Le kotéba thérapeutique

Le Journal des psychologues n°239

Dossier : journal des psychologues n°239

Extrait du dossier : L’originaire au cœur de l’adoption
Date de parution : Juillet - Août 2006
Rubrique dans le JDP : Pratiques professionnelles > Clinique
Nombre de mots : 2600

Auteur(s) : Anröchte Cyprien

Présentation

La rencontre entre professionnels de la santé mentale et gens du théâtre, à l’hôpital de Bamako (Mali), est à l’origine d’une nouvelle conception du soin et de la souffrance psychique : le « kotéba » thérapeutique, métissage du folklore traditionnel bambara et de la psychiatrie institutionnelle.

Détail de l'article

Dans les années 1980, en Afrique de l’Ouest, des metteurs en scène, des comédiens et des auteurs ont expérimenté des formes novatrices de théâtre. Des troupes de théâtre naissent alors et des festivals locaux ou à vocation internationale voient le jour. « Pour désigner ces formes dramatiques proposées au public, de nouveaux concepts ont vu le jour : théâtre rituel, didiga, théâtre pour le développement, théâtre utile, kotéba thérapeutique, théâtre-débat, etc. (1) » Ces expériences théâtrales dans leurs différentes formes ont pour point commun le désir de s’éloigner du théâtre conventionnel hérité du passé colonial. Mais, « paradoxalement, elles ne semblent pourtant pas s’inscrire tout à fait dans le continuum de ce que l’on a pu appeler “le théâtre traditionnel [africain]” et qui relève des rituels profanes ou sacrés théâtralisés (2). » Ces expériences novatrices qui s’appuient sur les éléments de la théâtralité traditionnelle africaine, d’une part, et qui s’approprient les éléments du théâtre occidental, d’autre part, révèlent une esthétique africaine moderne.
Parmi ces différentes expériences, nous avons choisi de nous pencher sur le kotéba thérapeutique. Nous ne prétendons pas présenter ici une étude exhaustive mais un exemple de thérapie qui a su faire le lien entre la psychiatrie institutionnelle proche de celle que nous pratiquons et une réalité culturelle qui donne un sens tout autre aux troubles mentaux et à leurs manifestations symptomatiques.

 

Les origines : le kotéba traditionnel

Le mot kotéba signifie « le grand escargot » en langue bambara. Le kotéba est un jeu collectif qui se pratique en cercles formés par les acteurs, les musiciens et les spectateurs. Chez les Bambaras, le grand escargot est un animal qui symbolise l’organisation de la société, à l’image de l’organisation du groupe. Le nom de bambara a été donné par les colonisateurs européens. Il vient de Ban-Mâna, ban signifiant « refus » et mâna « pouvoir », ainsi « ceux qui ont refusé d’être dominés ». Leur culture tient une place importante au sein des autres groupes ethniques maliens. On retrouve des membres de cette ethnie au Sénégal, au Burkina Faso, en Guinée, en Mauritanie et en Côte-d’Ivoire.
À l’origine, « le kotéba est une forme d’expression théâtrale traditionnelle malienne à la fonction socialisatrice (3) » et était pratiqué par des paysans qui se regroupaient pour essayer de traduire devant le village les faits marquants de leur vie quotidienne. Mélange de chants et de petites saynètes, cette forme dramatique est signalée dans la région du Mali bien avant l’introduction du théâtre français par les colons. La structure narrative des pièces est en général très simple, tandis que la scénographie comporte des scènes dialoguées accompagnées de chants (le public constitue le chœur) et de danses.

 

La naissance du kotéba thérapeutique
Le kotéba thérapeutique conserve cette composition hybride inspirée du kotéba traditionnel. Il est né de la rencontre du professeur Baba Koumaré, chef du service de psychiatrie de l’hôpital national du Point G à Bamako, et du docteur Jean-Pierre Coudray, psychiatre coopérant français, avec Philippe Dauchez et Adama Bagayoko, respectivement professeur et animateur de l’Institut national des arts du Mali. Le kotéba s’inscrivait alors dans le cadre d’un projet de santé mentale global visant à « humaniser et rétablir la fonction thérapeutique du service, […] changer le cadre de vie, le décor, restaurer et rendre la parole perdue aux malades, réintroduire la famille dans la dynamique thérapeutique, amener les malades à réapprendre les habiletés de la vie quotidienne (4) ».
En effet, jusque dans les années 1970, l’hôpital du point G symbolisait l’asile dans sa pire acception, « rappelant tristement certains camps de concentration, dignes de Buchenwald (5) ». Dans une intervention sur l’impact du kotéba thérapeutique, le docteur Évelyne Garcia a tenu à « resituer cette expérience dans ce que représentait l’institution psychiatrique, dans son aspect stéréotypé… et où le patient […] était condamné à son rôle de malade, c’est-à-dire un rôle où on lui demandait de déranger le moins et de prendre des médicaments. […] Notre problème était de changer toute une structure en faisant qu’une institution puisse s’intéresser à ses patients, à leur vécu pour essayer de les soigner. Notre problème, à ce moment-là, était donc de soigner une institution […]. Je crois que le kotéba a été pour nous un des moyens d’aborder le problème de l’institution : essayer de dire, par exemple, au personnel soignant que les patients n’étaient pas des “ombres grises” qui défilaient dans les services, mais que c’étaient des gens qui avaient des sentiments, des capacités de jeu théâtral, des capacités d’exprimer des choses et que ces patients, parfois même profondément psychotiques avec des altérations du sens de la réalité, pouvaient, dans le jeu, faire preuve de certaines finesses psychologiques qui permettaient à tout le monde de les voir sous un jour différent. Et cette petite “révolution” était vraiment quelque chose de très important pour nous dans le service… Le côté dynamique qu’a le kotéba, quand le tam-tam appelle les gens à venir, a permis d’amorcer une dynamique dans le service (6) ».

 

La mise en place du kotéba thérapeutique à l’hôpital du Point G de Bamako

Le décor
Les séances du kotéba thérapeutique se déroulent au sein même de l’hôpital. Michel Valmer présente le lieu en ces termes : « La section psychiatrique du Point G propose une scénographie éclatée. Située au sommet d’une colline surnommée parfois par les Maliens de Bamako “Colline du savoir”, elle organise ses cases autour d’une salle de consultation, la salle des palabres, construction à claire-voie circulaire et intime dont l’effet acoustique permet de chaque place d’émettre ou de recevoir le plus perceptible chuchotement en direction ou de la part de son vis-à-vis. Un peu plus loin se trouve la salle sombre et fermée, réservée à la “Troupe Psy” pour le kotéba intime et le grand péristyle pour le kotéba ouvert (7). »

 

Le kotéba intime ou fermé
Ces deux espaces sont mobilisés tour à tour selon les circonstances. L’espace clos répond à la séance intime. C’est une grande salle très peu éclairée, mais dont l’ambiance feutrée facilite la concentration du spectateur-patient-acteur. Le kotéba intime développe une première approche du sujet par l’utilisation douce de chants et de proverbes faisant le lien avec l’appartenance ethnique du malade, son histoire personnelle et sa situation familiale. La tranquillité de la salle sécurise le patient et l’invite à la prise de parole.

 

Le kotéba ouvert
Les séances ouvertes se déroulent en plein air sur une scène aménagée en forme de cercle devant une des maisons du village. Le kotéba ouvert consiste en une série de danses, de saynètes et de chants dans lesquels l’histoire du sujet est scénarisée. Peuvent y participer les membres de sa famille, ainsi que d’autres patients et leur famille. La scène construite en ciment est surélevée d’une vingtaine de centimètres. Des bancs sont disposés du côté de la villa pour que puissent s’asseoir spectateurs et acteurs pendant le jeu, chacun intervenant à tour de rôle sur la scène.

 

Les liens avec la culture traditionnelle
La séance du kotéba thérapeutique intime se déroule comme une séance de traitement traditionnel chez le guérisseur. En résumé, l’on retrouve dans le premier cas un espace clos qui rappelle la case secrète du guérisseur. Dans le deuxième cas, au contraire, l’espace ouvert du péristyle évoque celui des jeux et des animations sur les places publiques, lieu de défoulement individuel et collectif, d’extraversion, de réjouissances populaires. Le kotéba thérapeutique ouvert s’inscrit bien dans cet esprit de libération de pulsions par l’expression corporelle dansée et théâtrale.
Le kotéba thérapeutique met également en scène les figures typiques des personnages que l’on retrouve dans le kotéba traditionnel : le Garde, le Conteur, le Fou, le Guérisseur, l’Étranger, le Chef, etc.
Les séances de kotéba thérapeutique sont liées au rythme des consultations médicales de l’hôpital du Point G. Le spectacle a lieu dans la matinée et dure pratiquement deux heures. Il est suivi d’une mise au point, un temps de verbalisation et d’élaboration entre les médecins, les membres de l’équipe pluridisciplinaire qui ont suivi la séance et les acteurs qui y ont participé. « Comme la séance ouverte se joue sur le péristyle, on profite de la fraîcheur matinale pour donner à la représentation plus d’entrain. Jouer plus tard dans la journée serait s’exposer aux rayons de soleil ardents dans cette partie du Mali. La séance du kotéba intime se déroule à l’intérieur de la salle et n’est donc pas soumise à cet impératif temporel (8). » Peut-être le groupe cherche-t-il aussi à s’appuyer sur la croyance populaire selon laquelle « les esprits qui prennent possession des malades dorment avec eux. Si l’on veut les chasser définitivement, il faut les surprendre à l’aube : il ne faut pas leur donner le temps d’aller se promener et revenir selon leur bon vouloir (9) ». Ainsi, les consultations de devins et de guérisseurs traditionnels se font le plus souvent à l’aurore.

 

Les objectifs du kotéba thérapeutique
Si le kotéba thérapeutique participe d’une prise en charge de l’individu, il vise également à le réinsérer dans le groupe originel dont il a été écarté, victime d’un trouble psychologique. « Ici, le rituel du traitement est désacralisé : il n’y a ni guérisseur, ni sorcier, ni chaman […]. La dimension collective apparaît clairement lorsqu’il s’agit de séance ouverte où les malades sont entraînés dans une participation collective (10). »

 

Les scenarii et les textes du kotéba
Le kotéba thérapeutique est d’abord une improvisation à partir d’un canevas. « Le thème central du kotéba thérapeutique intime s’inspire de l’histoire supposée ou avérée du sujet (11). » Cependant, tout n’est pas spontané : les comédiens préparent certaines parties du dialogue. Ainsi, les chansons sont fixées au préalable et mémorisées, tout comme les proverbes, les maximes et les devinettes, couramment utilisés au cours du kotéba et qui constituent, en Afrique, une pratique de communication courante, rappelant au sujet son univers culturel premier, l’interrogeant sur lui-même et sur sa place dans le microcosme culturel dont il est issu. Ces parties organisées participent des actes rituels du quotidien, des formes stéréotypées d’action où la théâtralité est évidente, elles s’apparenteraient en cela aux cérémonies pratiquées par les guérisseurs traditionnels (12). Le kotéba amène donc le patient à rétablir une relation avec sa culture, relation bénéfique puisqu’il s’agit de réinsérer le patient dans le processus social dont la maladie l’a isolé.

 

Le personnage miroir dans le kotéba thérapeutique
La dramatisation par le conte, portée par les acteurs et les musiciens, ainsi que le ton humoristique introduisent une distanciation sécurisante pour le patient qui, peu à peu, se transforme en acteur dans le jeu de rôle qu’on lui propose. Cette mise à distance est également renforcée lorsque le sujet est amené à jouer le personnage du « Dougitigui », le chef. Cette étape importante le rassure puisqu’il amorce un processus d’identification avec une instance sociale dont la parole incontestée est libre. Dans cette pièce de théâtre, les autres personnages sont ceux du quotidien du spectateur-acteur-patient. Ce sont les membres de sa famille ou les gens du village, ceux de son quotidien immédiat qui ont un lien direct avec sa vie relationnelle et psychique. Ainsi, le sujet joue sa vie, comme une histoire où il se voit confier un rôle qui lui renvoie sa propre histoire tout en instaurant une distance nécessaire à l’élaboration psychique.

 

En conclusion

Le kotéba thérapeutique cherche à identifier les problématiques et les conflits dont souffre le patient, puis à intervenir à l’échelle groupale pour tenter d’y apporter des réponses. Cette opération ne peut se faire qu’avec le concours de l’environnement du malade. Le spectateur-patient-acteur est considéré comme une personne se situant dans un réseau de relations. Lors de la décompensation de sa maladie, les processus pathologiques retentissent sur ce groupe. Le kotéba thérapeutique vise donc à réinsérer l’individu devenu sujet souffrant dans sa culture d’origine en utilisant ses références culturelles, tant sur le fond que sur la forme, et en ayant recours à la participation active de la famille et de l’environnement du sujet. Cette forme de thérapie, pratiquée dans une institution psychiatrique, arrive donc à dépasser le paradoxe du thérapeute qui doit soigner un sujet avec ses croyances traditionnelles, avec pour seul outil de travail ses propres croyances qu’il a forgées au cours de ses études et de sa pratique.
Même si le kotéba thérapeutique n’est pas directement transposable dans nos propres institutions, même s’il n’est exploitable ni pour les migrants bambara ici ni pour les Français autochtones, son intérêt réside dans ce qu’il peut nous inspirer en matière de créativité dans les dispositifs de soins et de prises en charge. En effet, cette forme de thérapie ne s’adresse qu’aux Bambaras vivant dans leur pays d’origine. L’enseignement que nous pouvons tirer de cette étude rapide est qu’il faut pouvoir se situer au croisement de deux ou plusieurs cultures différentes pour pratiquer des soins transculturels. La diversité, les voyages, les métissages, etc., sont des conditions qui confèrent à un groupe thérapeutique sa dimension transculturelle, l’habilitant à rencontrer la culture du migrant. ■

 

 

Notes
1. Lamko K., Émergence difficile d’un théâtre de la participation en Afrique noire francophone, p. 6, thèse consultable sur le site Internet : http://www.unilim.fr.
2.
Ibid.
3. Bagayoko A., 1996,
Kolokèlen, Théâtre et folie, Nice, Z’édition, p. 19.
4. Koumaré B., dans le commentaire de
Kolokèlen, Théâtre et folie, op. cit., p. 15.
5.
Ibid.
6. Lamko K., op .cit. p. 245.
7. Valmer M., dans l’introduction de
Kolokèlen, Théâtre et folie, op. cit., p. 15.
8. Lamko K.,
op .cit., p. 207.
9.
Ibid.
10.
Ibid, p. 55.
11.
Ibid, p. 111.
12.
Ibid, p. 113.

Pour citer cet article

Anröchte Cyprien  ‘‘Le kotéba thérapeutique‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/le-koteba-therapeutique

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