Dossier : journal des psychologues n°245
Auteur(s) : Moral Michel
Présentation
Conjuguer compétences managériales et cultures internationales est une problématique incontournable avec la mondialisation.
Dans l’environnement multiculturel, le manager global doit adopter un double regard où la connaissance de l’autre, « l’étranger », sert de levier à bien des solutions. Accepter cette nouvelle donne, y contribuer, c’est aussi ouvrir notre pays à d’autres empreintes.
Mots Clés
Détail de l'article
Un environnement à hauts risques
La mondialisation est en marche et la Chine ou l’Inde se saisissent sans vergogne des plus beaux fleurons de l’industrie occidentale. Les fusions et acquisitions, au rythme de 2 000 à 3 000 milliards de dollars par an, à mettre en perspective avec un PIB mondial de l’ordre de 80 000 milliards de dollars, vont bientôt bouleverser le paysage de l’activité humaine. Chaque grand secteur (transport aérien, télécommunications, banque, hôtellerie, etc.) est en passe d’être dominé par un très petit nombre de sociétés « globales » dont les activités front office (vente, exécution) seront représentées dans tous les pays, mais dont le back office (gestion, administration) et la production industrielle seront implantés dans des géographies à bas coût ou dans les pays offrant les meilleures contreparties fiscales. Le mouvement est inéluctable, car les distances sont gommées par les progrès de la technologie.
Au niveau d’un pays tel que la France, on peut considérer, pour simplifier, que le pouvoir, le travail et les richesses sont partagés entre trois domaines : le secteur public, les entreprises locales, PME essentiellement, et les filiales des sociétés multinationales ou globales. Ces dernières ont profondément évolué durant la précédente décennie.
On peut faire l’hypothèse que l’influence politique des filiales des sociétés globales ira également croissant : un pays sera de plus en plus sélectionné pour ses « qualités d’hôte » en termes de niveau de vie, de fiscalité, et d’infrastructures. Ainsi, Londres abrite nombre de sièges sociaux européens tandis que l’Irlande rassemble les call centers, mais Minsk ou Casablanca attirent actuellement ces centres de dépannage téléphonique. Les gouvernements et les syndicats ont pris la mesure du risque tandis que les politiques et les médias entretiennent l’illusion d’un véritable pouvoir de l’État sur ces changements.
Des acteurs pragmatiques
Si la réflexion sur les changements que va entraîner la mondialisation est encore peu structurée, faute de recul, les acteurs industriels sont confrontés quotidiennement à ces transformations.
Depuis 1980, le domaine de la gestion de ressources humaines appartenant à des cultures différentes a fortement progressé, nourri de l’expérience des multinationales ayant employé des collaborateurs locaux dans leurs filiales.
La nécessité d’aller plus loin et de s’intéresser au « management interculturel » est due à la conjonction de trois éléments : d’une part, la théorie de l’uniformisation culturelle est désormais contestée, d’autre part l’organisation des groupes globaux évolue progressivement d’un modèle hiérarchique par pays vers un système « en réseau » par type d’activités gérées mondialement, enfin, la mobilité géographique entremêle les cultures les plus diverses. Si ces transformations ne sont pas vraiment nouvelles, elles s’accélèrent fortement et les sociétés « globales » forment en masse leurs responsables à des styles de gestion prenant en compte les différentes tonalités de la culture. En moins de dix ans, les managers en contact avec des cultures diverses sont passés de 5 % à 50 %.
Qu’est-ce que la culture en fin de compte ?
Pour les spécialistes du sujet, l’ethnologue, l’anthropologue ou le sociologue, la définition donnée présente des colorations différentes correspondant aux divers objectifs de ces sciences. Il est question de valeurs, de normes, du désiré, du désirable et d’autres concepts que les chercheurs s’efforcent d’éclairer. Pour les entreprises, le but à atteindre n’est pas la connaissance mais la profitabilité, voire la survie, et le besoin n’est pas de comprendre, mais de fournir aux responsables des outils simples et pragmatiques. Dans la vision industrielle de la culture, l’observable, le mesurable et le comportemental prennent donc le pas sur le conceptuel et les modèles utilisés empruntent plutôt au cognitivisme et à la psychologie sociale expérimentale.
La notion de culture a ainsi été revue en termes de « dimensions » représentatives des problèmes fondamentaux de la vie en groupe. Dans ce courant théorique, initié par les anthropologues Ruth Benedict et Margaret Mead, il est présupposé que ces problèmes soient communs à toutes les civilisations. Partant de cette hypothèse fortement ancrée dans le mode de pensée occidental, de nombreux chercheurs ont développé des listes de ces problèmes fondamentaux. Alex Inkeles et Daniel Levinson en 1954, puis au début des années soixante, Clyde Kluckhohn et Edward Hall ont ainsi évoqué l’autorité, la relation avec le groupe, les rôles sociaux du masculin et du féminin, l’expressivité, l’environnement, le temps, l’espace, l’action et la propriété.
Divers modèles théoriques ont été développés à partir de ces premiers travaux, mais c’est l’enquête menée par le sociologue hollandais Geert Hofstede, qui a cristallisé les représentations actuellement utilisées par les entreprises.
Le modèle de Geert Hofstede
À la fin des années soixante, Geert Hofstede (1991) a mené une très large enquête auprès de 116 000 employés d’IBM, dans soixante-douze pays. Sur la base d’une rigoureuse analyse de facteurs, il dégagea quatre dimensions principales.
La première, le Power Distance Index mesure l’acceptation des inégalités par les personnes sur une échelle de 1 à 100. De hauts scores sont caractéristiques de cultures où le pouvoir est vénéré, mais où se développent des contre-pouvoirs, officiels ou occultes, s’opposant à une centralisation trop pesante. Cet index peut être recalculé à partir de la latitude, la population et la richesse nationale.
La deuxième, l’Individualism, par opposition au collectivism, mesure la propension à favoriser l’individu par rapport à la collectivité. La corrélation de cet index avec la richesse nationale est forte ainsi qu’avec un concept de contexte dans la communication, développé par Hall en 1976. Les relations personnelles sont en effet très importantes dans les pays « collectivistes » où il importe de ne pas « perdre la face ». Le contexte correspond à l’espace d’implicite que permet un réseau relationnel dense.
La troisième dimension est le Masculinity Index, que d’autres auteurs préfèrent qualifier de competitiveness, qui est un indicateur des valeurs telles que le succès, l’argent et l’attrait des biens matériels.
La quatrième dimension est l’Uncertainty Avoidance Index qui mesure l’anxiété devant l’incertitude et, par voie de conséquence, le goût pour les règles ou les lois et la peur du changement.
Hofstede souligne d’intéressantes corrélations entre ces index et d’autres éléments économiques ou sociaux comme la tendance des syndicats à se mêler de politique dans les pays à haut Power Distance Index ou le succès des industries manufacturières à gros volumes dans les pays à haut Masculinity Index.
Le modèle de Hofstede a l’avantage de s’appuyer sur des faits, mais il a été jugé incomplet. Edward Hall a introduit les notions d’espace et de modes de communication, Edward Steward et Milton Benett, puis Stefen Rhinesmith ont travaillé sur le mode de pensée, tandis que Florence Kluckhohn et Fred Strodtbeck se sont penchés sur l’attitude face à l’environnement, au temps et à l’action. Charles Hampden-Turner et Fons Trompenaars (2000) ont développé un modèle à sept dimensions incluant des notions telles que l’attitude universaliste (fondée sur des règles) ou particulariste (ouverte à l’exception). En raison de l’irruption de l’Asie sur la scène occidentale et de l’importance croissante des échanges commerciaux au niveau mondial, la tendance actuelle des recherches est d’opposer Occident et Extrême-Orient avec le cognitivisme pour paradigme (Nissbett, 2003). Plusieurs autres approches ont été proposées (Moral, 2004).
Puisant dans ce savoir, les entreprises mondiales ont su former leurs responsables pour mener les affaires en tenant compte des caractéristiques culturelles locales. Inutile d’espérer commencer ou finir une réunion à l’heure en France ou sur le continent africain, ce qui est en revanche fortement conseillé aux États-Unis, en Allemagne ou en Pologne. S’impliquer personnellement comme responsable d’un contrat est primordial en Arabie Saoudite, mais moins utile en Argentine ou aux États-Unis où la garantie d’une société est préférée.
Au-delà de la notion de management interculturel se développe actuellement la notion de coaching interculturel (Moral & Warnock, 2005) qui est l’indispensable adaptation des pratiques du coaching dans les environnements internationaux.
Le management de cultures différentes
Les chiffres dont nous disposons indiquent qu’environ 5 % à 10 % des managers (selon les pays) ont des responsabilités opérationnelles internationales et que 50 % sont en contact avec d’autres cultures. Le manager global (Moral, op. cit.), qui a en charge des subordonnés dans de nombreux pays, de très rare devient progressivement le modèle le plus fréquent.
Les techniques de management ont beaucoup évolué depuis vingt ans en raison de l’accroissement de complexité dû à l’internationalisation et à la surabondance d’informations. Après une période durant laquelle il a été beaucoup question de la libération des forces intérieures selon un modèle humaniste, la tendance actuelle est de stimuler, accompagner le développement des collaborateurs, convaincre, écouter, communiquer et partager l’information afin de former un consensus, de développer sa confiance en soi et en les autres, bref, donner une « dimension coach » au management selon un modèle systémique. Le manager nouveau doit en outre savoir détecter les signaux faibles, faire preuve d’intuition, d’esprit de synthèse, d’une plus grande capacité inductive, donc, en fin de compte, savoir discerner l’essentiel au sein d’un ensemble confus selon un modèle cognitiviste. Il baigne en général dans une organisation moderne, matricielle, verticalisée, et a donc à la fois le sens de l’humain et de l’organisation. Le manager global, quant à lui, rencontre des problèmes spécifiques induits par les différences culturelles.
Le choc culturel initial
Il existe trois catégories de postes interculturels. Le premier met en contact avec des collaborateurs locaux qui sont des expatriés (interculturel local), le deuxième consiste à être en relation avec des interlocuteurs éloignés qu’il faut souvent visiter (frequent flyer), et le troisième est l’expatriation. Dans les trois cas, la découverte des autres cultures est un choc qui se vit à différents degrés. L’« interculturel local » le vivra de façon beaucoup moins intense que l’« expatrié », mais les mécanismes fondamentaux, récemment étudiés par Coleen Ward (2001), font passer la personne par une courte période d’euphorie suivie par une sorte de choc qui se traduit non par un sentiment de malaise, mais par des troubles de l’une des grandes fonctions physiologiques (appétit, sommeil, élimination, désir sexuel) ou bien une impression d’étrangeté. Cet état dure une ou deux semaines puis évolue vers un ensemble plus complexe de signes (sentiment d’isolement, anxiété, perte d’efficacité, agitation, énergie débordante, pessimisme et parfois désespoir) qui se résout en cinq à dix semaines par une acculturation (réagencement des valeurs culturelles) partiellement réversible conduisant à un état final neutre, bienveillant ou hostile à l’égard de la culture rencontrée. Certains managers ne pourront jamais supporter que les réunions commencent toujours à l’heure ou toujours en retard, d’autres seront toujours exaspérés par les palabres interminables des peuples à forte expressivité, d’autres enfin confondront toujours pragmatisme et balourdise. Chacun est susceptible d’être frappé dans la partie la plus fragile de sa personnalité, que ce soit en matière d’émotions, de modes de pensée ou de compétences sociales. Tel Latin chaleureux, emphatique et volubile, sera peut-être très mal à l’aise en face d’Orientaux silencieux et distants quoique parfaitement polis. Les comportements envers l’autre sexe sont la source de nombreux malentendus et conflits, même dans les sociétés occidentales. Un Français qui marivaude un peu, sans penser à mal, risque d’être accusé de harcèlement aux États-Unis dans le milieu professionnel.
Diriger
Par rapport à la conduite d’une équipe monoculturelle, diriger des cultures différentes présente de sensibles différences.
Le management des contenus se heurte bien entendu à la diversité : autant de pays, autant de règles comptables, de règlements douaniers, de lois sociales, de taux d’inflation, etc., avec pour conséquence ce que les Anglo-Saxons nomment l’ineluctable empowerment qui reflète que le manager global, ne pouvant tout savoir ni tout contrôler, devra inéluctablement déléguer.
Pour un manager issu d’une culture appréciant le contrôle, un Français par exemple, accorder une grande autonomie est un déchirement, mais celui qui ne sait pas lâcher prise sera rapidement débordé, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles les managers de cultures anglo-saxonnes égalitaires réussissent plus naturellement dans les fonctions internationales. Cependant, si les employés des pays individualistes se réjouissent de la latitude qui leur est accordée, ceux des pays collectivistes ont beaucoup de difficulté à exercer leurs fonctions de façon totalement autonome.
Le management des processus porte sur ce qui doit être accompli pour que l’équipe fonctionne sur un plan humain, c’est-à-dire informer, motiver, gérer les compétences, faire respecter les règles, récompenser, et punir, tout en assurant la cohésion du groupe. Créer un sentiment d’appartenance dans un environnement multiculturel est soit immédiat soit très difficile : les individualistes croient pouvoir s’en passer, tandis que les collectivistes sont déjà engagés dans d’autres groupes et redoutent un conflit de loyauté. Malgré ces apparentes contradictions, le niveau de maturité des équipes est souvent très élevé dans l’environnement international, ce qui est source de grandes satisfactions pour les managers.
Le management de la stratégie est le principal enjeu. Le manager global doit avoir une vision, des objectifs intermédiaires, mettre en place l’organisation qui en découle, communiquer ces éléments et y entraîner l’équipe en tenant compte des contraintes internes et externes. Les entreprises globales ne fournissent pas toujours les éléments permettant de construire une vision, car bien souvent les cibles sont à très court terme et les postes de haut niveau tournent rapidement. Les managers globaux qui ont pour supérieur une « étoile filante » n’ont alors d’autre choix que de conquérir une plus grande autonomie et décider de l’organisation la mieux adaptée compte tenu des missions et des différences culturelles lorsque les équipes sont dispersées.
L’organigramme
Un organigramme a une double fonction, externe et interne, et il existe obligatoirement une concordance entre les missions prioritaires et les principaux départements ou services. Toutefois, le morcellement géographique soulève des questions relatives au niveau de centralisation et au mode de regroupement des pays. Vaut-il mieux un groupe central pour exécuter les tâches communes à tous les pays (par exemple les plans, le personnel, le support), ou confier à chaque pays une tâche pour l’ensemble (par exemple les plans aux Allemands, le support aux Australiens) ? L’organigramme doit aussi prendre en compte les sensibilités culturelles et, au-delà des rôles assignés, les personnalités des hommes et des femmes. Si le choix des personnes est un exercice délicat dans une organisation monoculturelle, il devient un vrai casse-tête dans un environnement multiculturel. Avec les cultures collectivistes, la loyauté est une variable clef puisqu’il faut tenir compte des appartenances antérieures. À l’inverse, la distance géographique n’est pas toujours une contrainte, car elle permet parfois d’isoler un groupe afin de responsabiliser son manager ou le protéger.
Manager à distance
L’éloignement géographique et les décalages horaires compliquent la tâche du manager global. Les contacts avec l’équipe peuvent être établis par téléphone, par des visites dans chaque pays ou par des réunions plénières réunissant plusieurs pays. Si l’équipe est dispersée sur un seul continent et si les contraintes budgétaires le permettent, une réunion plénière par trimestre est une moyenne raisonnable. Lorsque les ressources humaines sont réparties sur plusieurs continents, deux réunions plénières par an constituent déjà une performance. Le moyen privilégié pour communiquer au jour le jour est la conférence téléphonique complétée par l’utilisation des moyens techniques qui permettent d’échanger des informations structurées avant, pendant et après la réunion.
Motiver
Annoncer à Lucie que son augmentation n’atteindra pas le niveau qu’elle espérait, bien qu’elle se soit donné beaucoup de mal, c’est délicat, mais comment faire avec Mahmoud, Miroslav, Antonio, Steve ou Rajendra ?
La motivation d’un collaborateur puise à diverses sources qui ne sont pas seulement financières. Le leadership, qui est un axe essentiel de la pensée managériale moderne, hésite entre une vision innée ou acquise de cette qualité magique. Dans les pays latins, le manager est le principal agent de la motivation par sa personnalité, sa passion, son exemple, sa créativité et ce qu’il donne de lui-même, toutes ces qualités étant innées. La vision anglo-saxonne, tout à fait à l’opposé, voit le manager idéal comme celui qui crée les conditions, donne envie de faire et écoute, toutes ces qualités pouvant être apprises. Pour l’Oriental, la sagesse, acquise par l’expérience dans la durée, est la seule voie possible vers une forme d’ascendant qui est l’équivalent du leadership.
La motivation peut avoir aussi pour objet de répondre au désir de participer à une aventure commune. Les collaborateurs collectivistes sont bien sûr particulièrement sensibles à cet aspect, mais l’existence de plusieurs groupes de référence provoque un inconfort dû aux conflits de loyauté. Le manager français d’une équipe chinoise aura le plus grand mal à intervenir au sein de celle-ci pour assigner une tâche à un individu particulier ou distinguer un profil professionnel intéressant.
La motivation se nourrit également de l’intérêt pour la fonction ou pour la tâche (distinction qui, dans un environnement interculturel, est particulièrement importante). Deux facteurs contribuent à rendre l’activité professionnelle intéressante en elle-même : la responsabilisation (empowerment) et la confiance.
Enfin, la personne peut recevoir une distinction personnelle sous forme de reconnaissance ou de récompense, forme plus palpable de la reconnaissance. Une promotion prend un sens différent selon les pays. Lorsque la relation au pouvoir est hiérarchique, la seule véritable promotion l’est aussi. Difficile de convaincre un Égyptien, actuellement chef de service dans son pays, qu’une position fonctionnelle, sans troupes à commander, constitue une reconnaissance de ses qualités, malgré une augmentation substantielle de salaire. La culture définit les leviers qui permettront de reconnaître les efforts de chacun à leur juste valeur. Tout en appréciant la responsabilisation et la confiance, Steve préférera être récompensé par une prime ou une augmentation. Rajendra, lui, optera sans hésitation pour la promotion hiérarchique.
La reconnaissance a aussi une portée symbolique. Christophe Dejours la scinde en jugement d’utilité, économique ou technique, et jugement de beauté qui porte sur deux dimensions, la conformité et l’originalité. C’est cette appréciation sur l’esthétique qui apporte la gratification symbolique que recherche toute personne dans son travail. Chez les collectivistes, l’accent doit être plutôt porté sur la conformité, tandis que les individualistes sont plus sensibles à l’originalité. Il s’agit donc, avant tout, de confirmer soit l’appartenance soit l’individualité. Les formes matérielles de la reconnaissance viennent s’ajouter ensuite sous forme de rétribution ou de promotion.
Le double regard
Dans l’environnement multiculturel, le manager global doit adopter un double regard. Le premier regard s’attarde sur les aspects familiers de la situation : atteindre des objectifs, financiers, humains, en termes de qualité ou de quantité, organiser, décider et entreprendre chaque fois que c’est nécessaire. Ce regard est différent pour chacun, puisque le style de management dépend de la personnalité, de la culture et du désir du groupe d’appartenance. Il est à la source de la décision et de l’action et s’acquiert par la formation au management.
Le second regard, un regard « méta », diraient les coachs, doit s’écarter de la scène pour embrasser la situation dans sa totalité, selon un angle de vision différent. Il traque l’inhabituel, l’insolite et suscite l’interrogation suivante : « Qu’est-ce qui se joue donc là ? »
Dans une situation culturellement homogène, les comportements insolites sont révélateurs de la personnalité et notre instinct ou notre expérience de manager nous permettent de trouver naturellement et rapidement la bonne réponse. Si Pierre ne peut s’empêcher d’agresser Jeanne en réunion, nous savons qu’il panse ainsi une blessure personnelle et nous pouvons y mettre bon ordre.
En revanche, lors d’une rencontre interculturelle, nos réflexes ne déclenchent pas toujours la bonne réaction et, par exemple, un Européen du Sud, plutôt expressif, pourra perdre la face en manifestant sa colère auprès d’Asiatiques.
Ce second regard n’est possible que si le manager global est disponible, c’est-à-dire s’il s’est accordé le temps de penser. Il doit résister à la tentation d’assumer lui-même tous les rôles (décideur, animateur, gardien du temps et méta communicateur) et de les distribuer selon un principe similaire à celui de réunion déléguée, préconisé par Alain Cardon (2003). Cependant, l’application de telles notions dans un contexte multiculturel mérite une réflexion préalable en raison du risque de violer des règles relatives au pouvoir, au groupe ou aux modes de communication. Cette approche est courante dans les cultures orientales. Les managers américains ont un peu de mal à l’adopter, mais ceux de l’Europe du Nord, du centre et des pays de l’Est s’y plient très facilement. Les Latins, qui aiment s’exprimer avec vigueur, pérorer parfois, apprécient peu une position trop en retrait.
Négocier
Lors de négociations, il arrive que les Russes utilisent le procédé consistant à demander un rabais alors qu’ils ont le stylo à la main pour signer le contrat. Un Américain préfèrera la technique de l’ultimatum (take it or leave it !) ou du bluff (Are you kidding ? X is proposing a much better deal !).
Les attitudes rencontrées de la part des négociateurs dépendent beaucoup de leurs cultures : combatives, évitantes ou coopérantes, selon que le conflit est considéré comme souhaitable, inacceptable ou inutile. Si le choc est recherché, la discussion se déroulera sur un mode impersonnel pour les Américains ou les Allemands, ou sur un mode personnel pour les Latins en général, ou encore en ne perdant pas la face, comme le font les Orientaux. Le négociateur n’est pas toujours libre et indépendant dans un pays hiérarchique ou collectiviste, l’accord final ne pouvant se passer de la position du supérieur ou du groupe.
Au niveau individuel, des procédés rhétoriques variés sont utilisés pour déstabiliser le parti adverse et chaque culture a ses préférés. Les plus typiques sont l’offense, l’ultimatum, la demande imprécise, le « fou du roi » (un subordonné « irresponsable » explicite ce qui gêne), la menace, le bluff, l’exigence, le don et le contre-don, les pots de vin, etc.
Les techniques complexes ou paradoxales sont plutôt le fait des Orientaux (fausses offenses, demandes abusives d’information, fou du roi…), les Occidentaux préfèrent bien sûr les méthodes brutales et directes (ultimatum, bluff, menace…) tandis que les sociétés traditionnelles manipulent avec art le don, le contre-don et la corruption.
Le retour
Vient le jour où la mission internationale se termine en même temps, peut-être, que l’expatriation. Le retour cumule à la fois un choc culturel et un deuil. Le premier est caractérisé par le fait que la culture d’origine paraît fade, limitée, pauvre. Pendant les années passées au contact d’autres cultures, le manager global a compris que bien des difficultés personnelles sont liées à la culture et non à la personnalité. Au cours de ses missions internationales, un Français peut découvrir le raisonnement inductif des Américains, l’écoute intense des Japonais, l’organisation bien huilée des Allemands ou le pragmatisme serein des Chinois. Il peut aussi voir ses propres traits sous une forme outrée, et en être irrité, comprenant ainsi à quel point il peut agacer. Au retour, les retrouvailles avec l’univers familier procurent un sentiment de joie bientôt terni par la prise de conscience de l’étroitesse du spectre des comportements au sein de sa propre culture. Au choc culturel s’ajoute le deuil d’une plus grande autonomie, de relations plus directes et plus riches, et parfois d’un niveau de vie beaucoup plus élevé. Les deux effets se combinent pour déclencher un ensemble de signes typiques du choc du retour (courte phase d’euphorie puis des manifestations d’irritabilité, une impression d’étouffement, un sentiment de manque, des signes dépressifs discrets).
Conclusion
La pratique actuelle du management interculturel est imprégnée de principes issus du monde anglo-saxon. La combativité, l’assertion, la valorisation de « la victoire à l’arraché » ont une forte odeur de « États-Unis côte Est ». Avec la montée en puissance de l’Asie, ce sont les principes extrême-orientaux qui vont peu à peu diffuser, dans nos organisations l’harmonie des relations, le respect des grandes forces de la nature et le temps donné aux choses pour se produire. Un proverbe chinois dit : « Inutile de tirer sur la pousse de maïs pour la faire grandir plus vite. Elle risque au contraire d’en mourir. » ■
BibliographieCardon A., 2003, Le Coaching d’équipe, Éditions d’organisation. |