Dossier : journal des psychologues n°250
Auteur(s) : Douville Olivier
Présentation
La maladie d’Alzheimer entraîne un vide de représentation. Cela nécessite pour les patients et de la part du soignant d’en banaliser la portée afin d’en dépasser la sidération. Comment à partir d’une étrangeté radicale reconstruire un imaginaire dans lequel puisse s’inscrire le patient en tant qu’altérité ? Le soignant qui œuvre en ce sens se heurte à de multiples problèmes liés au contre-transfert. C’est pourquoi d’autres stratégies thérapeutiques sont étudiées afin que le patient Alzheimer ne soit pas réduit à la représentation d’une perte drastique, mais reprenne sa place de sujet.
Mots Clés
Détail de l'article
À la demande de la Fondation Médéric-Alzheimer (1), j’ai entrepris une étude des représentations relatives à la maladie d’Alzheimer chez les soignants. Cette recherche, menée à l’aide d’entretiens ouverts auprès d’une quarantaine de professionnels du monde médical et paramédical, répond à plusieurs ordres de préoccupation :
● Préciser les connaissances diagnostiques et pronostiques d’un certain nombre de professionnels qui n’ont pas une formation médicale en psychiatrie et-ou en neurologique.
● Préciser les représentations à propos de la qualité de la vie et des stratégies aptes à la stabiliser, ou même à l’améliorer, dans la famille et-ou en institution.
Données générales
La maladie fait peur
La première donnée, centrale aux gammes de représentations recensées, est que cette maladie fait peur. L’ensemble des personnes rencontrées parle volontiers de l’impact de la maladie d’Alzheimer dans la population générale et il leur semble que souffrir de cette maladie est l’une des façons les plus tristes, les plus inquiétantes ou les plus terrifiantes et absurdes de vieillir (2).
La maladie est ressentie par la plupart des sujets de l’enquête comme l’expression la plus complète de la perte de soi, la plus radicale, la plus brutale, la plus cruelle. En effet, pour beaucoup, cette peur est aussi une peur de vivre leur propre vieillissement, comme le subissent les patients. La maladie d’Alzheimer, souvent définie comme une perte quasi totale de la capacité de se souvenir et de se représenter, est, elle-même, de l’ordre de l’irreprésentable. Les représentations des soignants sont, le plus souvent, destinées à faire pièce, à pallier ce vide représentatif autour d’une énigme clinique et existentielle, d’emblée perçue dans sa négativité. Une trivialisation est nécessaire, alors, pour dépasser la sidération.
La maladie sidère, des représentations « causales » permettent de restaurer un imaginaire
Lors des premiers contacts, les soignants, pour beaucoup, évoquent une rencontre sidérante, unique, avec une forme de pétrification de « cadavérisation » de l’activité psychique (cf. dans ce dossier ce dont témoigne J. Dos-Santos sur son stage de psychologue). Quelles que soient leurs compétences, ils mentionnent là un moment particulier de rencontre avec un réel, ce moment peut ensuite relancer une volonté de comprendre, de s’informer et d’agir, mais qui ne sera jamais pleinement dédramatisée et résorbée dans les stratégies de soin mises en œuvre par la suite. La rencontre inoubliable avec la menace de perte fait que l’angoisse est plus vive encore devant un patient qui « va perdre » que devant un patient qui a perdu (ce que disent vingt-trois des sujets de l’enquête). Le malade serait alors un étrange radical, plus qu’une altérité pensable. Comment penser cet étranger, comment le produire en tant qu’altérité, en tant qu’autrui ? à quelle(s) figure(s) du semblable le rattacher ?
Il est nécessaire pour les soignants de supposer à ce patient, ou même de lui inventer, une vie psychique en amont, et de se laisser aller, dans ce fil-là, à imaginer une causalité à la maladie afin de trouver une meilleure distance avec le patient.
C’est là qu’interviennent les fonctions défensives de représentations causales qui visent non pas à produire un supplément de savoir, mais à camper un scénario, une scène au sein de laquelle, au cours de laquelle, le patient peut être situé et hébergé. Ces représentations défensives visent à produire des unités de sens offrant une rationalisation permettant aux soignants de mieux vivre des mises en relation avec les patients.
Nous trouvons là deux matrices de scénario de perte, la matrice « sociale » et la matrice « affective », l’une et l’autre rationalisent et réifient la perte comme une rupture objective et objectivable. Ainsi, les facteurs sociaux (« rupture sociale ») touchant le monde du travail (la retraite, les licenciements) sont mentionnés comme causant ou favorisant la maladie, et, de même, les facteurs familiaux lourds de chagrin et de deuils.
Nous n’enregistrons pas ici des certitudes ; ces représentations sont un moyen de trouver un accrochage temporel, de remettre en fonction une temporalité linéaire à partir d’un moment de brisure supposée dans la vie des patients. Le patient devient alors une victime de conditions qui lui sont externes. Plus encore, ces conditions, parce qu’elles sont situées comme accidentelles mais compréhensibles, permettent aux soignants un triple mouvement affectif et relationnel :
● Identifier le malade à un personnage déjà connu : victime des mauvais coups sociaux, des malheurs domestiques, des duretés des temps et-ou des maternages erratiques et insuffisants.
● Se contre-identifier : selon ce scénario, ce qui arrive à ce patient ou ce qui lui est arrivé et a précipité le drame de la perte de soi. Or un tel drame, dans la mesure où il ne renvoie qu’aux particularités bien circonstanciées de l’existence passée du patient, qu’il exprime, en conséquence, la morose spécificité du destin de cet autre, ne saurait arriver au soignant. Ce dernier est alors conforté dans l’idée que ne surgiront pas de tels embarras dans le cours de sa propre existence. La distance d’avec le patient redevient établie. Le patient n’est plus un miroir mais déjà un objet d’un discours, bienveillant et compatissant, du moins en surface.
● Se munir d’un tel scénario est aussi ce qui permet de ne pas se retrouver seul avec d’autres soignants. D’autres partagent ce point de vue, se sentir, à son tour, moins étranger à soi-même et aux autres.
D’un contre-transfert en réaction à la réalité de la perte et de la séparation
On le voit, le travail avec des patients atteints de la maladie d’Alzheimer crée un choc, puis une onde de chocs. L’opération de réduction de la radicale étrangeté du patient est, au plus profond, une opération de réduction de sa propre étrangeté à soi-même, sensation et vécu peu supportables, très vite réveillés au contact du patient. Il convient alors pour la plupart des acteurs institutionnels de soin de traverser un passage entre dépression et narcissisme retrouvé.
Les psychologues cliniciens (non exclusivement psychométriciens, heureusement) et psychiatres rencontrés notent, très souvent, que le fait de travailler avec des patients atteints de la maladie d’Alzheimer implique que l’on n’est pas (ou plus) un professionnel « routinier », « ordinaire », ne serait-ce que parce qu’au départ on se sent « angoissé », « impuissant », « paniqué », « inutile », « sans projet possible », « illégitime »…
Comment faire face ? Comment supporter la dépressivité qui provient de l’atteinte que cette maladie a sur les scenarii idéaux de prise en charge propres à chaque catégorie professionnelle. On se sent, souvent, renvoyé à ses limites ; au risque de l’invention. Il est donc important de distinguer tout un cheminement psychique du soignant qui se décrirait dans les phases suivantes :
● Sidération et solitude face au patient.
● Fabrication d’une représentation conventionnelle de la maladie et du trouble.
● Rencontre des limites qu’une telle représentation fait peser sur l’action.
● Et, dans le meilleur des cas, se sentir provoqué à inventer et à innover. Se sentir alors comme un pionnier, comme un professionnel, qui doit inventer et faire autre chose que ce qu’il a appris à l’université, dans les centres de formation professionnelle, ou encore au cours de ces expériences professionnelles antérieures. La relation affective est alors posée comme moyen ; ce qui peut définir les deux termes que ce moyen est censé réunir. Le désir de relation d’un côté (côté soignant) et le désir de résister au travail de la mort psychique chez la personne soignée.
Après les premiers temps des contacts et des échanges, alors qu’il est question non plus de voir et d’observer, mais de comprendre cet autre étrange et énigmatique qu’est le « malade », ce sont bien les patients les plus âgés, peu soutenus par leur famille et réellement en plein déficit de capacités et d’étayages, qui mobilisent les représentations les plus pathétiques, les plus chargées d’affect, les plus tranchées. Ce sont bien eux qui figent et renvoient le plus chaque intervenant à l’angoisse de perte. Et ce sont eux encore qui peuvent se trouver surinvestis par le soignant, en raison de fantasmes d’allure « familialiste ». Une troublante symétrie se constate alors entre ce qui est reproché à la famille et la façon dont fonctionne le soignant. J’indique là des cas limites, plutôt des asymptotes que des positions bien campées et immuables. Je m’explique. Le soignant, surtout s’il est jeune, surtout s’il est psychologue ou infirmier, va avoir tendance à élire un patient et à le protéger, voire à l’« adopter » sur le modèle d’une relation tendre avec un aïeul bien-aimé, et assez abandonné par les autres membres de la famille, l’institution ou le groupe soignant étant aussi très investis de projections imaginaires. La psychanalyse et la psychosociologie connaissent bien ce mécanisme de lien où, pour supporter l’angoisse de perte et de dilution, la solution est de faire lien, « couple » avec un autre. Cela n’a rien d’étonnant. En revanche, cette tendance à s’« accaparer » un patient s’accompagne d’une autre tendance qui est de critiquer la façon dont, dans les familles, un des enfants se fait le partenaire d’élection du patient, jalousant parfois les attentions ou les soins qu’il pourrait recevoir d’autres membres de la famille. En termes d’accès au soin et de suivi clinique et thérapeutique du patient : alliance thérapeutique avec le conjoint, à l’autre extrême, enfermement du patient dans un lien familial rigide et hyperaffectif avec un conjoint, un enfant (perceptions différentes si l’aidant exclusif est un conjoint ou un enfant).
Nous dégageons alors une « triade », moins stable toutefois qu’on pourrait le penser :
● Réduction du patient à une figure ultime de la perte de soi.
● Tendance à faire couple avec lui.
● Acuité diagnostique des dysfonctionnements familiaux d’autant plus vive que le soignant a fait preuve d’une certaine cécité quant à la nature de son contre-transfert.
Des grands modèles sur l’axe temporel de l’étiologie au devenir et qui permettent l’anticipation de stratégies thérapeutiques
Un tel contexte est assez favorable à ce que se développent d’autres modèles du soin et de la prévention. En brassant l’ensemble des entretiens, j’ai pu mettre en avant trois modèles principaux de la nature de la maladie d’Alzheimer. Plus encore, ces modèles se révèlent in fine des modèles du type de relation entre soignant et malade. Je les ai distribués sous trois rubriques :
● le modèle « mélancolique »,
● le modèle « autiste »,
● le modèle chronique.
Parler de modèle est proposer ici une construction. Il s’agit bien de dégager des lignes de force. L’étude ne récolte pas des idéologies toutes faites et immuables, dépourvues de contradiction. Elle permet d’isoler des centres de gravité autour desquels peuvent se lier des représentations. Le discours ici se cherche et s’invente. Le soignant fait quelques trouvailles sur lui-même et sur ses représentations lors des entretiens. Il faut, enfin, ajouter que ces modèles participent, du moins pour les deux premiers d’entre eux, d’une façon de clinique dialectique et spontanée par laquelle l’ensemble des faits cliniques relatifs à la maladie d’Alzheimer va être confronté à des faits cliniques issus d’autres tableaux psychopathologiques. Soit, principalement, la mélancolie et l’autisme.
Le modèle de la mélancolie, de la réaction dépressive
Ce modèle ne nous intéresse plus en tant qu’il donnerait un scénario causal auquel il se réduirait. Son dépliement sera maintenant considéré. La ligne force de ce modèle est de supposer que la maladie est une défense, une défense coûteuse, certes, mais nécessaire au patient. Dans ce modèle se fait un passage de l’analogie (le patient se comporte comme dépressif) au causalisme impétueux (le patient vit une dépression masquée, la démence n’existe pas). C’est un modèle strictement opératoire, en cela qu’il est investi par les soignants à mesure du bénéfice qu’il leur apporte de pouvoir inventer dans la relation. « La maladie d’Alzheimer protège du chagrin. Ils se réfugient dans un temps où il ne manque personne », énonce une femme médecin généraliste. Une psychiatre ajoute que « la maladie est aussi et surtout une création du sujet, une réaction, une façon de fuir la honte, l’angoisse ». Ce modèle nous introduit à la connaissance d’un type particulier de réaction du sujet, lorsque, pour lui, le monde se déqualifie. Ce modèle tente de formaliser les liens entre mélancolisation du sujet et bouleversement du réel du corps. Rappelons toutefois que c’est bien la nature de l’objet perdu qui fait énigme dans la maladie d’Alzheimer. En fait, ce n’est pas un objet qui est perdu, mais ce qui contient les objets, soit le psychisme. L’Alzheimer, c’est « si on ne fait pas attention à la mort de la pulsion », me dit un clinicien. C’est bien le soi en tant qu’il prend appui sur les fonctions de spatialisation et d’anticipation qui est atteint, radicalement. Pourtant, c’est au point même de la perte de soi (thématique à laquelle les entretiens, presque tous, reviennent toujours) qu’il faut répondre, inventer. Le parallèle avec la mélancolie que renforcent des lectures éparses, jamais brandies toutefois comme des livres plein de révélations (Freud, mais encore Maisondieu), s’impose alors à plus d’un. En effet, dans la mélancolie, à l’inverse du deuil, c’est bien le moi qui est perdu, le sujet mélancolique refusant les nouvelles coordonnées du réel. Voilà déjà un des apports de ce modèle ; le sujet refuse. Cette idée, cet a priori, redonnent au patient une force qui l’arrache à l’apathie, l’affranchit de la passivité. Cette force qu’est-elle, sinon au plus simple, au plus tenace, une force de dire non et de se dresser encore face au monde ? Le malade, à ce prix, ne serait pas que désabonné du monde en raison de ses carences, de son aspect dément et de son insensibilité graduelle. Le refus de l’extérieur irait se renforcer d’une plongée du patient dans son monde intime, davantage chaotique qu’effacé. On le voit : le modèle de la mélancolie fait consister l’idée qu’il y a un reste de vie psychique, émotionnelle, un reste d’attachement du sujet à ses objets d’amours anciens. On ne récupérera jamais tout ; oui il y a de la perte, oui il y a de l’irréversible, mais il y a aussi, encore, une sensorialité archaïque, une sensualité qui vit à bas bruit en dépit du naufrage et qu’il faut ramener au plein jour. Le sensoriel, le sonore, le tactile, seront les modes privilégiés de mise en contact. Une supposition de compétence s’ensuit. Et les modèles issus de la psychologie des groupes s’imposent. Il s’agit de « redonner au malade » (expression rencontrée à quatorze reprises) du corps, du visage, de la voix, un vrai regard. L’altérité qu’incarne le soignant est une altérité ancienne, « préhistorique », une altérité constitutive des premières relations d’objets et des premières identifications du patient. Le groupe alors ? un contenant de plus, un lieu « où briser la solitude », bref, un vivier où existent des autres.
C’est bien évidemment résumer à trop grands traits de parler ici de modèle, ce qui est à retenir encore est que ce modèle ne se pose pas comme une théorie générale de la maladie d’Alzheimer mais comme une construction, un paradigme « théorico-clinique » qu’on se soucie très peu de vérifier et qui aide à la rencontre et à l’action. Qui rassure.
Les propos d’une responsable d’encadrement clinique permettent de mieux situer les vertus de ce modèle. Elle nous précise qu’un moment éprouvant pour les équipes est ce moment d’une seconde rupture. La première est celle qui a motivé l’entrée du patient dans le système de soin. La seconde survient lors du déroulement de la prise en charge. C’est cette seconde cassure, ce « syndrome de glissement du psychisme », qui est perçue comme traumatique par et pour les équipes. Comment maintenir le lien avec ce patient dont, brutalement, l’état s’altère ? Il est misé que, de toute façon, il restera, au-delà de cette seconde rupture, un peu de la présence de cet interlocuteur externalisé que le soin a fait tenir aux yeux du patient. Il restera de l’autrui, autrement, je cite, un grand « sentiment de solitude et d’inutilité » (propos d’une psychomotricienne). De sorte que, si le modèle mélancolique vise à définir le patient, le soignant qui se réfère uniquement à un tel modèle peut ne pas être à l’abri de ce sentiment glacé d’une perte du semblable humain en face de soi.
Le modèle « autiste »
Nettement moins fixé que le précédent modèle, ce sont les contributions de deux psychanalystes et de deux psychologues qui m’ont permis de le dégager. Il débute par une constatation revendicatrice. Il a été dépensé, dit-on, beaucoup d’argent pour les recherches sur les autismes, on devrait alors en donner autant à la recherche sur le vieillissement pathologique.
Avec ce modèle, la clinique paradigmatique va plus loin dans l’absolutisation d’un autre modèle psychopathologique pour rendre compte d’une facette insoupçonnée de la maladie d’Alzheimer. L’idée centrale est que l’examen des stratégies cognitives dans l’autisme renseigne sur la façon dont les patients atteints de la maladie d’Alzheimer communiquent.
Les soignants, ici, partent de cela : si l’enfant autiste évite la rencontre qui le submerge, mais ce, non pour nier l’autre et le réduire à néant, mais pour conserver un lien dit « idéal » aux autres, mais sans leur présence. Forme tout à fait étonnante d’un appui sur le couplage de la présence et de l’absence qui ne fait pas jeu. Éviter la rencontre mais conserver un lien est un processus qui a une cohérence économique. L’idée sous-jacente est que l’enfant autistique fut un nourrisson qui n’a pas pu mettre en place de système de pare-excitation suffisamment solide au moment où furent vécues des angoisses catastrophiques d’anéantissement. Ainsi, l’enfant qui ne voit pas ses conduites d’appel sollicitées et interprétées répondra par une panique, ou plus largement par des conduites d’évitement aux demandes de l’autre. L’impression que les parents et, plus tard, à leur tour, les soignants peuvent retirer devant ce corps qui ferme toutes ses portes sera celle d’une annulation de la présence et de l’intentionnalité de l’autre.
Je n’ai pas ici à trop me prononcer sur la pertinence clinique de ce modèle, on chercherait en vain dans la tendre enfance de nos patients atteints de la maladie d’Alzheimer un lourd passé de nourrisson mutique ou de petit autiste. Le noyau autistique supposé n’a strictement aucune valeur « archéologique ». Il vaut pour une fiction de lien dans l’actuel non pour un dogme psychogénétique. Il sert à postuler que le refus des formes conventionnelles de l’échange ne signifie pas un refus total d’autrui. Les tenants de ce « modèle » invitent à prendre en compte les réponses différées que certains patients, « tout comme les autistes », font à ces demandes et à ces signes de vie émanant d’autrui, des soignants au premier chef.
Il est vrai que, pour bien s’occuper des patients, il faut du temps, du temps presque perdu, presque lancé dans le vide de tout suspens de projet, non dans le retrait de toute espérance. Il nous faut du temps pour soigner, on ne soigne pas vite fait et bien fait. La construction sur le fonctionnement cognitif reposant sur ce que des autistes nous apprennent est la suivante : tout comme les enfants autistes réagissent à des associations coagulées dans un bassin attracteur de son, de sens et de sensations (pour reprendre ici un terme usité par les neurobiologistes), les patients atteints par la maladie d’Alzheimer ont besoin d’un univers d’échange verbal tissé non par une conversation en questions et en réponses, mais par un commentaire décrivant et distinguant des états émotionnels forts. Tout comme les phénomènes autistiques qui ne se disent pas et qui s’éprouvent chez le soignant par le biais d’images sensorielles. Le patient a besoin qu’on engage avec lui une forme dialogique novatrice redonnant au corps sa présence, puis ses images.
Contrairement au modèle mélancolique, ce modèle suppose d’aller chercher non ce qui n’aurait pas été perdu, mais ce qui s’organise différemment. Il fait le pari d’une dynamique de la réorganisation de la vie mentale qui prendra une tournure originale.
Discussion des deux modèles
Les deux modèles courtisent le démon de l’analogie. S’il ne s’agit en rien de prétendre que le patient est mélancolique, encore moins qu’il est autiste, ils permettent de scénariser des bénéfices thérapeutiques qui résultent du fait de le traiter comme un mélancolique ou comme un autiste.
Il s’agit alors tout autant de sauver le sujet qui existe, noyé dans la débâcle, que de sauver aussi, et par ricochet, le soignant. Ces modèles l’instituent en partenaire durable. Il serait facile d’ajouter que l’aspect tout artificiel de ces modèles n’ouvre pas toujours à une solide compréhension de l’ensemble des manifestations cliniques. Mais serait-ce alors, dans la mesure où ils explorent et réduisent les données brutes, que leurs limites de prédiction sont vite atteintes, qu’ils rendent, dans les meilleurs des cas, les soignants disponibles à de vrais moments d’observation ? En effet, l’observation très guidée par les lignes de force du modèle cherche à vérifier, mais, dans la mesure où un tel modèle est loin de permettre la catégorisation de l’ensemble de ce qui est observé, il permet paradoxalement de ne pas conclure trop vite.
Aussi observera-t-on le plus finement possible le signe ou l’acte par quoi le patient signe sa présence et se reconnaît. Les soignants sont sensibles à ce qui favorise et mobilise les expressions de souvenir. On les voit soucieux de distinguer ce qui dans les confusions dit aussi le passé qui revient sans le récit du passé, mais sous forme d’un souvenir qui sature le percept et désoriente le sujet dans l’actuel de son cadre de vie. Ils sont sensibles au rapport du sujet à sa « signature » non seulement celle qui est présentée dans les expressions graphiques, le paraphe souvent reconnu par les patients comme étant une propriété personnelle, mais aussi les modulations, les gestes, les façons de saluer, qui sont comme le leitmotiv d’un sujet dans son unicité, sa spécificité, sa « personne » aussi en démence qu’il puisse par ailleurs paraître.
De façon générale, ces deux modèles permettent l’interprétation des traits d’allure déficitaire non plus en termes de signes « déficitaires », mais en termes de stratégies « à déchiffrer » par lesquelles le patient tente de faire reconnaître un point de vue, une énonciation, et tente, à tout le moins, d’établir une communication. Toute parole est plus originale que démentielle ou strictement « déficitaire » et le travail possible est d’aider le patient et l’entourage à prendre acte de ce qui peut rester de « non dément » dans ce que dit le patient.
À partir de là, il est ouvert un champ de questions relatif aux modes de communication et de travail avec les familles des patients : comment aider les familles des patients à comprendre les incidences subjectives et cognitives de la maladie d’Alzheimer, afin qu’ils n’exigent pas trop du patient des souvenances ou des cohérences auxquelles il ne peut prétendre et qu’il ne peut satisfaire ; mais encore aider les familles des patients à entendre ce qui reste d’un sujet dans cette abrasion que produit la maladie d’Alzheimer, afin de ne pas « louper » ce qui insiste et fulgure parfois de la personne en tant que telle.
La chronicité
Il y a du neuf ! Telle serait l’annonce faite par les responsables d’associations, les neurologues, quelques médecins généralistes et les psychiatres de ville, le plus souvent, pour qui la maladie a changé de visage. C’est un bouleversement qui s’annonce alors dans la façon de comprendre et de soigner. L’importance des diagnostics précoces, une accentuation des préoccupations relatives à la santé des personnes âgées sont, parmi d’autres, des facteurs qui ont pu créer une nouvelle place à la maladie d’Alzheimer. Nous ne sommes, alors, plus du tout dans un discours référé au modèle de la démence, déjà fortement écorné par les deux modèles plus haut évoqués. L’appareil psychique est alors supposé pouvoir retrouver une autre plastique, s’appareiller différemment par d’autres ponts, d’autres connexions neuronales. Parallèlement s’installe l’idée que cette maladie tôt diagnostiquée peut être mieux vécue par le patient, mieux gérée par ses soignants. De sorte que le trajet institutionnel est pensé différemment, la prise en charge étant moins tributaire d’un encadrement institutionnel lourd. Peu à peu, les scènes sont dédramatisées, les réalités cliniques et familiales nuancées. La maladie reste pour beaucoup de soignants un drame, un péril, mais, avec ce troisième modèle, elle s’est considérablement banalisée. Quelques perspectives peu argumentées mais confiantes sur des avancées prochaines en pharmacologie et en psychopharmacologie sont faites par la moitié environ des neurologues, médecins et psychiatres de ville – quelques-uns pariant sur la mise au point d’un hypothétique vaccin. Il serait facile ici, mais si creux de hurler au scientisme ! Ces praticiens se renseignent en lisant non des textes sur des pathologies posées comme analogiques de l’Alzheimer (la mélancolie ou l’autisme), mais en lisant la presse médicale et Alzheimer Actualités. Attentif à l’émergence de ce nouveau modèle que je ne rencontre que chez les médecins, je me suis aussi rendu compte que si les psychologues, même jeunes dans le métier, se repèrent face à de tels patients grâce à une modélisation analogique de la maladie d’Alzheimer (modèles 1 et 2), ce n’est pas seulement parce que l’objectivation qui mesure la perte cognitive est incapable de donner le moindre mot concernant le style du sujet qui résiste à la démence, c’est aussi parce que ces jeunes professionnels sont très peu informés en clinique du vieillissement, tant l’enseignement en psychologie clinique et en psychopathologie dispensé dans nombre d’universités de psychologie qu’ils ont fréquenté oublie l’ampleur et la nécessité de cette clinique du vieillissement, la réduisant à une psychométrie déshumanisante ou lui faisant une part résiduelle. Pour les cliniciens qui, en revanche, « planchent » sur la chronicité et bénéficient généralement d’un bagage psychiatrique et neurologique significatif, le transfert de modèles pathologiques et curatifs empruntés à la très grande psychopathologie ne les concerne pas, ou plus. Un cas d’Alzheimer s’explique, se comprend par un autre cas d’Alzheimer. Ces professionnels, il est vrai, voient rarement des patients en fin de vie, et ils rencontrent plus souvent les débuts de la maladie, ou même tels les gériatres ne voient-ils la maladie qu’à ses débuts.
Le modèle de la « minicrise » et de l’emboîtement de « minicrises » supplante le modèle de la rupture. L’accent porte sur des continuums. Les éléments qui favorisent la chronicisation sont définis comme étant le maintien de la sociabilité – il est alors parlé d’image de soi et de la nécessité d’aider les proches à maintenir cette bonne image, cette bonne présentation du malade (3), le soutien familial, surtout conjugal, un lien entre le tiers aidant à domicile et les professionnels médicaux et paramédicaux
Il est à noter que c’est pour les professionnels qui misent sur une chronicisation de la maladie d’Alzheimer que la question du diagnostic fut le plus spontanément et le plus profondément traitée. L’idée est le plus souvent d’associer les proches au diagnostic et de les aider à développer des méthodes d’observation des évolutions de la personnalité du comportement du malade.
Enfin est mentionnée l’idée qu’il faut aider les parents à « cadrer » le patient, en développant à son égard une attitude davantage pédagogique qu’éducative. Il fut parlé de mettre en place soit des sessions de sensibilisation de ces proches et de ces parents soit encore de créer des groupes de parents, animés par un psychologue (le voilà qui trouve place dans ce modèle) assisté d’un gériatre ou d’un médecin généraliste compétent et « humain ».
Dans ce troisième « modèle » de la chronicité, il s’agit, donc, non seulement d’insister sur la disposition des temps du premier ou des premiers diagnostics et soins, mais de relier l’ensemble de ces soins et réseaux soignants à un nouveau rapport au temps. De défaire les représentations de la maladie d’elles-mêmes, de leur ôter ce qui semble leur être le plus propre, ce pathétisme de la perte et de la ruine, afin d’édifier un modèle de la rupture et de la reprise des liens.
Le sujet est alors sollicité au plus pour qu’au cours de ce travail d’étayage et de soin, il maintienne ce qui lui appartient encore de son lustre, de sa dignité, et de sa plausibilité.
Estimation des facteurs d’évolution des représentations, et perspectives
La maladie d’Alzheimer constitue un matériau sur lequel les réseaux de représentations se greffent volontiers, mais mal.
Cette maladie représente à la fois la détresse psychique la plus radicale, la déperdition de soi par excellence, mais aussi une chance pour nombre de soignants de ne pas rester campés sur des positions acquises. Une grande partie des représentations qui évoluent en fonction des conditions de la rencontre avec le patient dessinent une relation paradoxale. Le patient n’est pas seulement différent de tout ce qu’il n’est pas, il est différent parce qu’il n’a plus accès à l’activité de différenciation. Cela fait de lui un étranger radical et un support inépuisable de projections... Telle serait la représentation de base, la plus sévère, la plus intimidante certes, mais aussi celle qui est peu à peu critiquée et mise en pièces, tout au long de l’entretien, un peu, on l’espère, comme elle est déconstruite par les aléas du travail quotidien.
Nous assistons, sans doute, aujourd’hui, à une modification fort importante au sein même du discours tenu par les intervenants professionnels les plus spécialisés et qui sont ceux à qui l’on s’adresse lors des premiers temps de dépistage et du diagnostic.
La prévention de plus en plus importante, le diagnostic précoce, sont des faits qui modifient considérablement le profil type de la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Aujourd’hui, les soignants, y compris ceux qui ont plus l’habitude de travailler avec des vieux malades, se préparent à rencontrer des patients plus jeunes. Cette évolution bien que notable est lente, et il est un écart réprésentationnel net, à niveau de diplôme correspondant, entre les praticiens de santé d’une consultation de gériatrie et ceux travaillant en centre hospitalier psychiatrique. Les professionnels du centre de gériatrie sont plus adaptés à recevoir des patients différents ; ainsi, j’ai pu entendre parler de « générations différentes atteintes de la maladie ». Bref, la représentation du vieillard isolé, dément, s’efface peu à peu en raison de l’évolution de la prise en charge globale de ce problème de santé publique qu’est la maladie d’Alzheimer. En d’autres termes, l’évolution des données objectives concernant le nombre de patients diagnostiqués, leur âge, la possibilité d’un diagnostic précoce, sont des facteurs qui vont influer énormément sur cette représentation de la maladie. Le parallèle avec la « démence » s’estompe progressivement chez les acteurs de soin, lors qu’il reste écrasant dans la représentation « populaire » de cette maladie.
Il est alors à noter que la perception de la famille du patient ne se résume pas au pathos de la relation du vieillard malade à ses enfants, mais qu’elle met au premier plan le lien conjugal : le couple que le patient forme avec son époux ou son épouse. Cette modification générationnelle de la perception de l’environnement familial du malade a l’effet d’affermir les relations entre l’institution familiale et l’institution soignante.
C’est ce qui fut nommé dans cette étude « modèle de la chronicité ». Ce modèle emporte, avec lui, une refonte de la perspective anthropologique. Le corps social est amené à vivre avec ces patients atteints de la maladie d’Alzheimer qui sont soutenus dans ce qui peut leur rester d’adaptation aux exigences familiales et sociales, par un mixte de médication et de traitement social. Les aidants naturels étant, à leur tour, « pris en charge » et, du moins, considérés comme des acteurs essentiels du soin, et de même les aidants à domicile. Il n’est alors point impossible que l’écho de recherches sur « l’aide aux aidants » favorise la diffusion, la cristallisation, puis le probant d’un tel modèle. Il faut aussi ajouter que ce modèle, qui fait du patient et de son entourage les acteurs principaux de la meilleure santé, ne va pas sans se doubler de prescription ou d’injonction parfois conformistes et contraignantes qui peuvent réduire l’ensemble de la vie psychique d’un sujet aux performances communicationnelles et cognitives d’un individu correctement « coaché » par ses proches, sous la férule dynamique d’un médecin. Enfin, cette nouvelle représentation du patient Alzheimer, certes malade, mais bel et bien acteur social, ne peut que favoriser la création d’association de malades et de familles de malades et s’en trouver, en retour, favorisée. La maladie deviendrait-elle alors une identité, un trait unaire ? Observons les évolutions.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces représentations ne sont pas à discuter en termes d’illusions ou d’idées fausses. Autrement dit : l’imaginaire est nécessaire. Le psychanalyste ajouterait que la duperie de l’amour de transfert est nécessaire. Une certaine forme de fascination pour ce qui résiste au travail de la destructivité chez le patient atteint de la maladie d’Alzheimer est au point de départ d’une empathie nécessaire à la mise en œuvre des représentations, elle en constitue le socle. L’instant inaugural – où le soignant voit, avec acuité, ce qui résiste à l’aplanissement et au nivellement des fonctions cognitives et relationnelles qu’entraîne la maladie d’Alzheimer – est le temps de construction d’une anticipation et d’un pari. C’est le possible « redevenir-sujet » qui mobilise ces représentations et les motive. Il me faut tout de suite rajouter que c’est aussi un « redevenir-sujet » qui mobilise les capacités subjectives du soignant qui dit le plus souvent être réconcilié avec lui-même, avoir renoué avec des capacités expressives ou avec des souvenirs émotionnels qui jusqu’alors étaient peu disponibles et peu mobilisés. Heureux retournement par lequel, grâce à la relation de soin, le soigné donne un surcroît d’identité au soignant. De tels retournements ne renforcent pas les positions initiales et les certitudes des soignants, ils peuvent induire de véritables changements dans les représentations et les pratiques, plus attentifs au concret des phénomènes, plus attentifs au travail des dynamiques qui, luttant contre la perte, fabriquent peut-être des cohérences mentales et sensorielles autres. ■
Notes
1. Je remercie M. Frémontier, directrice de cette fondation, pour m’avoir confié cette recherche, le Dr J.-P. Aquino pour m’avoir accueilli dans sa consultation, et toutes les personnes rencontrées lors de cette étude.
2. Cette impression générale se nuance toutefois. Les praticiens qui sont le plus rattachés à un centre de consultation de la mémoire relativisent ce tableau de perte sèche, dès qu’il leur est demandé de définir pour eux la situation psychologique du patient « candidat » à la maladie. Ils reconnaissent que la spécificité de ces consultations pour la mémoire confronte le clinicien à une pluralité de symptomatologies allant de la crise « du milieu de la vie » à un ensemble de plaintes mnésiques plus ou moins motivées, plus ou moins constantes.
3. Ce point a aussi été noté par C. Roland Dubreuil enquêtant sur les représentations de la maladie d’Alzheimer chez les profanes et les professionnels. Le processus de diagnostic au regard des configurations familiales, recherche financée par la Fondation Médéric-Alhzeimer, 2002, page 99.