La reconnaissance de la douleur physique de l’autre socialise-t-elle ?

Le Journal des psychologues n°263

Dossier : journal des psychologues n°263

Extrait du dossier : Violences dans l'adolescence
Date de parution : Décembre - Janvier 2009
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 2700

Présentation

La capacité d’empathie est-elle consubstantielle à l’espèce humaine ou cette disposition fondamentale à la socialisation peut-elle s’émousser jusqu’à disparaître ? À partir d’une expérience en milieu carcéral auprès de jeunes délinquants violents, les auteurs ont mis à l’épreuve leur hypothèse selon laquelle ceux-ci souffriraient d’un défaut de capacité d’empathie.

Détail de l'article

Les constats
Les vols avec violence et les agressions physiques perpétrés par des mineurs sont en progression. Tous les professionnels qui côtoient ces jeunes en témoignent. L’antienne qui naît de l’ensemble des discours sur le phénomène peut se résumer par ce questionnement : comment deviennent-ils des délinquants violents et, surtout, quelles prises en charge envisager ?
Loin des préjugés ou des pressions idéologiques qui entravent souvent l’analyse de ce fait social, notre démarche consiste, depuis que nous menons des recherches sur cette population, à aller à sa rencontre pour comprendre les causes de cette propension, mais aussi et surtout à engager un débat sur ses possibles traitements, notamment en milieu carcéral.
Dans le cadre de nos recherches, nous avons, à maintes reprises, eu l’occasion d’­échanger avec ces jeunes. De ces conversations est ressorti un constat : la lucidité dont ils font preuve à propos des actes qu’ils ont commis. Après avoir engendré de la surprise, cette réalité est devenue pour nous une source d’interrogation. Cette reconnaissance quasi systématique interroge, car si l’acte du mineur délinquant est d’abord à appréhender – au sens de l’ordonnance de 1945 (1) – comme un symptôme, c’est-à-dire comme le révélateur de difficultés fami­liales, matérielles et psychologiques, il n’en demeure pas moins que leur capacité de discernement peut difficilement être mis totalement en cause.
Un autre enseignement tiré de ces rencontres a progressivement retenu notre attention : si discernement il y a, nous n’avons, en revanche, pas trouvé chez ces jeunes de sentiments de regrets nés des préjudices qu’ils ont causés à leurs victimes, à telle enseigne qu’ils ne nous ont jamais donné à voir ou à entendre leurs regrets, non pas d’avoir commis un délit – ce dont ils témoignent sans ambages –, mais d’avoir causé de la douleur ou de la souffrance à autrui.

 

Questionnements
À bien y regarder, tout se passe comme si ces jeunes se trouvaient dans l’impossibilité d’envisager (la douleur de) l’autre, faute d’avoir été suffisamment sollicités pour faire fonctionner la disposition à l’empathie. Le concept d’empathie est dérivé de « Einfühlung », terme utilisé par les romantiques allemands pour signifier l’identification à autrui. On peut dire qu’il existe autant de définitions du concept d’empathie que d’auteurs écrivant sur le sujet. On s’accordera ici sur l’idée que l’empathie se caractérise par deux composantes : une réponse affective envers autrui, qui implique parfois (mais pas toujours) un partage de son état émotionnel, et la capacité cognitive de prendre la perspective de l’autre personne sans toutefois s’y confondre. ­Autrement dit, l’empathie est la disposition qui consiste à s’inscrire dans un processus qui permet de percevoir le cadre de référence interne d’une personne avec précision de façon à le ressentir comme si on était cette personne, mais sans jamais perdre de vue la condition du « comme si ».
En l’absence de contextes déclencheurs répétés et réguliers, et à force de réajustements congruents successifs, la disposition à l’empathie peut – c’est notre postulat – momentanément être anesthésiée par des causes psychiques auxquelles ces jeunes n’ont pas nécessairement accès.
Bernard Lahire souligne bien, venant nourrir notre propos, qu’il est « possible d’imaginer qu’une personne ait une certaine disposition qui ne se donne jamais à voir (ou rarement) parce que sa manifestation est bloquée par d’autres facteurs » (Lahire, 1998, p. 65). Faiblement sollicitée, la disposition en question est alors progressivement affaiblie. Et, comme toutes les dispositions – qu’elles soient cognitives, sensori-motrices ou perceptives – à force de ne pas être actualisée, si l’on ne l’utilise pas, elle s’engourdit. En tout état de cause, elle ne disparaît jamais, car ce qui fait partie de l’expérience de l’individu n’est ou ne peut jamais être perdu pour lui-même, même si, pour des motifs variés et complexes, cela peut devenir et devient effectivement inaccessible à la conscience. Rémanente, la disposition en question se substantialise dès lors que des contextes relationnels l’activent, la suscitent.
Si l’on accepte que l’empathie est une variable importante dans les comportements prosociaux, et qu’elle est momentanément anesthésiée chez les mineurs délinquants, le bon sens commande de penser la prise en charge de ces jeunes à partir de cette variable. Dans ce cas, des questions se posent et en premier lieu celle-ci : peut-on créer des conditions permettant d’agir sur les appréhensions que ces jeunes ont des autres à dessein de les modifier et, pourquoi pas, de les amener à agir différemment ?
C’est à cette interrogation que nous avons tenté de répondre dans le cadre d’une intervention sociologique qui utilise principalement les douleurs causées par les activités physiques et sportives (aps) comme moyen de restauration de la disposition à l’empathie.

 

De quelles douleurs parle-t-on au juste ?
La douleur n’est pas dolorisme
Précisons d’emblée, afin de couper court à tout malentendu, que nous ne prônons pas une idéologie valorisant le dolorisme. Nous essayons tout simplement de comprendre, et éventuellement de trouver, des pistes de réflexion, voire de faire des propositions pour aider les enfants d’aujourd’hui à devenir des adultes ­responsables.
Notons, par ailleurs, qu’il n’est pas ici question d’infliger de la douleur, mais de profiter du fait qu’elle soit consubstantielle à la pratique sportive et de montrer en quoi ces temps de connivences émotionnelles constituent sans conteste un support éducatif de choix.
Spécifions, enfin, que notre projet consiste à alléguer avec force la nécessité d’allouer sa juste place au corps dans le champ de l’éducation, en ce sens que, dès lors qu’elle est formulée, partagée (Rimé, 2005), l’expérience de la douleur physique engendrée par les aps pose les jalons du langage et, de manière connexe, de la communication (Cosnier, 1994), autrement dit de la socialisation (Le Breton, 1995).
C’est sur cette douleur physique susceptible de participer à la socialisation que nous souhaitons mettre l’accent, non sans avoir au préalable défini le sens du mot douleur.

 

La douleur est vitale
On sait désormais que la douleur a bel et bien une fonction vitale pour les enfants (Annequin, 2002). Elle les aide dans leur développement à acquérir leur schéma corporel, à connaître les limites de leur corps, de leur univers, de leurs capacités (2). Cet apprentissage est structurant. Il préserve de la maladie, voire de la mort, en ce sens que l’incapacité de ressentir la douleur peut laisser se développer une maladie mortelle (3).
Signal d’alarme, la douleur s’apparente à une compagne qui enseigne à l’enfant jusqu’où il ne peut pas aller (4). Il s’agit bien ici de la douleur physique / physiologique et non pas de la souffrance.

 

La douleur n’est pas souffrance
Quand bien même douleur et souffrance peuvent être subsumées sous le terme d’« épreuves », elles n’en sont pas moins deux entités distinctes qui se différencient notamment par la place que joue le corps de façon évidente pour la première, un peu moins pour la seconde. Car, à l’origine de la douleur physique, il y a la sensation nociceptive. Rappelons que la nociception est un phénomène purement physiologique. La survenue d’une lésion tissulaire stimule les nocicepteurs localisés dans la peau et les autres tissus de l’organisme. L’information est alors véhiculée sous la forme d’une impulsion électrique par des fibres spécialisées des nerfs périphériques jusqu’au système nerveux central. Le stimulus nociceptif doit atteindre un seuil minimal pour provoquer la douleur.
La sensorialité du corps préside donc à un éventuel impact sur la vie psychique. La souffrance, quant à elle, s’origine puis s’étaye sur la vie psychique même si, par la suite, elle peut avoir des retentissements sur le corps. On pourrait dire que, la douleur étant le signal d’alarme d’un corps atteint, touché, bataillant contre un dysfonctionnement, la souffrance serait le signal similaire et révélateur d’une psyché dysfonctionnante.
C’est donc bien la douleur physique qui, en premier lieu, alimente la souffrance psychique. La différence entre douleur physique et souffrance psychique réside dans le caractère extérieur de la douleur. Si bien que c’est l’extériorité de la douleur physique qui rend possible l’identification puis l’altérité, alors que tout ce qui relève du psychisme, parce que moins accessible, est moins objet d’interaction, donc plus difficilement communicable (Marty, 2004).
Comme on peut le constater, douleur et souffrance n’ont pas du tout la même acception. C’est pourquoi, pour favoriser le caractère opérationnel de notre recherche qui porte stricto sensu sur la douleur physiologique, nous n’utiliserons que le terme de douleur.

 

Restaurer l’empathie au moyen de douleurs physiques
Le cœur de nos interventions a consisté à faire vivre à six mineurs ­incarcérés (­­pendant six mois), à raison d’une séance d’activité physique par semaine, des situations leur permettant d’accéder à la reconnaissance de l’autre, ce qui nécessite de créer les conditions de l’avènement, puis de l’étayage de la disposition à l’empathie dont nous postulons qu’elle est nécessaire au développement sinon de la prosocialité, à tout le moins d’attitudes moralement responsables.
Pour faire revenir à la conscience l’existence de l’autre comme une version possible de soi et, par ricochet, développer la disposition à l’empathie, nous avons principalement utilisé la médiation des douleurs causées par les pratiques sportives. Toutes nos interventions ont consisté à trouver des situations pédagogiques aboutissant à cette expérience partagée de la douleur physique. À cet égard, le champ des aps est un inépuisable réservoir de solutions. En voici un exemple.
La situation consiste à réaliser un test de course navette pour estimer le débit maximal d’oxygène (vo2 max). Concrètement, il s’agit de courir entre deux lignes espacées de vingt mètres le plus longtemps possible, en respectant un rythme de course qui s’accélère toutes les minutes. La consigne est claire : courir le plus longtemps possible. Afin de rendre ce test plus heuristique pour l’expérimentation, nous avons constitué deux groupes de niveau ; un qui exécute le test pendant que l’autre observe et éventuellement l’encourage. En outre, homogénéiser les niveaux consistait à créer du challenge. Comme nous l’avions pressenti, ambiance et émulation compétitive aidant, les jeunes se sont totalement investis dans l’exercice. Sous la double pression des partenaires et des spectateurs, ils se sont pleinement engagés. Le but de chacun d’entre eux ne se limitait plus alors à couvrir le plus d’aller-retour possibles à dessein d’évaluer son vo2 max – connaissance à laquelle ils ne portaient d’ailleurs aucun intérêt –, il était bien plus question pour eux de battre les autres partenaires. Dans les deux courses, nous avons assisté à une lutte acharnée. Personne ne voulait abandonner le premier. Mais, dès lors que l’un abdiquait enfin, les autres, épuisés eux aussi, l’imitaient. Cet abandon aux sens propre et figuré les laissait exprimer leur fatigue : écroulés par terre, respiration haletante, grimaçant, raclant bruyamment leur gorge, déglutissant avec difficulté, n’ayant d’yeux que pour la bouteille d’eau qui circulait… Les conditions de partage de l’expérience de la douleur physique étaient bel et bien réunies. Cette scène, à l’image de toutes celles qui créent régulièrement et de manière répétée ce type de contexte, contribue, selon nous, à l’activation de la disposition à ­l’empathie ; d’une part, parce que chaque jeune qui venait de réaliser le test pouvait appréhender de facto son état en observant celui de ses camarades de course ; d’autre part, parce que le groupe de jeunes qui n’avait pas encore réalisé le test avait une vision anticipée, parfois teintée de stupéfaction, de l’état dans lequel ils se trouveraient sans doute une dizaine de minutes plus tard. Les premiers ne manquaient d’ailleurs pas, précisément par empathie, de prévenir les seconds des difficultés qu’ils s’apprêtaient à endurer. Les « Rigole, tu vas voir, c’est un truc de oufs, tu vas mourir « ; » Tu as l’impression que c’est facile, tu vas être comme nous, tu vas peut-être même gerber » ; « À la fin, tu sens plus rien, tu cours, mais t’es explosé, t’es mort… », définissaient et transmettaient par le verbe l’expérience émotionnelle qui venait d’être traversée. Les expressions des visages, les attitudes, les gestes et les paroles, permettent une réception vivace de ce que les uns et les autres ressentent. Ce type de situation crée véritablement les conditions d’impression en chacun de l’éprouvé de l’autre et développe, par ricochet, la disposition à pouvoir comprendre, percevoir, interpréter et ressentir les états émotionnels de l’autre, autrement dit à « empathiser ». Afin d’augmenter les occasions de provoquer les situations de connivence émotionnelle, nous avons tenté de faire durer ces moments fugaces et intimes. Aussi, à l’issue du test, a-t-il été demandé à chacun de raconter avec précision la douleur physique qu’il ressentait, de nommer et de montrer la ou les parties du corps où les douleurs se localisaient de la manière la plus chronique. En procédant de la sorte, nous souhaitions que nos interlocuteurs observent et entendent que les localisations des douleurs pouvaient être communes à tous. De telle sorte que chacun des corps utilise son corps en miroir du corps de l’autre et qu’il prenne progressivement conscience que l’autre est, au même titre que son propre corps, le siège de sensations, de douleurs, voire de meurtrissures. De telles situations dans le temps placent le jeune en situation de faire l’expérience de l’échoïsation corporelle. Le corps servant alors d’instrument d’analyse des affects d’autrui. Par ailleurs, le passage de la sensation corporelle à la parole contribue à revitaliser l’autre, à lui rendre sa place de sujet digne de respect.
À l’image de cet exemple, toutes nos interventions, au cours de cette expérimentation, ont consisté à créer les conditions de cette expérience partagée de la douleur physique.

 

Quelques résultats
Concrètement, nos observations (5) révèlent que nos interventions ont permis l’avènement de plusieurs attitudes symptomatiques de la revitalisation de la disposition à l’empathie :
● baisse de la violence entre pairs et entre jeunes et adultes ;
● accélération des processus d’intégration des nouveaux détenus (6) ;
● instauration d’un principe de coopération entre les jeunes ;
● systématisation de la prise en compte des autres au cours des séances et au-delà ;
● tendance à la proactivité.
Ces attitudes signent une évolution positive de la disposition à l’empathie.
Si les transformations évoquées ci-dessus ont à voir avec l’action menée qui consiste, rappelons-le, à créer les conditions de l’expérience partagée de la douleur afin de revitaliser la disposition à l’empathie, alors il faut persister dans cette voie et multiplier les expérimentations avec d’autres jeunes et dans d’autres structures (centres éducatifs fermés, centres d’éducation renforcée, centres d’action éducatifs). C’est notre dessein.

 

Pour conclure
Précisons, tout d’abord, que nous n’avons pas assez de recul pour affirmer de manière péremptoire que ce sont nos interventions et rien d’autre qui ont permis ces transformations. Dans le domaine de l’éducation et, plus largement, de la socialisation, réserve et humilité sont de rigueur. Cela dit, nous pensons néanmoins tenir quelques linéaments de ce qui constitue, à notre sens, des signes d’une transformation des comportements qui nous encouragent et nous autorisent à continuer nos recherches dans ce sens. ■

 

Notes
1. L’ordonnance de 1945 est, en France, le texte de référence en matière de jugement des mineurs délinquants.
2. Prendre des coups dans une bagarre au cours de la récréation, frotter âprement son corps aux autres dans une mêlée de rugby, encaisser un uppercut au foie pendant une séance de boxe, se couronner le genou à la suite d’une chute de rollers, se cogner la tête contre une poutre, se brûler avec une ortie ou une braise… ces douleurs de la vie quotidienne font partie de l’apprentissage de la réalité « structurante », selon Annie Gauvain-Piquard (1993).
3. En témoigne le cas de cette étudiante canadienne, citée par R. Melzack et P. Wall (1998), affligée d’une insensibilité congénitale, décédée prématurément d’une infection généralisée, faute d’avoir développé de la sensibilité à la douleur.
4. « À ce titre, elle apparaît à l’humanité comme un précieux cadeau de la Providence. » (Garrec, 1991, p. 32.)
5. Notre démarche a consisté, en dehors des observations recueillies lors des séances et des entretiens de type compréhensifs menés avec les jeunes, à échanger avec le personnel de surveillance et toutes les personnes (instituteurs, éducateurs, psychologues, animateurs) que ces mineurs sont amenés à rencontrer au cours de leur incarcération.
6. En France, la durée moyenne de détention des mineurs est souvent très brève, de l’ordre de cinq à sept semaines.

 

Pour citer cet article

Zanna Omar, Villerbu Loïck  ‘‘La reconnaissance de la douleur physique de l’autre socialise-t-elle ?‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/la-reconnaissance-de-la-douleur-physique-de-l-autre-socialise-t-elle

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