Le leurre comme symptôme des contenants généalogiques troués

Le Journal des psychologues n°245

Dossier : journal des psychologues n°245

Extrait du dossier : La psychothérapie familiale à l’épreuve de l’adolescent
Date de parution : Mars 2007
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 5000

Auteur(s) : Benghozi Pierre

Présentation

L’auteur nous fait partager et « perce-voir », en termes qui sont habituellement utilisés dans le registre de l’image, ses représentations des impacts auxquels le groupe familial tout entier est soumis lors de l’adolescence.

Détail de l'article

Hélène supporte mal les accès boulimiques qui succèdent à son comportement anorexique. Les addictions, qu’elles soient alimentaires, toxicomaniaques ou qu’elles se traduisent par des conduites comme des achats compulsifs ou des agirs sexuels, correspondent à ce que j’appelle des « leurres ».
Je définirais ce que j’appelle le leurre et la notion de contenant troué dans ma perspective du maillage généalogique. L’intérêt de cette lecture sera illustré avec des situations cliniques, en particulier dans une pratique de thérapie familiale psychanalytique. L’évènement adolescence se caractérise par un processus de croissance individuel inscrit dans le cycle de vie groupal familial mais aussi généalogique.
Je propose d’envisager cette réorganisation psychique individuelle comme l’occasion d’une mise en tension du contenant d’appartenance groupal familial et généalogique.
Ainsi, avec l’adolescence d’un de ses membres, c’est l’ensemble du groupe familial qui est concerné par le processus d’adolescence. C’est en ce sens une adolescence familiale.
La lecture de la clinique de l’adolescence est présentée ici dans une approche psychanalytique du lien et des contenants psychiques.

 

 

Mue des contenants et de l’image inconsciente du corps

Je caractérise le processus de l’adolescence comme une mue de contenant.
La mue est un changement partiel ou total qui affecte la peau, le plumage, le poil de certains animaux à certaines périodes, dans le cycle de vie et des saisons. La mue est une transformation par substitution de mutation. En analogie à la substitution en musique ancienne d’un hexacorde à un autre, ou au changement du timbre de la voix à la puberté, je propose de nommer « muance » ce travail psychique de mue de contenant. Il s’inscrit dans un processus global de trans-formation, c’est-à-dire de changement et de marque de passage.  
Cela se traduit au niveau de l’image inconsciente du corps par ce que Françoise Dolto a appelé « le complexe du homard ». Dans son processus de croissance, le homard perd sa carapace avant de s’en reconstruire une nouvelle. Dans ce passage d’entre-deux contenants, à l’adolescence, il y a une vulnérabilité psychique.
Le réaménagement des défenses psychiques est contemporain pour l’adolescent, de ce que Philippe Gutton (1991) appelle le « pubertaire ».
Comment s’articulent le niveau individuel et le niveau groupal familial ?
Comment se réaménagent l’image inconsciente du corps individuel et l’image inconsciente du corps groupal familial ?
Comment se coconstruisent le contenant individuel et le contenant groupal familial ?
Selon le schéma suivant :
Nous pouvons modéliser un emboîtement en poupée russe de ces niveaux de contenance de telle manière qu’il y ait un étayage réciproque entre le contenant individuel et le contenant groupal familial.
J’ai décrit l’existence d’une isomorphie, c’est-à-dire d’une analogie de forme entre les limites de l’image inconsciente du corps et celles des contenants psychiques. Je prends la métaphore d’un kaléidoscope. Tout se passe comme s’il y avait une construction dynamique de nouvelles images. Comme dans un kaléidoscope, il se crée une figurabilité nouvelle à partir du mouvement kinésique de chaque cylindre jusqu’à la constitution d’une image suffisamment stable. Selon cette métaphore, chaque cylindre représente un contenant psychique et l’image du corps.
Cette métaphore du kaléidoscope vise à montrer que cette coconstruction d’une réorganisation de l’image du corps individuel et de l’image du corps généalogique familial est un processus dynamique qui engage en double enveloppe le niveau singulier et le niveau groupal familial et généalogique.

 

L’évènement anamorphose

L’adolescence, entité de l’entre-deux, me semble caractéristique d’un processus de transformation que je définis sous le terme « d’anamorphose ».
Je me réfère en analogie à la description des tableaux anamorphiques que fait le critique d’art Baltrusaïtis, dans son livre sur les anamorphoses. L’image apparaît déformée selon une distorsion de l’objet, en projection sur un miroir courbe.
J’appelle « anamorphose » ce processus
phasique :
◆ qui engage en même temps le niveau singulier et le niveau groupal généa­logique,
◆ et qui met en jeu à la fois des remaniements au niveau somatique, au niveau psychique et au niveau du lien social.
◆ Il est à la fois continuité par rapport à un processus de croissance et il correspond à une bifurcation radicale sur la courbe de développement.
C’est en ce sens qu’il fait événement, car il survient en rupture et prend date comme une phase de transformation originale.

 

Le paradigme des anamorphoses et la périadolescence
Adolescence, ménopause, grossesse, naissance… sont des évènements d’anamorphose. À propos d’adolescence, je parle d’anamorphose chrysalide (Benghozi P., 1999). En analogie au Moi-peau de Didier Anzieu (1985), c’est un changement de peau, et donc d’enveloppe psychique. Fondamentalement, cette transformation anamorphique correspond à un changement de contenant. L’anamorphose est une muance.
Cela permet d’envisager la périadolescence, la périménopause, la périnatalité… comme des configurations d’anamorphose.

 

Maillage du contenant groupal familial

J’utilise la notion de contenance dans l’orientation psychanalytique de W. Bion (1979). Bion nous propose un modèle d’appareil psychique dyadique entre la mère et l’enfant. Les éléments bêta (qui se situent du côté des éprouvés sensori-affectifs du bébé) sont transformés en éléments alpha, grâce à la capacité de rêverie maternelle. Cela caractérise la fonction contenante dans l’émergence des pensées de l’enfant.
En analogie, c’est la fonction contenante groupale familiale et généalogique qui permet d’accueillir les processus de transformation psychique en jeu à l’adolescence.
Qu’est-ce qu’un contenant groupal fami­lial ? Je propose de le penser comme un maillage construit par du lien psychique, c’est-à-dire dans ma perspective, uniquement par l’enchevêtrement entre du lien psychique de filiation et du lien d’affiliation. La résilience familiale est au-delà du réaménagement de la vie relationnelle, la compétence à créer et à transformer du lien de filiation et du lien d’affiliation pour assurer la continuité de la survie et de l’identité psychique dans le cycle de vie engageant les membres du groupe familial. La résilience familiale, c’est le maillage, démaillage et remaillage généalogique. La maille est une unité de contenance psychique.
La défaillance de la contenance-maille est ici l’expression des accros, des ruptures, des avatars du lien, en particulier à propos du lien de filiation. Or, le lien est le support et le vecteur de la transmission psychique. Aux ruptures et avatars de lien correspondent des impasses dans la transmission psychique.
Ces trous dans le maillage des liens généalogiques caractérisent ce que j’appelle des contenants troués.
La périadolescence comme tous les évènements anamorphiques va mobiliser les compétences du lien et du maillage. Ainsi des vulnérabilités psychiques par exemple en relation avec des non-dits, des secrets inavouables, des empreintes en creux de la transmission transgénérationnelle, se transmettent en télescopage (Faimberg, 1987) à travers les générations sans être transformées, métabolisées, symbolisées.
L’adolescent est en particulier ce que j’ai décrit comme l’héritier « porte la honte » (Benghozi P., 1994) inconsciente du groupe familial.
La clinique de l’anamorphose est celle de la honte et de l’idéal du moi groupal.

Crise de l’adolescence, adolescence en crise, ou adolescence catastrophe ?

L’évènement adolescence mobilise la capacité de la fonction contenante groupale familiale de contenir le processus de croissance de l’adolescence. La vulnérabilité des liens est l’expression des avatars de la transmission généalogique qui s’actualisent ou se réactualisent à l’occasion de l’adolescence.
Je définis la crise comme une mise en tension du maillage des liens de filiation et d’affiliation, menaçant jusqu’à un seuil critique l’intégrité du maillage contenant groupal généalogique.
Soit la maille tient soit elle ne tient pas, et c’est la rupture. Soit la rupture est stoppée, sinon c’est la déchirure du maillage.
Dans cette perspective métaphorique, je différencie trois modalités cliniques évolutives : crise de l’adolescence, adolescence en crise et l’adolescence catastrophe.
La crise d’adolescence est ce processus de croissance inscrit naturellement dans le cycle de vie individuel et généalogique, lorsque les compétences du contenant groupal familial peuvent contenir ce travail de transformation de la contenance individuelle.
Je ne fais que citer, ici, l’importance des contenants communautaires culturels et sociaux, des configurations mythiques et du travail de ritualisation dans l’étayage réciproque des processus de passage et de transformation adolescente.
L’adolescent est en crise lorsque la fonction contenante familiale est défaillante à assurer l’étayage du changement de contenance individuelle.
Le contenant est troué, il y a une rupture de maille, mais des mécanismes défensifs maintiennent suffisamment l’intégrité du contenant.
L’évènement adolescence fait, ici, irruption traumatique par effraction de la contenance psychique.
Cela se fait au prix de la fonction remaillante assurée par le « porte-symptôme » adolescent. La production de symptômes dont l’adolescent est porteur est donc une forme de remaillage des contenants familiaux troués. Le remaillage assure un stoppage, évitant l’extension de la béance. À la famille adolescente en crise correspond une souffrance groupale familiale. Celle-ci se traduit par l’adolescent en crise à la suite d’une défaillance dans l’élaboration de sa propre contenance psychique et se manifeste dans les anamorphoses de son image du corps. Nous sommes, ainsi, sollicités comme thérapeutes, lors des manifestations symptomatiques individuelles remaillant le contenant familial en souffrance. Cela se parle par le corps, (anorexie, boulimie, scarifications…), cela se parle par des agirs (auto, hétéragressif) de l’adolescent.
Ces expressions portées par l’adolescent sont l’expression des mécanismes de défense à la fois individuels et groupaux visant à un remaillage des contenants troués.
Ce sont là les symptômes d’une dynamique de remaillage de contenant.
Au-delà, s’il y a déchirure du contenant familial généalogique, c’est ce que j’appelle un démaillage catastrophique.
Les tentatives de réaménagement psychique secondaires à la rupture de maille ne suffisent pas à stopper le démaillage. Il y a une déchirure de contenant qui ne tend pas à s’interrompre. C’est le démaillage catastrophique. Le contenant familial est implosé ou explosé. Le « porte-symptôme » adolescent ne suffit plus à assurer un équilibre de l’économie psychique du groupe familial. Des symptômes de décontenancement généalogique vont se manifester, portés par différents membres du groupe familial. Leur mode d’expression peut se traduire au niveau psychique, au niveau somatique, mais aussi au niveau d’une destructuration du lien social. J’emploie le terme « catastrophe » dans une double acception. Celle de W. Bion, au sens d’une « attaque des liens » et des contenants psychiques, et celle au sens de R. Thom d’un processus spontanément irréversible au-delà d’un seuil critique.
Nous ne sommes plus dans la crise d’adolescence mais dans l’adolescence catastrophique.
Le mode d’expression symptomatique de l’adolescent ne suffit même plus, il y a un déferlement symptomatique qui témoigne de l’effraction narcissique groupale. L’hémorragie narcissique en rapport avec un contenant déchiré se retrouve dans ces familles catastrophes, avec des relais de symptômes qui touchent plusieurs membres de la famille sans qu’aucun ne semble suffire à remailler la béance du trou de contenant.

 

Qu’en est-il du leurre ?

Classiquement, c’est un artifice, un faux-semblant, comme un morceau de cuir avec des plumes, qui sert d’attracteur pour faire revenir un oiseau ou comme une reproduction de poisson, qui sert d’appât à un gros poisson.
Le leurre est donc un semblant, une tromperie qui fait illusion, un artifice attracteur et un simulacre. Il est une substitution qui donne le change.
Je vais appeler symptôme leurre : la substitution d’un symptôme concernant une problématique de contenant par un symptôme en rapport avec une problématique de contenu.
Usons d’une métaphore pour l’illustrer. Vous êtes, par exemple, dans un bateau qui est en train de couler ; que faire ? Vous écopez, vous videz l’eau. Cela vise à maintenir à flot cette coque de bateau. Il y a deux possibilités :
◆ Soit il coule, car il y a trop d’eau (par exemple à la suite d’une forte vague qui a rempli le bateau) : c’est donc un problème de contenu d’eau, mais le contenant-coque du bateau est intègre. Écoper suffit.
◆ Soit cet excès d’eau correspond à une brèche dans la coque du bateau, et c’est un problème de contenant. L’écoper limite les dégâts, mais, au mieux, si la béance n’est pas excessive, il faut sans cesse écoper pour maintenir le bateau à flot. Mais, écoper sans cesse, ça épuise.
Nous connaissons ces modes de gestion qui se répètent, ces chronicisations iatrogènes. Une manifestation symptomatique en est le burn out, un effondrement par épuisement.
La gestion du contenant troué consisterait plus à colmater la brèche, c’est-à-dire à engager une stratégie de traitement de contenant.
Cette métaphore nous permet d’une part de clairement distinguer qu’un symptôme peut correspondre à une problématique de contenu ou à une problématique de contenant. D’autre part, nous pouvons mettre en évidence deux gestions radicalement différentes. L’une est une stratégie de gestion en rapport avec une problématique de contenu, l’autre une stratégie de gestion de contenant.
Il en est de même dans le repérage de l’approche clinique, et dans les stratégies thérapeutiques.
La construction de symptômes est la solution inconsciente qui permet de gérer ces  problématiques.

Il y a cependant des solutions-symptômes de type gestion de contenu, qui se substituent à celle d’une problématique de contenant. Ce sont celles que j’appelle des « symptômes-leurres ».
L’illustration en est la symptomatologie des pathologies addictives.
Il y a, par exemple, une tentative insatiable de remplissage du contenant troué, par de l’objet aliment dans l’anorexie-boulimie, de l’objet alcool dans l’alcoolisme, de l’objet drogue dans les toxicomanies, par une compulsion d’achat ou de consommation sexuelle.

 

L’image du corps inconscient est celle d’un contenant troué

Cela se traduit au niveau de l’image du corps inconscient et s’exprime par des symptômes. Ainsi en est-il de l’anorexie mentale et la boulimie, la toxicomanie ou ces grossesses à répétition qui cherchent à tromper le vide de ces femmes au narcissisme comblé uniquement si elles sont enceintes. C’est un remplissage sans fin, même s’il est source de jouissance, d’un contenant qui ne peut être comblé comme un tonneau des Danaïdes. Il en faut toujours, toujours plus, c’est l’assuétude et la dépendance que l’on retrouve dans les conduites addictives dépendantes et toxicomaniaques.
Une forme particulière de gestion du vide est la perversion narcissique. Le pervers narcissique leurre son propre vide et la béance de ses contenants troués en vampirisant la substance psychique et le contenu narcissique de l’autre. L’image du corps-couple est celle de vases communicants, où l’un vampirise l’autre.

 

Le vide n’est pas le manque : le « symptôme-leurre » est un trompe le vide »

Le vide est au contenant ce que le manque est au contenu.
Le vide est l’expression d’une problématique de contenant troué. Il est le résultat d’une hémorragie narcissique, comme s’il y avait une fuite de substance psychique par les béances des contenants troués. À ce vide correspond l’effondrement dépressif mélancolique.
Dans cette perspective, j’appelle « manque » lorsque le non-plein est relatif à une problématique de contenu et non de contenant. Le deuil par exemple est alors soit relatif à une perte objectale et confronte à un manque de contenu, soit de type mélancolique à une effraction narcissique s’il y a un vide de contenant.
Nous sommes à l’adolescence régulièrement confrontés à des symptômes de leurre. Nous connaissons les réponses stratégiques de soin « en » leurre. Elles se centrent par exemple sur une tentative uniquement comportementale d’éradication de la conduite addictive, sans prendre en considération la fonction économique du symptôme et la place qu’elle occupe dans la gestion de la souffrance du groupe familial.
Dans cette présentation, j’envisage le leurre comme une stratégie inconsciente de leurre. Plutôt que de se confronter à l’horreur de la béance, le symptôme-leurre trompe le vide. Il trompe comme un trompe-l’œil, en faisant illusion. Il trompe, comme sucer un caillou peut tromper la faim. Il trompe aussi, car il est source de jouissance.
Le leurre est ainsi l’expression d’un « porte-symptôme autosacrificiel » aliénant au service du groupe familial d’appartenance, sa subjectivité de sujet désirant.
Ces symptômes-leurres, type anorexie, boulimie, concernant une clinique du vide de l’intériorité de l’image du corps, se retrouvent particulièrement au féminin chez les adolescentes. C’est une forme d’implosion du vide. Des comportements agis de violence expriment une explosion du vide, chez des adolescents. Garçons et filles adolescents tentent de maîtriser leur souffrance indicible du vide psychique par la reconnaissance de l’éprouvé sensoriel douloureux lors de tentatives de suicides.
Analyser la dynamique économique de ces symptômes-leurres nous incite au respect des résistances au changement.

 

Le lien n’est pas la relation
Je distingue, par cet aphorisme, radicalement le lien et la relation. (Benghozi P., 1999).
Par exemple, il peut y avoir des relations difficiles explosives entre un père et son fils sans qu’il y ait un problème ou un doute sur le lien de filiation. Cet enfant est bien le fils de son père. Il peut y avoir des qualités variées de relation pour un lien donné père-fils. A contrario, dans une famille, lors d’un secret entretenu sur l’adoption, un enfant peut ne pas avoir de problème relationnel avec celui qu’il croit être son père. Il y a bien un problème de lien et de contenant familial. Cette problématique de contenant se parle souvent par des relations conflictuelles, avec des conduites agies auto- et hétér(o)agressives, par des crises identitaires qui surprennent et semblent incompréhensibles à l’adolescence.

 

Le lien est au contenant ce que la relation est au contenu
Une approche uniquement relationnelle pourrait consister en un soutien psycho-éducatif visant par exemple à une meilleure dite « communication » intrafamiliale et une harmonisation des relations intrafamiliales. C’est là, par exemple, une approche relationnelle de la communication de type systémique ou de médiation et de conseil familial.
L’indication de la thérapie familiale psychanalytique à propos d’un adolescent n’est pas justifiée dans les situations de crise d’adolescence. Elle concerne « les familles adolescentes  en crise », les adolescents « en » crise. Cela renvoie avec l’approche de contenants troués à la clinique du lien et la transmission.
Une stratégie de gestion centrée uniquement sur la relation en termes de communication est dans notre perspective une stratégie de leurre si elle vise à traiter une problématique de contenant, et donc de transmission psychique, par une réponse en termes de contenu. De ce point de vue, le lien est un signifiant et la relation un signifié. Le mode d’entrée relationnel est régulièrement l’occasion de la rencontre en thérapie. L’enjeu est d’un ordre radicalement différent à propos d’une séquence entre un parent et un enfant, si celui-ci lui dit « J’en ai marre de toi ! », si l’enjeu est uniquement relationnel ou si le conflit met à l’épreuve le lien de filiation, par exemple dans une situation d’adoption. Ce sont ces défis permanents que nous retrouvons dans la clinique de l’adolescence.
La thérapie familiale est un dispositif à penser dans l’ensemble des approches permettant un travail de remaillage des contenants troués. Elle s’inscrit dans une approche du maillage des liens réseaux afin de contenir les processus de périadolescence décontenancés.
Prenons deux situations cliniques :
1. Entretien familial et thérapie familiale
Je parle d’entretien familial lorsque la demande est portée par un tiers demandeur comme un intervenant médecin, psychologue, travailleur social…, concerné par la prise en charge de la famille ou de l’un de ses membres. Je réserve la notion de thérapie familiale lorsque la demande est formulée par la famille pour elle-même.
◆ Sur les conseils d’une psychologue, des parents sollicitent un entretien thérapeutique familial.
Ils sont inquiets parce que leur fille de seize ans consommerait souvent du cannabis. Elle présente un amaigrissement persistant et s’accentuant. Elle réagit de manière très agressive à toute sollicitation. L’adolescente est absente au premier entretien. Nous pratiquons alors ce que j’appelle « un entretien de non-entretien », c’est-à-dire portant sur le non-respect du cadre. L’attaque du contenant cadre comme enjeu des projections transférentielles traduit les résistances familiales au changement.
Après un rappel du cadre, au deuxième entretien, les trois filles sont présentes avec leurs parents.  Ce qui est remarquable est que les trois filles ne semblent être ni des sœurs d’une même famille ni appartenir à une même génération. Les deux premières se présentent modelées dans le sillon maternel, à la fois dans leur présentation et dans leur manière d’être. Elles ont la même profession que leur mère. Elles apparaissent, d’au moins une génération, plus vieilles que leur jeune sœur. Tout se présente comme si les trois filles n’étaient pas membres d’une même fratrie de sœurs.
Les trois ont pourtant en commun d’avoir eu une grande souffrance, vécue lors de leur adolescence. Ainsi la cadette a eu une anorexie grave. L’autre a fait une dépression importante. L’aînée déprimée a dû trouver dans la famille de son petit ami un contenant familial substitutif.  Elle a entretenu « une relation sans amour », dit elle. Mais cette « famille d’accueil » l’a aidée à contenir une angoisse narcissique invalidante.
Il apparaît ainsi qu’au-delà de la situation actuelle avec la jeune fille de seize ans, pour chacune, le passage de l’adolescence a été vécu douloureusement. Cela interpelle des aspects plus liés à une dynamique familiale qu’à une problématique individuelle particulière qu’il s’agirait de traiter de façon isolée. Quels sont les enjeux familiaux qui sont mobilisés à l’adolescence ? Le passage à l’adolescence apparaît comme un symptôme du groupe familial.
Nous sommes surpris avec ma cothérapeute de la colère que l’adolescente manifeste, vis-à-vis de sa mère. Elle a mis la photo de sa mère sur Internet en écrivant : « Comment voulez-vous que je ressemble à ça ? » Le père se veut compréhensif. Il est complaisant ; il accompagne sa fille de seize ans qui va danser en boîte. Il l’attend jusqu’à 2 h du matin, « puisqu’elle le réclame ! ».
L’écart générationnel est flou et la dimension incestuelle père-fille sous-jacente est centrale.
Nous pouvons aussi entendre une souffrance abandonnique de la part de cette adolescente qui a été élevée par une nourrice. Sa mère travaillait beaucoup et n’était pas disponible. Mais, au-delà de ce manque de présence, c’est d’un vide, du côté du lien, dont il est question. Pour l’adolescente, elle a une « autre maman » : sa nounou. Elle a un autre couple de parents : sa « nounou » et son mari.
Aujourd’hui, sa mère biologique a arrêté de travailler. Elle veut reconquérir sa place de mère. Selon l’adolescente : « C’est trop tard ! » D’ailleurs, elle a pris aussi des distances vis-à-vis de sa nounou.
Tout se passe, pour cette adolescente, aujourd’hui comme si elle n’a ni mère ni père. Aussi, toute marque d’autorité, à son égard, est injustifiée, puisqu’elle est à elle-même son propre père et sa propre mère.
C’est ainsi moins uniquement le problème d’une relation affective qui a manqué. Ce qui apparaît est une exclusion du lien de filiation. En d’autres termes, nous sommes dans une problématique de contenant et non de contenu.
Elle n’est la fille ni de sa mère ni de son père. Elle n’est pas la sœur de ses sœurs. Comment pour elle, comme pour ses sœurs, se vivre comme enfant de ce couple non génitalisé ?
Il n’y a pas la place pour l’élaboration d’une scène primitive sexuée. Le couple de ses parents n’est pas vécu comme sexué.
Dans la démarche thérapeutique de thérapie familiale, ces trois filles qui semblaient de génération différente se sont rapprochées. Elles se sont identifiées progressivement comme sœurs avec une appartenance commune, même si elles avaient eu une éducation complètement différente et un vécu très singulier. Elles ont reconstruit un lien d’affiliation fraternel et un contenant fratrie ou de sœurs plus précisément.
Or, si elles ont un contenant fratrie, elles ont un axe d’affiliation généalogique commun. C’est ainsi qu’elles reconstruisent psychiquement une même filiation, une même origine. Nées de parents communs, elles donnent naissance à un couple parental sexualisé géniteur et sexué.
C’est là une forme de remaillage à rebours en thérapie, d’un lien de filiation défaillant.
Cela amène à un travail d’élaboration de la paradoxalité du pacte d’alliance conjugal avec la fonction de remaillage des contenants familiaux des familles d’origine du père et de la mère. Cela sera travaillé en thérapie.
Les deux parents se sont connus en Côte-d’Ivoire.
Leur alliance était organisée sur un modèle clanique affiliatif, d’une famille-village à l’africaine. Les fonctions parentales sont diffractées sur les différentes nounous comme co-soi parentaux. Pour eux, la délégation de ces fonctions parentales est culturellement légitime, et ne devrait pas menacer le lien de filiation. Il apparaîtra que cela traduisait des failles parasitant la construction d’une différenciation générationnelle entre parents et enfants.
Comment ne pas être pris dans des ponctuations causalistes ? Comment resituer les symptomatologies de leurre dans la place substitutive qu’elles occupent dans la stratégie d’une gestion de contenant généalogique troué ? Un travail de cothérapie verbalisée en intertransfert, en postséance de thérapie, nous a permis de mieux gérer notre contre-transfert en accueillant cette souffrance familiale. Comment éviter de nous substituer aux parents « filiatifs » ? Comment ne pas jouer les bons parents adoptants qui accueilleraient les étoiles filantes de la filiation d’auto-engendrement malgré une incitation séductrice ? C’est bien le travail de remaillage du lien qui permet la séparation et non l’arrachement à l’adolescence.
◆ Je terminerais rapidement par une deuxième séquence de thérapie familiale qui illustre notre questionnement sur ces situations de familles adolescentes en crise à propos des particularités de l’alliance du couple parental.
Gladys a une présence surprenante au cours du premier entretien familial. Elle semble, avec ses treize ans, très bien développée, et d’apparence très mature. Le visage est lisse de toute préoccupation angoissante, alors qu’elle vient de répéter une tentative de suicide et des scarifications sur son bras.
Nous constatons que les parents interviennent sur un mode unitaire par un « on » pour formuler leur décision. Ils veulent ainsi signifier l’absence de conflits entre eux. C’est le couple parental « compact », magmatique : un couple « on » et non « nous », tel que Jean Lemaire (1989) le définit. La singularité de chacun des parents est gommée, anesthésiée.  Ils rationalisent cette position en disant que les filles ne peuvent pas obtenir un « oui » d’un parent si l’autre parent dit « non ». C’est un couple qui se veut cohérent, sans faille.
En contraste encore, Maryse, la sœur de seize ans, dit ressentir avec beaucoup d’émotion les difficultés de sa sœur. Elle est, avec ses pleurs, comme celle qui révèle et éponge les émotions de cette famille où tout semble lisse de toute trace d’affects. Nous sommes sensibles en thérapie à l’écoute du non verbal, ainsi que les travaux de Philippe Robert (1998) nous y convient dans l’approche groupale psychanalytique du couple de l’adolescent et de la famille. Je note lors d’une première séance que, même si Gladys reste mutique et opposante au niveau verbal, elle nous révèle, grâce à l’écriture dessinée sur son tee-shirt, des messages éloquents. On peut lire : « Don’t try to tell me what I have to do !… » ( N’essayez pas de me dire ce que j’ai à faire !) Quoi de plus explicite ?
Je l’évoque sans commentaire en fin d’entretien.
Je note lors du deuxième entretien qu’elle porte de nouveau un tee-shirt avec une inscription. Là, c’est plus énigmatique. Sur fond noir, un peu comme les tableaux du peintre Ben, il est écrit blond inside (blonde en dedans.) Je lui demande ce qu’elle nous dit par là. Et, comme je le fais habituellement, entendant cela comme un message énigmatique d’une production groupale familiale, j’invite chacun à associer à propos de cette phrase.
Le père dit que cela lui fait penser à une formulation de Gladys qui l’étonne. Elle lui dit qu’il doit avoir deux enfants de sa première femme ! Ce qui pour lui est erroné. « Mais pourquoi pense-t-elle cela ? »
Cela apparaît plus comme un roman groupal de la famille, une fresque familiale mythique, que comme un roman familial tel qu’on les rencontre chez les enfants en période de latence.
Ce qui transparaît progressivement, c’est que blond inside est l’expression d’une génération d’enfants qui a son origine d’un lien de filiation monoparentale paternelle. Cela exclut la filiation de sa mère brune et l’affiliation de sa sœur brune. Parallèlement à la rigidité défensive du contenant compact masquant les trous de contenant se coconstruit en séance un nouveau récit familial, un néocontenant narratif.
Je reprends ces séquences de thérapie, car elles me semblent illustrer la difficulté pour ces adolescentes de conflictualiser une crise d’adolescence sur un mode œdipien. Elles se confrontent à des aménagements défensifs rigides d’un couple parental désexualisé. Il n’y a pas la place pour une conflictualisation génitalisée à l’occasion du pubertaire, sans se confondre dans l’incestuel. Se butant lors de leur confrontation avec une fantasmatique sidérante de la scène primitive, elles se précipitent dans les méandres des filiations énigmatiques.
Nous constatons, en pratique, l’intérêt dans ces cas de proposer dans une perspective thérapeutique familiale psychanalytique des décadrages thérapeutiques comme de véritables interprétations fondées sur la lecture d’un contenant familial troué.
C’est ainsi que, pour accueillir des situations de leurre à l’adolescence, nous avons utilement été amenés à recevoir le couple parental en thérapie et à mettre en place des thérapies de fratrie.
Je voudrais terminer en nous rappelant le propos de Winnicott qui, à propos des adolescents, nous invitait à être attentifs sur la clinique de l’intrusion et de l’effraction des contenants à l’adolescence.
« Ceux qui explorent le domaine de la psychologie doivent savoir que l’adolescent – garçon ou fille – ne désire pas être compris. »
(D. W. Winnicott « L’Adolescence » dans De la pédiatrie à la psychanalyse.) ■

Pour citer cet article

Benghozi Pierre  ‘‘Le leurre comme symptôme des contenants généalogiques troués ‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/le-leurre-comme-symptome-des-contenants-genealogiques-troues

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