Dossier : journal des psychologues n°251
Auteur(s) : Houssier Florian
Présentation
Une exposition consacre actuellement l’art de Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) (1) , peintre italien qui se fit connaître par ses peintures de portraits composés de plantes, de légumes, de fruits ou d’animaux. Adulé de son vivant, il tomba dans l’oubli après sa mort, jusqu’à ce qu’il soit redécouvert au début du vingtième siècle par les surréalistes, qui apprécièrent alors ses bizarreries plastiques et ses projets décoratifs éphémères. Aujourd’hui considéré comme un des précurseurs de l’art moderne, on analyse aussi son œuvre à la lueur d’une interprétation : par ses productions, il a réussi à se dissimuler derrière le bizarre et le grotesque. Déformer pour mieux pouvoir créer, utiliser l’étrange pour se cacher et déranger, entrer en contact avec l’autre par la provocation, pour susciter une émotion, autant de points communs avec le surréalisme, mais peut-être, auparavant, avec le mouvement dada.
Mots Clés
Détail de l'article
Si Arcimboldo a travaillé au service de rois et d’empereurs, tandis que le mouvement dadaïste était opposé à toute forme d’art récupérée par le pouvoir, tous deux partagent une idée essentielle : la culture n’est pas au service d’un ordre, moral ou esthétique.
Un peu d’histoire. Pendant que la guerre fait rage en 1916, de jeunes gens, forcément jeunes, se retrouvent en Suisse pour marquer leur désapprobation et leur écœurement. La guerre n’est pas seulement une effroyable et implacable réalité, elle est aussi un symbole : celui d’une société dont les valeurs surannées ont abouti à la folie et au pervertissement de la culture. Lorsqu’on se réunit au Cabaret Voltaire, on marque ainsi son opposition à toute forme de morale culturelle constructiviste et formelle, portant un autre regard sur le monde : ce ne sont pas seulement les arcanes du pouvoir politique qui amènent à l’aberration guerrière, mais la culture ambiante dont la guerre n’est qu’un signe de dégénérescence. Justement, citons le propos d’Hitler qui, dans son funeste ouvrage, Mein Kampf, dénonçait les « extravagances de fous et de dégénérés » de l’art dadaïste ; et d’ajouter que, si cet art persistait, « le développement à l’envers du cerveau humain aurait ainsi commencé… mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir (2) ». Par sa folie, il représente ce contre quoi on s’oppose, incarnant via le dadaïsme la fécondité de la pensée par opposition. Opposition aussi sociale et politique qui valut aux artistes dada censures et craintes pour leur vie, avant l’incontournable reconnaissance extérieure qui signa la fin du mouvement.
Dans les temps de démocratie, comment rester en mouvement lorsqu’on s’oppose à un ordre établi qui absorbe le mouvement pour le fixer comme une nouvelle valeur à assimiler et à promouvoir ? Ici, être contre ne serait pas ici seulement être « collé à » ; ce serait aussi une façon de s’adosser à ce qui prédomine pour chercher ailleurs, à partir d’un socle initial à déconstruire, soit la positivité du travail du négatif.
Revenons au Cabaret Voltaire. La dérision nihiliste des valeurs, le refus passant par le rien humoristique, produisent une forme d’art qui deviendra un des signes de la modernité : le malentendu artistique, l’art du contre-pied ou de la surprise. Pendant que sur la scène du cabaret, on déclame : « Nous voulons pisser en plusieurs couleurs », on se bat au premier rang et on rit au second. Cette joyeuse anarchie underground représente une contre-production d’une société en crise, en mutation et en guerre. Elle se fonde sur un projet parricide assumé : tuer toute production culturelle achevée, toute tentative formelle perfectionniste, toutes deux associées à l’autorité sociale conférée par la préférence par le plus grand nombre. À ce classicisme honni, les dadaïstes imposent une autre vision du monde par des tableaux, collages ou poèmes baroques, laissés parfois en plein désordre, ou traversés par des fulgurances scatologiques provoquant le supposé bon goût.
Dans cet art sarcastique et désinvolte, favorable à la folie du moment et à l’aléatoire, l’incompréhensible est de mise ; l’écriture automatique devient une pratique d’homme libre. De ce fourre-tout foutraque, une idée émerge : la remise en cause des idéaux. Comme un des moteurs de la (post)modernité en marche, l’évolution artistique passerait par la chute des idéaux, avant que du b(r)ouillonnement ne pousse la fleur de lys, celle qui sort du fumier encore fumant. Rappelons qu’à ce mouvement ont été associés des artistes tels que Picabia, Delaunay, Ernst ou encore De Chirico.
Est-ce là l’avenir de l’homme ? Sans cesse remettre les idéaux sur le métier, ne jamais fixer ses valeurs pour mieux les laisser évoluer au fil de ses propres mouvements ? Telle une sublime couronne d’épines, l’art dada s’est déployé pour mieux dévoyer, peignant le monde avec des « pincettes à rot rhinocérosisées » (Ernst). Un air de liberté qui vous manque ? À moi aussi. ■
Notes
1. « Arcimboldo », Exposition au Musée du Luxembourg du 15 septembre 2007 au 13 janvier 2008, à Paris.
2. Journal du Mouvement Dada, de Marc Dachy, Art Albert Skira, Genève, 1989.