ou extéroceptives » concernant une partie ou la totalité du membre manquant affectent 80 % à 100 % des amputés adultes et 10 % à 20 % des enfants amputés avant l’âge de six ans. Il nous semble intéressant de noter cette distinction de maturation du schéma corporel entre les enfants et les adultes. D’autre part, comme dans le cas de tout autre lésion, maladie ou « état normal », on observe que, pour le membre fantôme, la douleur n’est pas présente systématiquement et varie considérablement selon des logiques singulières et temporelles.
Il semble véritablement nécessaire d’aborder la question autrement : par une psychologie des profondeurs dans laquelle le corps a une autre valeur que celle purement matérielle de l’organique (Croix L., 2006).
Le membre fantôme n’est pas plus une hallucination que toute autre représentation d’un membre existant dans le réel. Il dénote une « normalité » de l’image spéculaire. La douleur qui accompagne quasi systématiquement le fantôme signale au sujet non pas un danger, mais l’impossible rapport entre la réalité psychique et le réel lié à la perte. Les amputés ne sont ni plus ni moins psychotiques ou délirants que tout autre sujet et ne se plaignent pas des symptômes, gênes et autres sensations provenant du membre fantôme. Ils vivent avec, comme tout autre sujet vit avec ses souffrances, mais sa douleur semble imposer à l’amputé une prise de cons­cience du réel, un impossible à se représenter l’absence non pas dans la réalité objective (les psychotiques sont ceux justement chez qui le membre fantôme peut ne pas apparaître ou rester morcelé), mais dans la réalité psychique.
Si on ne dégage pas la douleur du support physiologique et d’une présumée origine organique, comment effectivement l’appréhender quand elle surgit dans un membre fantôme ? À l’inverse, comment comprendre un autre type de souffrance, comme l’analgésie, dont peut souffrir l’hystérique ? Analgésies d’autant plus irréversibles que l’on peut rencontrer dans la clinique du syndrome de Côtard (tableau clinique extrême de la mélancolie) ou dans l’autisme. Ces figures cliniques sont paradigmatiques de la déconnexion de la douleur non pas avec le corps mais avec l’organique. C’est sans doute pourquoi le placebo reste encore le traitement le plus efficace dans un grand nombre de douleurs…

 

La douleur n’est pas une conversion ou un phénomène psychosomatique

La douleur s’avère à l’œuvre sous de multiples formes (continue, épisodique, chronique accidentelle, liée très variablement à une maladie ou non, avec ou sans support corporel localisé, etc.), mais elle garde toujours la valeur d’un signe. Le signe ne s’interprète pas, mais doit avertir le clinicien d’une expérience de perte. Perte toujours à relier à la perte originelle…
Remarquons que, dans le cadre d’accidents collectifs, si la douleur peut créer une communauté de destins, elle n’arrache pas le sujet à la vérité de sa solitude et au sentiment que lui seul souffre à ce point. Autrement dit, seule la douleur perdure au-delà des processus identificatoires. À ce niveau, on pourrait dire « là où y’a de la douleur, y’a de l’Etre ». Et, si on se réfère aux douleurs qui surviennent au seuil de la mort, la douleur ne manifeste-
t-elle pas simplement qu’il y a encore du sujet ? La douleur est douleur du sujet.
Les douleurs (physiques) et les symptômes des hystériques sont indiscutablement le point de départ de la psychanalyse et resteront le paradigme de cette clinique spécifique. Dès 1895, elles étaient perçues par Freud comme produit de conversion d’une douleur morale remémorée en une douleur physique « invalidante », « pénible », faute de pouvoir tolérer psychiquement le souvenir concerné : « Cette douleur rhumatismale devint chez la malade le symbole mnémonique de ses pénibles émois psychiques (“Schmerzlichen psychischen erregungen”), et cela pour plus d’une raison, ainsi que je l’ai constaté. D’abord et surtout, je crois, parce que la douleur coïncida dans le conscient avec les émotions, et ensuite parce qu’elle se trouva multiplement liée, ou pouvant le devenir, au contenu des représentations... » (Freud S., 1994.)
Le « symbole mnémonique » représente la souffrance du sujet, en l’occurrence de l’hystérique, que Freud a su reconnaître. Cette souffrance de l’hystérique ne s’accompagne pas forcément de douleurs physiques (par exemple dans les paralysies, phobies, etc.), mais se révèle signifiante. Car le symptôme vient marquer, comme il le découvrira plus tard, la compulsion de répétition qui s’exerce à l’insu du sujet, que le trauma à l’origine soit physique ou non.
Le symptôme est donc défini, dès La Naissance de la psychanalyse : « Chronologiquement, la première force motivante, dans la formation des symptômes, est la libido, ainsi les symptômes, comme les rêves, sont des réalisations de désirs. (8) » (Freud S., 1986.) La formule « multiplement liée ou pouvant le devenir » ouvre notre réflexion sur une causalité originaire, primaire de toute douleur, mais c’est aussi en ce sens qu’elle peut être confondue comme un symptôme parmi d’autres, qui résulterait du processus de condensation et de déplacement.
Dans « L’histoire des souffrances racontées par Fraülen Elisabeth [qui] était fort longue et tissée de toutes sortes d’événements douloureux (9) », Freud comme pour ses autres patientes recherche la cause des premières douleurs. Or, « Chaque fois cependant que j’essayais de découvrir un motif psychique, ma tentative subit un échec. Je crus donc pouvoir admettre que les premières douleurs n’émanaient vraiment que d’une légère affection rhumatismale, sans fondement psychique [...] Il restait toutefois possible que ces douleurs, organiquement fondées, eussent subsisté un certain temps sous une forme atténuée et sans attirer l’attention. Toute la difficulté provient de ce que l’analyste fait remonter la conversion d’un émoi psychique en douleur physique à une époque où cette douleur ne fut certainement pas ressentie et ne fit pas l’objet d’un souvenir », (Freud ajoute en note de bas de page qu’il ne pouvait pas non plus ni prouver ni exclure l’idée que les douleurs à la cuisse fussent de nature neurasthénique). Freud trouve la solution sans la conceptualiser, par « intuition ». Il dit avoir appris « peu à peu à me servir de l’éveil de cette douleur comme une boussole ».
Notons aussi, ici, que dans une lettre du 7.1.95 (Freud S., 1986), la douleur résulterait (déjà) d’une perte. Quand un groupe sexuel psychique subit une forte perte d’excitation, cela entraînerait « un effet de succion sur les quantités d’excitation voisines. Les neurones associés doivent abandonner leur excitation, ce qui provoque une douleur ». La dimension opérante de la perte se retrouvera essentiellement dans son texte sur le refoulement où Freud définit la douleur comme une pseudopulsion et, bien sûr, dans son fameux Deuil et mélancolie, où la douleur est très clairement distinguée du (travail de) deuil.
Enfin, retenons dans ce rapide survol de la place de la douleur au cours de la naissance de la psychanalyse que, dans le manuscrit L., les douleurs résultent d’une « fixation », qui ne vient pas d’une « sensation directe », mais du phénomène de répétition, qui n’est pas encore pulsion de mort et que Freud nomme alors « répétition intentionnelle ». Il donne l’exemple, dans cette note consacrée à la douleur, d’« un enfant [qui] se heurte à quelque coin de table, à un meuble et met ainsi ses organes génitaux en contact avec cet objet afin de répéter une scène où la partie maintenant douloureuse, jadis frottée contre l’angle, a servi à la fixation » (Freud S., 1986 p. 175).
Voilà pour le grand départ de la théorie psychanalytique. Mais cette place spécifique de la douleur dans la théorisation freudienne ne la quittera pas. Il faut simplement consulter l’index allemand de l’œuvre du père autrichien à l’entrée Schmertz pour s’en rendre véritablement compte, car les traductions françaises ont toutes nié et-ou refoulé la douleur comme question essentielle de et pour la psychanalyse.
Alors notons pour finir ici le texte ca­-pital de Freud sur la douleur : « Deuil et mélancolie ».
La douleur (Schmertz) y est à nouveau reliée à la perte de l’objet, le désinvestissement de l’objet perdu s’accompagnant de douleur du fait de la difficulté qu’éprouve le Moi à s’en détacher et de la haine contre l’objet qu’il retourne sur lui-même. Le seul objet que le mélancolique préserverait en tant que tel, ce serait au bout du compte le moi, et c’est ce qui pourrait nous faire penser qu’il n’a plus besoin de faire reposer sa douleur sur un organe corporel, mais souffre d’un seuil général plus élevé à la douleur.
En général, le travail de deuil signale ce qu’il en a été d’une incorporation, c’est-à-dire d’une possession, d’une appropriation non symbolisée, comme le figure clairement le jeu du fort Da. Parce qu’il y a eu incorporation, il y a amputation, souffrance de la mutilation. Ainsi peut-on aussi comprendre les somatisations qui font suite à un deuil comme des effets de rééquilibrage. Dans la douleur chronique, la douleur garde ses spécificités et sert de marquage à la perte non symbolisable sur du long terme. Il s’agirait donc d’un investissement de l’organe douloureux à la place de l’objet (de jouissance) perdu.

 

La douleur est proprement humaine

C’est un premier postulat à tenir que la douleur est un phénomène, conscient, ce qui n’est pas toujours le cas pour d’autres formes de souffrance (comme les symptômes au sens psychanalytique, ou encore les traumatismes). Les affects sont par définition conscients, mais déjà Freud s’exerçait à différencier la douleur d’autres affects, comme l’angoisse ou le déplaisir. D’abord, il est certain que la douleur affecte le sujet, mais cette affection est caractérisée par son aspect non maîtrisable et impossible à domestiquer a contrario des autres affects déplaisants. En ce sens, la douleur est incompréhensible.
La clinique témoigne comment la douleur signe ce reste de la construction des chaînes signifiantes qui nous constituent, et qui nous amène, nous les humains, aliénés au langage, à nous construire une image du corps (rappelons que nous sommes a priori la seule espèce à pouvoir se reconnaître dans le miroir). Ainsi, une douleur va choisir une localisation dans le corps comme un symbole.
Sans pouvoir le développer ici, la douleur signe systématiquement la rencontre avec la béance, l’instant de séparation, l’absence ; là où l’angoisse peut signaler un éventuel surgissement de l’objet.
Si les symptômes hystériques des analysantes de Freud peuvent tout autant apparaître sous la forme d’analgésie, de paresthésie, et autres formes opposées à la douleur, ils réservent à la douleur une place à part et, si elles ne la provoquent pas (par des masochismes divers et sacrifices en tout genre), elles y sont pour le moins aliénées. Car, la douleur répond ici de l’ek-sistence, quand la jouissance féminine n’est pas du côté du signifiant, phallique, mais du côté du « plus-de-jouir (10) ».
C’est aussi peut-être pourquoi Michel Schneider a pu penser la douleur comme un phénomène appartenant exclusivement à la psychose (1989). Il est vrai que le psychotique disposant de processus secondaires plus morcelés sera en rapport plus étroit, car plus direct avec la douleur.
La douleur révèle un non-sens non seulement du corps, mais de l’existence même. Mais, nous pouvons quasiment tous en témoigner, nous connaissons la douleur, au-delà de notre structuration psychique. Et, tant que nous serons humains, ou doués du langage, nous risquons de ne pouvoir que rarement et que ponctuellement l’éviter. ■

 

Notes
1. Lire, en l’occurence pour plus de détails scientifiques : Croix L., 2002, La Douleur en soi, de l’organique à l’inconscient, Érès.
2. « Le déterminisme, c’est la fatalité », écrivait encore Bernheim,
in La Doctrine de la suggestibilité et ses conséquences, 1900.
3.
Cf. aussi Clavreul J., 1978, L’Ordre médical, Le Seuil.
4.
Le Monde, vendredi 8 décembre 1995.
5. Des échelles unidimensionnelles : l’échelle visuelle analogique (EVA) représente une ligne horizontale de 100 millimètres. L’extrémité gauche marque l’absence de douleur et celle de droite la douleur maximale. Le patient trace un signe qui indique l’intensité actuelle de ce qu’il éprouve. La mesure s’effectue ainsi au millimètre près. Dans l’échelle numérique (EN), le patient donne une note de 0 (absence de douleur) à 10 (ou à 100) (extrême de l’intensité).
6. Bruxelle J., » Algohallucinose après chirurgie mutilante «, document interne hôpital Cochin-Tarnier, Paris.
7.
Cf. Croix L., op. cité, 2002, » théorie cartésienne de la douleur «, chap. I.
8. » Manuscrit N «,
in La Naissance de la psychanalyse, PUF, lettre du 31.05.97, p. 185.
9.
Études sur l’hystérie, p. 110 à 121.
10. Le «
plus-de-jouir » est chez Lacan, selon sa propre définition, totalement équivalent de la notion de plus value, chez Marx. Un gain pur, pourrions-nous dire ici rapidement.

Pour citer cet article

Croix Laurence  ‘‘Vraie ou fausse douleur ? Le psychique et l’organique en jeu dans la douleur‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/vraie-ou-fausse-douleur-le-psychique-et-l-organique-en-jeu-dans-la-douleur

Partage sur les réseaux sociaux

Abonnez-vous !

pour profiter du Journal des Psychologues où et quand vous voulez : abonnement à la revue + abonnement au site internet

Restez Connecté !

de l'actualité avec le Journal des Psychologues
en vous inscrivant à notre newsletter