Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Choplin Bertrand
Présentation
Pour le non-initié, cette plongée en apnée dans le monde « mystérieux » de la finance nous informe, à partir d’une lecture clinique, de la réalité psychique des acteurs aux prises avec les tentations de l’impossible.
Mots Clés
Détail de l'article
Côtoyer les marchés financiers n’est pas une activité ordinaire. Le risque y est omniprésent. Derrière une courbe de prix, sur un écran informatique, peuvent se cacher la frayeur ou l’allégresse des gladiateurs des temps modernes en compétition pour leur survie. « Pour faire ce métier, il faut adorer jouer », affirmait un gérant de fonds dans un article du Monde de juin 2004. Ce simple propos dévoile une conduite peu ordinaire : celle qui consiste à aimer se confronter au hasard en prenant le risque de se ruiner.
Cet article vise à tenter de mieux comprendre la nature et la genèse de ces conduites à risque et de poser l’hypothèse qu’elles expriment parfois une dangereuse tentative inconsciente de triompher de l’attrait vénéneux pour l’atonie, un des visages de la mort, et même de s’y soumettre en croyant l’exorciser. En cela, ces conduites, de nature ordalique, se distingueraient des addictions (1) comprises comme tentatives de survie psychique.
L’ordalie : épreuve initiatique du gladiateur
Dans le droit médiéval, l’ordalie était une épreuve qui consistait à prendre un risque vital pour se libérer d’une accusation. En défiant les éléments naturels (main plongée dans l’eau bouillante, marquage au fer rouge), on s’en remettait à un jugement divin. Seul l’innocent, pensait-on, pouvait sortir victorieux d’une pareille épreuve. Le risque était élevé, mais l’issue victorieuse permettait à l’affranchi de se croire libéré de sa condition humaine et d’expérimenter l’ivresse réservée aux demi-dieux. Une double pratique professionnelle en tant que psychologue du travail, d’une part, et conseiller en ressources humaines, d’autre part, m’amène à constater que ces conduites sont loin d’avoir disparu de nos jours et se retrouvent même au centre des motivations de nombreux professionnels. Bien sûr, la forme est différente.
Une société de l’extrême
Ces conduites à risque ont toujours existé à un moindre degré. Fait nouveau, elles occupent aujourd’hui le devant de toutes les scènes : politique, économique, financière, culturelle. En effet, jamais l’attraction pour la démesure n’a été si prégnante dans nos sociétés contemporaines. Le héros des temps modernes est un manager toujours plus surmené à force de viser l’excellence, un top model toujours plus anorexique, un personnage public toujours plus violé dans son intimité, un sportif toujours plus dopé, un secouriste toujours plus en danger au chevet des victimes de l’extrême (attentats, violences urbaines, catastrophes naturelles), un intellectuel toujours plus dépendant de sa vérité qui « littéralement le drogue », le laissant sans loisirs, affectivement en difficulté et fournissant toujours plus de travail.
L’exemple des intervenants financiers
Le comportement des intervenants sur les marchés financiers, tels que les investisseurs privés, traders actifs, est parfois emblématique de ces conduites, en particulier lorsqu’ils prennent un risque vital pour leur survie financière. C’est pourquoi je m’appuierai, pour tenter de les comprendre, sur l’observation clinique des membres d’une équipe d’analystes techniques d’un cabinet financier parisien.
Observation clinique
D. Lagache définit la démarche clinique comme « une méthode d’étude approfondie d’individus, considérés en situation et en évolution, ayant pour objet la compréhension du sens des conduites observables ». En d’autres termes, toute conduite observée dénote un travail d’adaptation qui a un sens, un sens à chaque fois singulier et qu’il s’agit de découvrir.
Guillaume, gérant de fonds, surprend d’emblée par son assurance, sa tranquillité, sa convivialité. Sa réussite n’est pas à démontrer : installé près de la place Vendôme, il vous glisse au détour d’une simple conversation que « l’implantation de son entreprise dans le quartier lui économise de nombreux frais de publicité ». Les signes extérieurs de richesse et sa réputation parlent pour lui. Guillaume est conscient de sa réussite, mais reste modeste. Intelligent, sensible, il est surtout d’une grande réactivité.
Sa capacité de gérer l’aspect imprévisible des marchés repose autant sur son hyperadaptabilité que sur une conviction inébranlable : une analyse rigoureuse, méthodique, rationnelle, de courbes et de graphiques peut prédire avec succès l’avenir du prix d’une action, d’un indice ou d’une quelconque matière première comme le pétrole ou l’acier. Cette méthode, il la dénomme « analyse technique ». Guillaume est convaincant : c’est un gagnant, un élu, capable d’affronter l’adversité et d’en sortir vainqueur. L’écouter est une invitation à l’apesanteur. On se sent doucement transporté dans un autre monde, celui des immortels.
La face cachée du héros
Mais derrière cette réactivité se cache un univers souterrain plus angoissant, dont je n’aperçois pour l’instant que les aspérités : ces ongles rognés jusqu’à la moitié des doigts, du pouce à l’index. Je constate assez rapidement que ce monde est presque muet. Il ne se parle pas, il s’exprime par chuchotements corporels. Il semble bien que ces ongles rongés sont les témoins, voire les symptômes, d’affres mystérieux. Mais nous ne saurions les accuser de faux témoignages. « Ces témoins ne savent pas mentir ! »
Victor est analyste financier depuis plusieurs années. C’est un jeune homme plein de mystère. Il ne s’exprime pas, il sous-entend : « Je me suis penché sur le risque systémique, le marché m’a rarement pris en défaut. » Il vous invite à désirer partager son secret : « La Bourse ne relève pas du hasard, la méthode que j’utilise m’a donné des résultats. »
Il vous fait pénétrer dans le monde séduisant de l’omnipotence : « Ce que j’aime, c’est quand le marché baisse. C’est plus excitant ! C’est ce que le marché me dit qui compte, pas ce que je souhaite. Beaucoup n’ont pas pris ce chemin, ça me laisse un certain avantage ! »
Nous sentons bien que ces formules alléchantes exercent sur nous une funèbre attraction, car elles me rendent atone. Nous passons doucement de la réflexion à la contemplation. Le prix pourrait bien être élevé : « La perte insidieuse mais bien réelle de notre libre arbitre ! »
Les conduites à risque : addictions ou ordalies
Pour tenter de nous soustraire à cette issue, écrire nous semble un refuge contre l’immobilisme, un antidote revitalisant. Tenter de découvrir le sens de ces conduites, c’est se dégager de leur force d’attraction.
Les conduites à risque des opérateurs de marché expriment-elles une tentative de « survie psychique (2) » ou, au contraire, une « funeste aspiration » pour l’inertie, l’immobilisme ? Dans le premier cas, il s’agirait, peut être, d’échapper à « l’angoisse des limites (3) », c’est-à-dire à une tension alimentée par la crainte fondamentale d’être comparable à un salarié ordinaire, humilié de se savoir vulnérable. Dans le second, c’est l’attrait des premiers instants de l’existence qui pourrait être en cause. La nostalgie d’un monde où le besoin était satisfait, sans manque, immédiatement, entièrement. Naître, n’est-ce pas, en effet, accéder à un autre univers, celui du désir (4) avec ses espoirs, ses ratés, ses désillusions ?
Renaître, n’est-ce pas assumer ce manque (5) si humain et en même temps si précieux ? Accepter les contraintes du monde des travailleurs ordinaires et sa part indispensable de nostalgie pour le paradis perdu de la petite enfance ?
Les conduites à risque : une voie d’évitement de la décharge corporelle
Comment s’exprime ce monde des premiers instants de l’existence, sinon par « cris et chuchotements » corporels ?
À un âge où l’appareil psychique est incapable d’absorber des émois trop intenses, la déflagration émotionnelle suscitée par les affres de l’existence pourrait être d’autant plus intense que le langage serait impuissant à lui servir de fusible. « L’explosion psychosomatique serait une implosion de l’irreprésentable (6) » depuis le chuchotement corporel des ongles rongés jusqu’à l’explosion de l’ulcère gastrique pour sa part d’origine psychogène.
Passer du monde du besoin au monde du désir n’est, en effet, pas sans risque. Que la séparation de la mère et du nourrisson soit trop longue, trop souvent répétée, que la qualité de la relation soit en cause, et le bébé n’a pas le temps d’halluciner ce manque. Acquérir les moyens cognitifs de conserver la trace de quelque chose de bon nécessite un temps de maturation du système nerveux. Ici aussi la fonction crée l’organe. Dans ce monde sans représentation, l’enfant est en proie à une violence pulsionnelle brute. Le corps « encaisse » ce trop-plein émotionnel à moins qu’une autre voie de décharge lui en épargne l’inconvénient. Les conduites à risque permettent ce court-circuit, mais au prix d’une forte excitation en cas de succès qui attire puis impose la répétition de l’acte, devenu compulsif.
L’enfant parvenu à l’âge adulte reproduit sur la scène professionnelle la jouissance autoérotique éprouvée jadis sur la scène de la petite enfance. Après son premier « shoot », le trader compulsif ne joue plus pour gagner, mais pour retrouver l’excitation presque sensuelle éprouvée lors des premières opérations bénéficiaires. L’illusion représentée par l’appât du gain sert de prétexte conscient à la reconduction du comportement. Le trader devenu joueur pathologique est condamné à la quête d’une jouissance dont il se drogue.
Ce plaisir solitaire est à la fois planche de salut pour le corps, car une partie de l’énergie psychique est consommée à cette occasion, et processus aliénant, parce que l’apaisement n’est que transitoire et nécessite une incessante répétition.
Cette conduite est, en effet, condamnée au renouvellement, car elle est plus fondamentalement une tentative d’échapper au désarroi qui l’alimente. L’enfant devenu adulte n’a pas plus que jadis la faculté de s’appuyer sur cette part suffisamment bonne de lui-même. L’environnement familial n’a pas été assez bienveillant ou pas assez longtemps. Cet adulte à l’identité défaillante n’a pas les ressources internes pour « tenir debout ! ».
Aliénation à autrui ou aliénation d’autrui au moyen du mirage de la fortune vite accumulée, l’esclave des marchés financiers voudrait inverser les rôles et devenir le maître. Ses relations avec son environnement sont davantage fondées sur l’étayage que sur l’altérité.
Parvenir à l’autonomie en l’absence d’un tiers, dominé ou dominant, supposerait une véritable reconstruction identitaire. Si la plupart des traders ont tant de difficultés à se discipliner, c’est tout simplement qu’ils voudraient contrôler, par la simple volonté consciente, une conduite de nature compulsive. Or, cette conduite à risque est une nécessité presque vitale pour un certain nombre d’entre eux. Elle leur permet, en effet, d’échapper à cette faille originelle constitutive de la représentation d’eux-mêmes. En investissant sur les marchés financiers, ils croient s’affranchir d’une dépendance qui ne persiste pas moins d’une autre manière. Ils poursuivent la quête mythique du besoin mortifère de « s’autosatisfaire au lieu de se suffire suffisamment à soi-même » pour être en lien paisible avec autrui. Alors, d’illusion en illusion, le risque de franchir les étapes de la jouissance à la souffrance et au désarroi est réel. En cela, les conduites à risque des professionnels de la finance peuvent devenir des conduites de suicide, ne serait-ce que sur le plan financier.
Les conduites à risque : entre addictions et ordalies
Les conduites à risque seraient donc des bruits fossiles. Le bruissement léger ou assourdissant d’un monde archaïque et prélangagier. Addictions ou ordalies ? La réponse est sans doute chaque fois singulière. Il reste néanmoins à vérifier que la ligne de partage, entre addiction et ordalie, se situe bien entre la défense de la vie, fût-elle survie, et l’attrait nostalgique pour une issue plus funeste, celle du néant. À moins qu’addictions et ordalies ne soient finalement les deux faces du même univers pulsionnel. Par voie de conséquence, il est peut-être inexact que nous ne puissions rien connaître du « réel de notre propre mort ». En démasquant l’ordalie, l’une des figures mortifères le plus offensives, nous pourrions bien être surpris de l’apaisement obtenu de surcroît lors de la découverte de l’altérité. ■
Notes
1. Le terme d’addiction fut introduit en France par Joyce McDougall. L’auteur utilise le terme d’addiction pour les cas où l’objet d’addiction est investi de qualités bénéfiques… et offre l’illusion de pallier les difficultés de la vie quotidienne. Menahem R., 2000, Joyce McDougall, Paris, PUF, p. 49.
2. Selon Joyce McDougall, la solution addictive est une tentative d’autoguérison devant des états psychiques menaçants. Menahem R., 2000, op. cit., p. 53.
3. Terme utilisé par Christophe Dejours pour qualifier l’angoisse d’être limité, la peur d’être comparable au commun des mortels, d’être contraint à la modestie. Dejours C., 1993, Travail : usure mentale, Paris, Bayard, p. 114.
4. Cette première expérience fondamentale est un arrachement qui nous fait, dans un premier temps, décoller du monde du besoin… Cette sensation d’écart fonde les balbutiements de notre conscience : elle est celle de la première jouissance qui, remaniée, s’appellera le « désir ». Leopold Levy M., 2003, Critique de la jouissance comme Une… Leçons de psychanalyse, Ramonville-Saint-Agne, Érès, p. 112.
5. Les victimes de l’addiction sont engagées dans une lutte contre les dépendances universelles propres à l’être humain, y compris l’illusion de redécouvrir le paradis perdu de l’enfance, la liberté, l’absence de toute responsabilité. « Addiction et dépendance », Revue française de psychanalyse, 2004, PUF, p. 526.
6. S’inspirant des idées de D. W. Winnicott sur les relations psyché-soma, Joyce McDougall suggère l’idée que les patients somatisant ne perçoivent pas leurs émois dans les situations angoissantes. Ces patients fonctionnent comme des petits enfants qui, ne pouvant utiliser de mots, réagissent psychosomatiquement à une émotion douloureuse. Menahem R., 2000, op. cit., p. 30.