Auteur(s) : Brouwet Émilie
Présentation
Depuis la pandémie de Covid-19, l’envie de se retrouver, de créer ou recréer du collectif, que ce soit aux niveaux personnel et professionnel, est apparue très forte. Pour autant, peut-on dire que le collectif s’est exclusivement perdu en raison de la pandémie ou s’était-il déjà peu à peu délité ? Aujourd’hui, comment réhabiliter et renforcer le collectif de travail dans une société occidentale mue par des modes d’organisation basés sur une survalorisation de l’autonomie et la multiplication des process ? L’auteure nous propose quelques pistes de réflexion.
Mots Clés
Détail de l'article
Nous vivons actuellement une époque de paradoxes où règne une grande ambivalence face au groupe, au collectif. Remontons un peu dans le temps…
La société féodale permettait difficilement à un individu de choisir son destin, de changer de milieu social, de passer d’un ordre à un autre. Son appartenance à un groupe était immuable, parfois très pesante, mais souvent salvatrice au vu des conditions de vie difficiles. Le groupe avait un rôle protecteur (principe de solidarité mécanique). Par exemple, le fou était certes considéré comme « l’idiot du village », mais il était protégé et pris en charge par le reste de la communauté. Chaque personne avait une place prédéterminée au sein de la société, son destin était tout tracé. Des inégalités criantes existaient entre les trois ordres – clergé, noblesse, tiers-états – et, parfois même, au sein de chaque ordre. En mettant fin à la société féodale et à l’ancien régime fondé sur ces trois ordres, la Révolution française a permis un véritable bouleversement sociétal en rendant possible l’idéal d’égalité, de souveraineté du peuple, de liberté et de fraternité. Elle a ouvert la possibilité de choisir sa destinée.
Le siècle des Lumières a ainsi permis aux individus de s’émanciper de la pensée unique et de l’obscurantisme religieux. « Trois idées se trouvent à la base de cet esprit : l’autonomie, la finalité humaine de nos actes et l’universalité [1]. » Derrière la notion d’autonomie encore très prégnante actuellement, il faut y voir la nécessité de s’émanciper de toute autorité. Nous retrouvons ici la philosophie d’Emmanuel Kant, qui définit l’homme comme un être raisonnable par nature, guidé par la loi morale (Kant, 1781) et par la liberté transcendantale ou liberté de conscience. Dans Critique de la raison pratique (Kant, 1788), il revient aussi sur la notion d’action : l’homme agit-il pour l’action elle-même, parce qu’il la considère juste, ou par devoir ? Durant le siècle des Lumières, l’acquisition des connaissances fut fondamentale et a constitué une condition déterminante de l’autonomie. Cette période a vu l’essor de la diffusion du savoir sous différentes formes : développement d’académies savantes et d’écoles, création de l’encyclopédie, etc. Parallèlement, le développement de l’industrie a fait éclater les familles, car beaucoup de ruraux ont dû quitter leur campagne et leurs proches pour s’installer en ville et travailler en tant qu’ouvrier. La solidarité s’est alors organisée.
L’action, l’autonomie et l’égalité de tous (l’universalisme) sont des thèmes très actuels qui découlent de cet héritage, et la démocratie est le pilier qui permet de célébrer le vivre-ensemble. Cependant, l’essor de la démocratie mène à utiliser le principe d’égalité comme paradigme de réflexion. Or, l’égalité, dans une importance excessive laissée à la majorité, peut faire basculer la société vers un fort développement de l’individualisme au détriment des valeurs sociales et solidaires. L’idéal démocratique tant escompté par les Lumières tend à s’éloigner. Ce n’est pas faute d’avoir mis en garde contre ces dérives. Déjà dans le deuxième tome de son ouvrage De la démocratie en Amérique (1840), Alexis de Tocqueville insistait sur le fait que chaque individu était poussé à aller vers une matérialité (obtenir des compensations) sur fond d’égalité (avoir la même chose que les autres). À partir de cette époque, nous avons également assisté à un essor du culte de la performance. La révolution industrielle a permis de produire en masse, plus rapidement, et a nécessairement ouvert à cette idée de toujours plus, toujours mieux. Un désir en chassant un autre, une course effrénée a alors commencé.
« Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes […] des instincts fort dangereux, elle tend à les isoler les uns des autres pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul. Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles. » (Tocqueville, 1840.) Alexis de Tocqueville estimait alors que les sciences, si chères au siècle des Lumières, pourraient difficilement se développer vers la découverte, mais iraient davantage vers l’innovation à but industriel et surtout mercantile. Il fallait que les découvertes scientifiques soient utiles et permettent aux organes de production de produire plus et plus facilement, entraînant ainsi une multiplicité d’objets quelconques au détriment de beaux objets rares. Il estimait que la science pour la découverte en elle-même et pour ce qu’elle a de merveilleux disparaîtrait, qu’un grand nombre de scientifiques seraient formés, et ce, au détriment de la qualité des profils. Il indiquait d’ailleurs, de façon fatalement prémonitoire, que « les Lumières s’éteindr[aie]nt » d’elles-mêmes si la société était trop poussée vers l’égalité (et, en ligne de fond, l’individualisme). « Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité ont beaucoup de curiosité et peu de loisirs, leur vie est si pratique, si compliquée, si agitée, si active qu’il ne leur reste que peu de temps pour penser […]. » (Tocqueville, 1840.) La question de l’évolution de la vie en société dans ces conditions est posée. Quel temps et quelle envie reste-t-il aux individus pour faire société commune ?
Dans les sociétés occidentales, l’amélioration générale des conditions de vie au cours du XXe siècle, les progrès technologiques, domestiques, médicaux, ont considérablement diminué la mortalité. Ces derniers éléments ont un poids important dans cette mutation sociétale, signant ce nouveau rapport à l’autre. Nous n’avons plus autant besoin des autres pour survivre. Tous ces éléments, ainsi que l’évolution que nous venons de tracer sur le plan de la philosophie des idées, concourent à une nouvelle façon de concevoir l’individu et d’en faire un être libre de ses appartenances à différents groupes choisissant son affiliation par affinité et pour un temps donné. Un temps qu’il aura choisi.
Le constat de la société occidentale actuelle tel qu’établi par Alain Ehrenberg, montre que nous sommes face à un nouvel « individualisme imprégné d’idées de valeurs rassemblées sous le concept d’autonomie ». Ce mouvement date des années 1970-1980. L’autonomie est devenue « l’aspiration collective de la société ». L’individu est mu par une envie d’autonomie, voire d’indépendance. La société fonde son modèle à partir de ce paradigme. L’accompagnement, quel que soit le domaine dans lequel il est proposé, doit permettre à l’individu d’être autonome.
Nous pouvons alors nous questionner à juste titre sur la place du collectif au sens large et, plus spécifiquement, sur la place du collectif de travail dans notre société contemporaine.
Origine et apport de la notion de collectif de travail
Nous pouvons, dans un premier temps, nous interroger sur l’origine du terme « collectif ». Dans le dictionnaire [2], le terme « collectif » apparaît sous la forme adjectivale. Venant du latin collectivus signifiant « rassemblé », il désigne ce « qui s’adresse », ce « qui concerne », « qui est le fait de plusieurs personnes ». Il peut aussi être employé comme substantif. Dans ce cas, « collectif » désigne un « ensemble de personnes participant d’une manière concertée à une entreprise quelconque ». Cette utilisation du terme pour désigner un groupe de travailleurs est assez récente (Caroly, 2016), et nous la devons à Yves Clot. « Le collectif de travail » se distingue du « groupe », car il renvoie à une notion dynamique. Le concept de « groupe » renvoyant, quant à lui, à une entité plus stable, sans qu’il y ait pour autant de notion d’attendu, de résultat. Selon Sandrine Caroly, le collectif de travail désigne « un ensemble de personnes qui partage en commun des règles de métiers, qui respecte les façons de faire l’activité de chacun et qui participe à soutenir les stratégies de préservation de la santé de chacun » (Caroly, 2016). Ce terme, dans le monde du travail, a tendance à supplanter les termes « équipe » et « groupe ». Derrière le concept de collectif, nous pouvons y voir une connotation sportive, voire de performance sportive. L’animation de la dynamique de ce collectif étant étroitement liée à un coach. Nous pouvons ici faire une analogie entre collectif de travail et collectif sportif au regard de la place importante que le manager / coach occupe. Le concept de collectif de travail est fortement lié au maintien en bonne santé : « La santé se dégrade en milieu de travail lorsqu’un collectif professionnel devient une collection d’individus exposés isolément, résultat maintenant bien acquis en clinique de l’activité. » (Caroly, Clot, 2004.)
Pour que le collectif se construise solidement, il faut que les travailleurs puissent évoluer dans des conditions favorisant une élaboration de règles du métier, la reconnaissance des compétences et la confiance. Les règles du métier sont liées au « concept de ”genre professionnel” qui est un système ouvert de règles ”transpersonnelles” non écrites qui définissent, dans un milieu donné, l’usage des objets et l’échange entre les personnes […]. Il représente le système symbolique auquel l’action individuelle doit se rattacher » (Caroly, Clot, 2004). Le genre professionnel est très important, au risque de laisser l’individu seul. C’est un ensemble de principes de fonctionnement partagé par des personnes effectuant un métier différent, mais rattaché à un même service. Nous pouvons donner l’exemple des métiers du secteur du médicosocial. Médecin, infirmier, assistant social, psychologue, secrétaire médical, sont des métiers différents, mais ils partagent un certain nombre de règles transpersonnelles communes non directement liées à la spécificité du métier. Ces règles permettent de définir le genre professionnel, qui se traduit par les grands principes de prise en charge des usagers en termes de relation, suivi, secret médical…
Les managers et l’animation du collectif de travail
Les règles métier et le genre professionnel sont très importants à cultiver au sein des équipes, au risque de laisser l’individu seul. La solitude est à distinguer de l’autonomie. Elle est particulièrement délétère pour l’individu et peut entraîner de la souffrance, « l’individu gérant alors seul les tensions provoquées par l’organisation du travail » (Caroly, Clot, 2004). Le genre professionnel / les règles métier ne peuvent se cultiver sans un manager dont le rôle est très important, et notamment quant à sa manière d’étayer le collectif de travail. Le collectif ne doit cependant pas être dans une attente permanente du chef. Il peut élaborer les règles métiers aussi de façon autonome et libre. Il doit ainsi pouvoir se réguler par lui-même. Cependant, le chef / manager a un rôle clé dans la façon de donner l’ambiance de travail, notamment en favorisant le dialogue au sein du collectif. La façon dont il va animer ce collectif doit reposer sur des règles métier communes, sur la confiance et sur la reconnaissance des compétences (Caroly, Clot, 2004). Cette façon d’animer le collectif entretient la stabilité de l’équipe et nourrit le collectif. Et, en retour, un collectif solide favorise la stabilité. L’échange, « la dispute professionnelle » chère à Yves Clot, permet le renouvellement des règles métier, du genre professionnel. Il s’agit ici de pouvoir partager des objectifs communs et de pouvoir établir des règles transpersonnelles communes qui sont vouées à évoluer. Elles sont vivantes et étroitement dépendantes du travail réel.
Dans une équipe, il y a souvent différents corps de métier. Il s’agit, dans ce cas, d’axer les échanges sur la complémentarité de chacun. Les tâches assignées à chacun doivent, dans ce cadre, rester différentes et le rester tant que possible. La flexibilité demandée aux individus, c’est-à-dire être dans la capacité de se remplacer les uns les autres, doit rester exceptionnelle, au risque d’entraîner des phénomènes de rivalité et un sentiment de non-reconnaissance (Vidaillet, 2016). En effet, l’interchangeabilité des individus engendrée par la flexibilité ne peut qu’entraîner de la méfiance. Être reconnu comme individu à part entière est un besoin fondamental de l’être humain. Cela passe par des tâches bien distinctes de celles réalisées par des collègues, surtout s’ils occupent d’autres fonctions. Ainsi, dans ce cadre précis, il se pose la question de trouver l’équilibre entre entraide (qui nourrit la confiance) et flexibilité. Le fait que les individus suppléent les absences doit rester très ponctuel pour ne pas devenir une source de conflit à terme (avec le sentiment de perdre sa place).
Le manager a un rôle clé pour créer et maintenir un collectif de travail solide dans des conditions évitant le développement des risques psychosociaux. Le rapport du 11 avril 2011 d’un collège d’experts dirigé par Maurice Gollac invite à prêter une attention particulière à six facteurs générant des risques psychosociaux. Il s’agit de l’intensité émotionnelle, des exigences émotionnelles, des conflits de valeur, de la marge de manœuvre (autonomie), des relations au travail, de l’insécurité de la situation de travail. Ces éléments doivent être rediscutés par les collectifs de travail. Le manager doit pouvoir aborder ou laisser les travailleurs s’exprimer sur ces points et aider le collectif à trouver une solution, surtout lorsqu’il s’agit des conditions de travail. Le manager doit ainsi aborder plus largement les déterminants de la qualité de vie au travail (QVT) avec le collectif, à savoir les conditions de travail, mais aussi le contenu du poste et la participation.
Cependant, ce rôle est de plus en plus difficile à tenir pour les managers, et les sociologues sont nombreux à dénoncer les difficultés auxquelles ils sont confrontés, faisant état de la « prolétarisation des cadres [3] » pour illustrer la manière dont ces derniers doivent faire face à une augmentation du travail. Il convient ainsi de s’arrêter un peu plus longuement sur ce dernier point, afin de mieux comprendre les difficultés rencontrées par les cadres et les collectifs de travail dans leur ensemble.
Les conséquences du postfordisme
Lors d’une conférence donnée à SciencesPo le 30 mai 2022 [4], David Muhlmann, consultant en organisation du travail et psychanalyste, indique que les nouveaux modes d’engagement au travail impliquent « une cohorte de décompensation » chez les travailleurs. Les travailleurs et spécifiquement les cadres sont de plus en plus sollicités, il leur est demandé de plus en plus d’engagement, de faire corps avec leur travail, leur entreprise / institution et, en même temps, de s’en distinguer. David Muhlmann parle d’« endogéinisation » pour décrire le phénomène grandissant de l’indifférenciation entre soi et le travail. Les prémisses de l’organisation du travail, telles que nous la connaissons actuellement, sont apparues dans les années 1990. Cette organisation postfordiste est caractérisée par une horizontalisation des rapports hiérarchiques. David Muhlmann parle de « déburocratisation, de déverticalisation du monde ». Cela semble, à première vue, un gain de liberté, cependant, force est de constater, que, paradoxalement, les organisations se parent de process et de procédures de plus en plus nombreux et contraignants. Ces process visent même à réguler les rapports sociaux au travail. Les dispositifs de déclaration des actes de violences visés par le décret n° 2020-256 du 13 mars 2020 [5] impliquent la nécessité de mettre en place un process pour savoir comment déclarer un acte de violence. Notre propos ne vise pas ici à critiquer un dispositif dont la finalité est de protéger les salariés. Cependant, force est de constater, que le fait de créer et de déployer des process pour réguler les rapports humains, risque, à terme, d’avoir un effet contre-productif. Nous ne pouvons que nous interroger sur la façon dont les rapports humains vont se réguler si les face-à-face potentiellement conflictuels se trouvent médiatisés par des process. Le conflit est à distinguer de la violence. La violence est à interdire, car destructrice. Le conflit, dans un mode d’expression audible, est à cultiver.
Quand l’afflux de process vient récuser le conflit… et donc le dialogue
L’évolution d’une société qui récuse le conflit pose question. L’évolution du dialogue social qui interroge de nombreux sociologues [6] en est l’illustration. En effet, les réformes en matière de dialogue social, ces dernières années (décentralisation du dialogue social en entreprise, fusion des instances représentatives du personnel, baisse de l’engagement des salariés, les thématiques non conflictuelles [7] traitées par le dialogue social), laissent présupposer une récusation du conflit. Or, le dialogue social naît du conflit ; celui-ci est constructif. Les sociologues font ainsi le constat d’une société qui a tendance à se policer. Cette question de la place du conflit dans les rapports sociaux (et plus spécifiquement dans le dialogue social) est plus que jamais d’actualité. Le ministère du Travail réfléchit actuellement à la mise en place d’indicateurs d’évaluation de cette qualité. Considérera-t-on qu’un dialogue social sans conflit, sans d’âpre négociation, sera de qualité ? Il semble ainsi important de rester vigilant sur ces points, au risque de tomber dans une société aux allures totalitaires, portée par une pensée unique et récusant toute forme d’opposition, de divergence. Ainsi, adopter une attitude récusant toute possibilité de réelle confrontation semble délétère et risque d’aboutir à un espace social clivé mettant d’un côté les « victimes » et, de l’autre, « les présumés auteurs des faits ». Les situations risquent de rester bloquées, et les individus risquent, quant à eux, de se conforter dans une position individualiste. Chaque situation de confrontation à l’autre risque d’être perçue comme potentiellement dangereuse. Ces situations seront ainsi lues et résolues à travers le prisme d’un process et risquent ainsi de laisser les individus retranchés dans une vision individualiste de leur situation. L’utilisation massive et disproportionnée des process pour réguler les rapports humains risquent, par conséquent, de laisser les individus face à eux-mêmes, perdus dans les rouages et les étapes des process et, surtout, dans une impossibilité de communiquer sainement et spontanément avec autrui. Il s’agit ici de trouver un juste équilibre. Nous pouvons, là encore, interroger la place du collectif et faire le constat de la nécessité de renforcer la participation des individus dans les collectifs de travail, plutôt que de renforcer (sans le vouloir) l’isolement par un afflux de process.
Dans le monde du travail, les process issus de l’industrialisation avaient pour ambition de fiabiliser la production et de rendre le travail plus facile, plus efficace. Ils ont eu aussi comme conséquences de forcer les individus à l’autocontrôle permanent. Dans le cas de la mise en place de procédures dictées, non discutées, celles-ci doivent être suivies. Le collectif a alors perdu de l’importance ; chacun est « autonome » et sait ce qu’il a à faire. Le travail doit être fait dans les normes du temps imparti. « L’autonomie » se pare ainsi d’autocontrôle et génère de la souffrance.
L’autonomie, l’isolement et l’autocontrôle
L’autonomie reste cependant un élément clé utilisé pour penser l’adaptation et l’évolution des individus au monde du travail. Cette compétence, ce savoir-être, est d’ailleurs très valorisée dans l’organisation du travail postfordiste. Elle prend une importance particulière dès les débuts de la scolarité. Il faut pouvoir faire preuve d’autonomie dans la gestion de sa carrière, dans son poste. Le coaching développé sur ces deux dernières décennies comme solution aux problématiques rencontrées par les cadres supérieurs est une preuve que le collectif est très peu mis en avant comme un élément de réponse. Le coaching individuel, utilisé comme principal remède aux problèmes des organisations, commence cependant à montrer des insuffisances. Il est, en effet, de plus en plus fait mention d’y avoir recours de façon équilibrée [8]. Il peut être utile, dans certains cas, mais il n’est pas forcément la réponse à toutes les problématiques rencontrées par une organisation, au risque, d’ailleurs, de laisser présupposer que les problèmes au travail restent la cause d’un individu et non une problématique collective. De même, l’empowerment et le leadership habilitant sont des principes très intéressants s’ils sont utilisés à bon escient. Ils peuvent, en effet, se révéler problématiques s’ils sont utilisés de façon non éclairée. Le risque étant de faire peser un poids trop important sur l’autonomie et la participation individuelle des travailleurs. Les individus se retrouvent ainsi dans une position très ambivalente ; il leur est demandé de participer en se distinguant (c’est-à-dire en innovant), mais, en même temps, de suivre les normes et les process préétablis (c’est-à-dire de rester dans le cadre). La marge de manœuvre est ainsi très courte voire intenable dans certains cas.
L’impact de la pandémie sur les collectifs de travail
La pandémie est ainsi sans doute venue accélérer un processus déjà latent depuis de nombreuses années. La mise en place accélérée du télétravail et les rotations d’équipe pour les métiers postés sont venus questionner le rapport aux autres de façon frontale. La place du collectif de travail dans cette nouvelle organisation du travail liée aux conséquences de la pandémie est ainsi intéressante à étudier. Une enquête à grande échelle auprès des travailleurs serait à mener afin de déterminer son impact sur la perception de leur place au sein du collectif de travail. D’autre part, puisque le télétravail perdure, il serait éclairant de mesurer son impact en termes de lien à l’autre. Il serait aussi intéressant de savoir en quoi la pandémie est venue accélérer un processus d’isolement qui commençait à se mettre en place au sein des organisations du travail. Il s’agit simplement de prendre conscience de ces évolutions et d’éviter les impacts délétères de l’isolement. Le recours au collectif apparaît de plus en plus d’actualité pour toutes les raisons nommées ci-dessus.
En conclusion
Le collectif, le groupe, a évolué au cours du temps. « Contraint » et unique, il est devenu « libre » et « multiple ». La notion de groupe a surtout évolué au moment de la Révolution française où il est devenu plus ouvert et porté par des valeurs d’universalisme. L’individu a eu progressivement plus de latitude pour évoluer selon son désir. L’égalité érige le principe d’égalité des chances pour tous. Mais, parallèlement, l’égalité a produit en contrepoint l’essor de l’individualisme. La Révolution industrielle a, quant à elle, développé le culte de la performance. Les conditions de vie s’étant améliorées par ailleurs, l’individu a eu moins besoin du groupe. Une nouvelle relation au groupe a ainsi commencé progressivement à s’établir. D’une solidarité mécanique, nous sommes passés à une solidarité organisée, où il s’agit aussi, pour chaque individu, de rester autonome et compétitif.
Ces évolutions viennent questionner le monde du travail, les collectifs de travail et le dialogue social. Force est de constater que les mouvements sociétaux portés par l’autonomie et l’individualisme viennent, eux aussi, percuter l’organisation du travail. Le postfordisme de la fin des années 1990 a eu aussi un fort impact sur les organisations du travail, amenant des injonctions ambivalentes pour les travailleurs. Il leur est demandé de se distinguer en faisant preuve d’innovation, mais, en même temps, de rester dans le cadre des process préétablis. Ces process, de plus en plus nombreux, ne touchent pas uniquement les modes de production, mais interviennent également dans la régulation des rapports humains. La mise en place des procédures de déclaration des actes de violence, de discrimination, de harcèlement et d’agissements sexistes en est la preuve. Notre propos ne vise pas ici à critiquer un dispositif dont la finalité est de protéger les salariés. Cependant, force est de constater que le fait de créer et de déployer des process pour réguler les rapports humains risque, à terme, d’avoir un effet contre-productif. L’organisation du travail actuelle fait peser un fort poids sur les épaules des managers qui, eux aussi, se retrouvent souvent seuls avec de nombreux process dans leur boîte à outils. Mais leur laisse-t-on suffisamment le temps pour réfléchir collectivement à ces situations singulières du travail réel ? La pandémie s’est présentée comme un élément accélérateur d’un phénomène déjà bien installé. Mais, en même temps, la pandémie est venue frontalement questionner le rapport aux autres et est en cela salvatrice. Elle a permis une prise de conscience. Ainsi, redonner une place au collectif dans notre organisation actuelle du travail doit nécessairement passer par une réflexion sur notre rapport à l’Autre : entre place équilibrée laissée à l’autonomie et place donnée à la participation à des temps collectifs pour réfléchir à ces questions.
Notes
[2]. Dictionnaire en ligne Larousse.
[3]. « Rendez-vous de la recherche. Travail et capitalisme : entre individus et collectifs », Conférences SciencesPo, le 30 mai 2022, https://urlz.fr/p3eA.
[4]. Conférences SciencesPo, https://urlz.fr/p3eA.
[5]. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000041722970.
[6]. Et notamment Élodie Boutoux et Jérôme Pelisse, Conférences SciencesPo, op. cit.
[7]. Telle que la formation professionnelle, les règles sanitaires…
[8]. Conférences Sciences Po du 30 mai 2022, op. cit.
Bibliographie
Caroly S., 2016, « Collectif de travail », in Valléry G., Bobillier-Chaumon M.-E., Brangier E. Dubois M. (sous la direction de), Psychologie du travail et des organisations, Paris, Dunod. Caroly S., Clot Y., 2004, « Du travail collectif au collectif de travail, développer des stratégies d’expérience », Formation emploi, 88 : 43-55. Tocqueville (de) A., 1840, De la démocratie en Amérique, tome 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1993. Muhlmann D., 2021, Capitalisme et coonisation mentale, Paris, PUF. Vidaillet B., 2016, « L’envie au travail », Santé mentale, 207 : 58-63. Kant E., 1781, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 2012. Kant E., 1788, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 2016. |