Violence et adolescence : réflexions écosystémiques

Le Journal des psychologues n°263

Dossier : journal des psychologues n°263

Extrait du dossier : Violences dans l'adolescence
Date de parution : Décembre - Janvier 2009
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 2700

Auteur(s) : Miermont Jacques

Présentation

La violence peut être appréhendée comme une tentative vitale d’autonomie. À partir de l’exemple de l’anorexie mentale qui constitue une situation extrême de violence contre soi-même, l’auteur montre que le repérage des facteurs socioculturels et familiaux est nécessaire pour la mise en place de démarches thérapeutiques opérantes.

Détail de l'article

En tant que période critique de passage de l’état d’enfant à celui d’adulte, l’adolescence s’exprime de façon très diverse. Dans certains cas, l’adolescent traverse cette transformation sans encombre, sans grande révolte vis-à-vis de ses parents et de la société, de façon calme et sereine. Il semble sur des rails, réussit ses examens, trouve un travail, un compagnon ou une compagne sans crise sentimentale, au point que l’on finit par se demander si cette « crise de l’adolescence » ne surgira pas plus tard, à trente, quarante ou cinquante ans.
Dans d’autres cas, l’adolescent va se trouver confronté à des réactions caractérielles et comportementales très bruyantes, voire violentes. Il fait feu de tout bois, arrête de travailler, se déscolarise, prend des risques inconsidérés, déstabilise complètement son milieu familial, voire se suicide dans un raptus anxieux ou mélancolique foudroyant.
Dans d’autres cas encore surgissent des troubles psychiatriques, thymiques, psychotiques, alimentaires, ­toxicomaniaques, ou des actes de marginalité, voire de délinquance.
Divers paramètres peuvent contribuer à des manifestations violentes à ­l’adolescence :
● la nécessité, pour l’adolescent, d’arriver à subvenir à ses propres besoins, ce qui va de pair avec les modifications hiérarchiques dans sa famille d’origine et l’inscription dans les hiérarchies sociales, ce qui se traduit par sa prise d’autonomie progressive ;
● la tension entre les instincts sexuels postpubertaires et les contraintes des interdits sociaux ;
● les risques pris dans la découverte du monde sentimental et du monde du travail, mondes jonchés de « double binds » ;
● une défaillance des processus éducatifs lors de l’enfance liée à l’éclatement de la relation d’autorité, à la fragilisation du lien social, à l’acculturation dans une société en pleine mutation culturelle ;
● une confrontation de caractères épidermiques ou de personnalités fortes n’imaginant pas céder en cas de conflit ;
● la transition des référentiels familiaux à des référentiels sociaux se révélant par une crise d’identité de l’adolescent, des mouvements de révolte parfois extrêmes de celui-ci vis-à-vis de ses parents et de la société ;
● la défaillance, voire l’absence, des rites de passage qui, traditionnellement, permettaient cette transition ;
● la possibilité de défaillances personnelles, familiales et sociales qui rendent cette prise d’autonomie difficile, périlleuse, voire impossible.
Encore faudrait-il préciser ce qu’est la violence. La violence correspond à une effraction, une dégradation, une destruction psychologique et physique de l’être humain. Ces atteintes peuvent être dirigées contre soi-même (scarifications, mutilations, conduites à risque, tentatives de suicide) ou contre autrui (injures, intimidations, menaces, crises clastiques, coups physiques, vols, dégradations matérielles, meurtres).
Elle peut être considérée comme le signe d’une désorganisation profonde des systèmes de communication et de relation (rituels), des systèmes de croyance et de valeurs (mythes), des systèmes de connaissance et de reconnaissance (épistémès) qui opèrent habituellement dans la constitution des liens interhumains. Mais elle mérite également d’être appréhendée comme une recherche vitale d’autonomie, qui passe par la création de contextes où cette expression peut être reconnue comme légitime (Miermont, 1993, 1995).
La dangerosité apparaît dans des situations extrêmes, à haut risque, liées à l’atteinte probable, quoique éventuellement imprévisible, d’un point critique, où la potentialité d’agression s’actualise sur soi-même ou sur autrui. Les facteurs de dangerosité les plus fréquents apparaissent liés à la violence privée. Pour une personne donnée, le risque de se faire tuer ou de se tuer est plus important dans l’intimité familiale que dans la sphère publique.
La violence chez l’adolescent est envisageable dans une perspective éco-étho-anthropologique, qui tient compte des contextes phylogénétiques et ontogénétiques, éthologiques et anthropologiques de ses manifestations.

 

L’agression et sa ritualisation
Sur le plan phylogénétique non seulement l’homme n’échappe pas aux processus de la prédation largement développés dans le monde animal, mais il en a décliné les réalisations dans des dimensions sans commune mesure avec ce qui peut être observé chez les autres espèces. Il a non seulement assuré son hégémonie sur les autres espèces en devenant omnivore, en envahissant et transformant toutes les niches écologiques, mais il a encore retourné ses conduites prédatrices sur ses propres congénères, des guerres ethniques jusqu’aux génocides et exterminations dont le XXe siècle a montré le tragique spectacle. Sous des formes somme toute plus « civilisées » et sophistiquées, on retrouve ces conduites prédatrices dans le monde des organisations ­humaines, dans le champ de l’économie et de la politique. Sur le plan familial, les relations d’emprise extrême que l’on constate parfois peuvent également faire penser à des comportements prédateurs.
Par ailleurs, comme l’a bien montré K. Lorenz, il existe une corrélation forte entre l’apparition du lien personnel, de la ritualisation de l’agression intraspécifique permettant l’apparition de l’amour et de l’amitié, de la constitution de couples durables, et les comportements de soins à la progéniture. Le lien personnel de l’amour, en permettant la solidarité entre géniteurs, serait propice à la protection des petits et à leur développement. Il serait dérivé de l’agression intraspécifique permettant la défense du territoire et la répartition des ressources alimentaires, en tant que ritualisation d’une menace réorientée. Si l’agression a précédé de plusieurs millions d’années l’apparition du lien personnel, en particulier chez les reptiles, ce dernier se déploie chez les poissons téléostéens, les oiseaux et les mammifères ; on peut souligner que s’il peut exister de l’agression sans amour, il n’existe pas d’amour sans agression : « Il existe un mécanisme de comportement d’un concept bien différent de celui de l’agression. C’est la haine, ce vilain petit frère du grand amour. À l’encontre de l’agression ordinaire, la haine est toujours dirigée contre un individu, exactement comme l’amour, et elle présuppose, sans doute, que celui-ci soit présent. Probablement, on ne peut vraiment haïr que là où on a aimé et où, en dépit de toutes les dénégations, on aime toujours. » (Lorenz, 1969, p. 232.)
Chez l’homme, ces conduites stéréotypées se sont en partie démantelées et réorganisées par un processus d’auto­domestication aboutissant à des relais par apprentissage de rituels, de systèmes de valeurs et de connaissances de plus en plus sophistiqués. Les comportements instinctifs et les rituels phylogénétiques n’ont pas disparu, comme en témoignent les observations effectuées dans des cultures très différentes (Eibl-Eibesfeldt, 1973) ou des interactions des enfants dans les crèches et les écoles maternelles (Montagner, 1978). Sous toutes les latitudes, les enfants présentent des comportements de menace et d’agression vis-à-vis de leurs compagnons de jeu, ainsi que des mouvements-signaux d’apaisement, contribuant à l’établissement de hiérarchies dans le groupe d’interaction. Mais il existe une variation beaucoup plus grande d’une personne à une autre concernant l’expression de ces séquences coordonnées héréditairement que dans les espèces sauvages.

 

Défaillances systémiques
Précisons l’idée de défaillance systémique : plus un système est complexe, plus les conditions de son évolution, de sa transformation et de sa survie dépendent de facteurs variés, hétérogènes, imprévisibles. Dans les situations à haut potentiel de dangerosité, on peut faire l’hypothèse d’une atteinte des niveaux d’organisation mentale et relationnelle qui président à la prise de conscience, au développement de l’autonomie et du libre arbitre, atteinte qui va de pair avec la libération de conduites stéréotypées, mécanisées, automatisées.
Les défaillances systémiques peuvent surgir dans l’épreuve de l’éducation sentimentale, ainsi que dans l’épreuve de l’apprentissage des arcanes du monde du travail.
● Les déceptions sentimentales débouchent parfois sur des amours passionnelles et délétères. Et, lors de la constitution d’un couple viable, surgissent des doubles contraintes parfois violentes entre le sentiment amoureux et les conflits avec les familles d’origine : en cas de désaccord profond, il devient impossible pour les partenaires du couple de savoir s’ils restent ensemble par amour ou par devoir.
● Le monde du travail conduit tout autant à l’expérience d’injonctions contradictoires : devoir se battre pour l’obtention des diplômes, et devoir apprendre que l’inscription professionnelle n’a plus rien à voir avec l’application d’un savoir : mis en périphérie des centres de décision et commençant au bas de la hiérarchie, le jeune adulte est pris souvent à son insu, dans un premier temps, dans les turbulences des impasses institutionnelles en se trouvant placé au plus mauvais endroit de son lieu de travail.
La violence peut être ainsi appréhendée comme une tentative vitale d’autonomie, qui surgit lors des crises vitales des cycles de la vie personnelle et familiale, et qui émerge à travers la création de contextes où cette manifestation peut être reconnue comme légitime.
S’autonomiser revient à se démarquer de ses systèmes d’appartenance, à afficher son identité propre en fondant ses
propres règles, et arriver à les faire re­connaître par les autres dont on reste codépendant. Dans ce processus, il existe une remise en question des balises contextuelles, des relations cartes-territoires, de l’identité personnelle, de la reconnaissance mutuelle des territoires de vie et de survie. Il est à noter que l’autonomie ne se réduit ni à l’autoréférence pure ni à l’hétéroréférence pure, mais qu’elle suppose l’oscillation de l’autoréférence et de ­l’hétéroréférence.
Il se trouve que notre société, depuis les années 1970, a privilégié l’autoréférence à l’hétéroréférence dans l’éducation des enfants (les droits aux devoirs), en confondant autonomie et autoréférence. Manquant de repères hétéroréférentiels, l’adolescent peut alors se trouver démuni dans l’appropriation autoréférentielle des règles familiales et sociales, rendant la prise d’autonomie particulièrement erratique. Plus récemment, du fait de la mutation technologique et en riposte à de nouvelles menaces en tout genre, la société a conçu des systèmes de protection reposant sur quatre principes : précaution, évaluation, transparence, simplicité, devant assurer la gestion de tous les risques grâce à la traçabilité, exigeant l’obligation de résultat tout en restreignant la responsabilité personnelle et contribuant à la constitution d’un tétrapode sociétal totémique (Miermont, 2007) particulièrement sourcilleux de tout contrôler.
Il s’ensuit qu’en situation extrême, la recherche désespérée, et en partie impuissante, d’autonomie se révèle par des manifestations violentes. Cette violence est à la fois le signe d’une tentative de légitimisation identitaire, de constitution territoriale, de subvention à ses propres besoins, l’expression vitale d’une recherche de reconnaissance et, en même temps, une menace mortifère qui pèse sur les protagonistes eux-mêmes en situation de survie.

 

Troubles du comportement et pathologies mentales
Il arrive que ces troubles de l’autonomie soient liés à des troubles du comportement et-ou des troubles mentaux. On prendra dans ce qui suit, pour exemple, l’anorexie mentale chez la jeune fille.
Concernant l’anorexie mentale, plusieurs explications de type éco-étho-anthropologique méritent d’être mentionnées.
● La diminution ou la suppression de l’espace individuel pubertaire (Vieira, 1979). Chez les animaux sauvages, le fait d’être encagé peut conduire à un refus de nourrissage et à la mort par inanition. De même, dans les espèces où existent des hiérarchies sociales marquées, la proximité d’un animal dominant peut inhiber le comportement alimentaire d’un animal dominé. A. B. Vieira propose l’hypothèse d’une trop grande intrusion de la mère dans l’espace physique et psychique de sa fille adolescente. Cette hypothèse est également étayée par les observations de certains thérapeutes familiaux (S. Minuchin en particulier) qui soulignent la tendance aux liens enchevêtrés et intrusifs dans ce type de famille.
● La mise en œuvre consécutive de stratégies de comportements extrêmes liées à une situation de famine artificiellement induite par le climat familial : tendance au commensalisme, c’est-à-dire à la nécessité de manger sur le pouce, loin des personnages dominants qui se nourrissent ensemble (comportements observés chez certaines espèces sauvages, ou dans des situations de captivité) ; tendance au « vagabond-feeding », où la nourriture n’est absorbée que par petites quantités et où la prise des aliments est régulièrement interrompue par la nécessité de circuler ; tendance à l’amassement (« hoarding »), c’est-à-dire à la dissimulation des aliments non ingérés dans des cachettes.
● L’altruisme alimentaire et intellectuel, fonctionnant comme stratégie de survie pour le groupe familial. Ainsi, selon A. Demaret (1979, p. 159), le comportement des femelles sans progéniture envers les mères et leurs enfants, observé dans le monde animal, serait la meilleure explication biologique de la prédisposition du sexe féminin à développer une anorexie mentale. De même, la sous-alimentation chronique conduirait la jeune fille anorexique à être fascinée par ce corps nouveau qu’elle développe, à la façon d’un leurre dont l’attraction l’emporterait sur toute autre forme réellement perçue.
Toutes ces activités, relativement stéréotypées, s’associeraient dans un processus de régression phylogénétique chez des patientes présentant certaines prédispositions comportementales et caractérielles, en réaction à des contraintes familiales et socioculturelles qui conduiraient au blocage du développement personnel au moment de la transformation pubertaire et du passage à l’état adulte. Le repérage des facteurs socioculturels et familiaux susceptibles de créer des frontières artificielles d’enfermement, de repli sur soi et de régression comportementale semble dès lors nécessaire pour que soient envisagées des démarches thérapeutiques ­opérantes.

 

Considérations éco-étho-anthropologiques sur la violence
Ces perspectives éco-étho-anthropologiques cherchent à pallier les défaillances de fonctionnement de trois opérateurs intimement connectés : les opérateurs rituels, mythiques et épistémiques (J. Miermont, 1993). Ces opérateurs sont directement sollicités dans les situations violentes.

 

Les opérateurs rituels : le quoi, l’expression et le repérage des signes, le constat des événements
La ritualisation a pour principale fonction de canaliser les conduites agressives et violentes. Elle repose sur la constitution des signaux-symboles phylogénétiques, ontogénétiques et culturels, qui conduisent à la réalisation et l’évaluation des présentations interpersonnelles dans l’interaction. Elle contribue à gérer les situations de menace, de terreur et de panique, par la canalisation de l’hostilité par l’élaboration des conflits et leur éventuelle résolution. Lors des rites de passage, elle assure les contextes des transformations cartes-­territoires, qui permettent d’accéder à une inscription temporo-spatiale dans le champ social. Lors de la constitution du couple, la ritualisation du lien repose sur des formes singulières d’échanges à usage intime et privé, des plaisanteries, formes d’humour qui contribuent à l’apaisement des tensions et de l’agressivité.

 

Les opérateurs mythiques : le pourquoi, le sens de la vie, l’élaboration des croyances
La mythopoïèse permet la cohésion des groupes en définissant les conduites acceptées, tolérées et interdites en leur sein. Elle participe à l’organisation du sacré, à la définition, à la création de l’intimité, à la distinction des espaces privés et publics ; elle édifie des systèmes de valeurs et de croyances par l’élaboration et l’acceptation des règles et de l’autorité. Elle régule les modalités de transmissions de l’information (secrets, désinformations, divulgations, malentendus, voire médisances et calomnies), à l’intérieur et à l’extérieur du groupe. Souvent, l’évitement de l’emballement mimétique et de l’amplification de la violence au sein du groupe s’effectue par la réorientation des mouvements agressifs sur un bouc émissaire extérieur au groupe.

 

Les opérateurs épistémiques : le comment, l’élaboration des savoirs et des savoir-faire
L’épistémè conduit à la création de paradigmes personnels et collectifs, ­introduisant à la compréhension de soi-même, d’autrui, du monde. Elle contribue également à la reconnaissance des différences personnelles et des singularités des organisations familiales et sociales. Ces singularités présentent des dimensions juridiques, historiques, économiques, culturelles.
Elle tend à concevoir des espaces éloignés des affrontements mythiques et idéologiques, dominés par la pensée manichéenne, en remettant en question le principe du tiers exclu (une proposition est soit vraie soit fausse, sans autre alternative). Les processus de connaissance contribuent à développer les stratégies de l’intentionnalité et à gérer les niveaux d’angoisse supportables par l’accès aux deutéro-apprentissages (apprendre à apprendre) de manière à affronter les contextes nouveaux et incertains.
Dans les situations de violence, la capacité de traiter les informations subit des réductions plus ou moins drastiques : les « restrictions cybernétiques » aboutissent à un excès de redondance, à un excès de ­messages improbables déconnectés de leurs contextes, à des épuisements énergétiques, à des dégradations de la complexité des régulations se traduisant par des sidérations ou des paralysies cognitives.

 

Implications thérapeutiques
Il existe un travail écosystémique spécifique pour appréhender les situations violentes. Il repose sur la création des contextes thérapeutiques, création qui est affaire de prise de risque, de corps à corps, d’apaisement de l’angoisse et de maintien de la vigilance, de symbolisation de liens menacés, fragmentés ou dégradés.
Les thérapies familiales sont alors propices à soutenir l’adolescent dans sa révolte et à soutenir les parents dans leur position marquée par une perte progressive d’autorité. Il s’agit moins de thérapies rétrospectives que prospectives, permettant d’envisager l’avenir dans des conditions de sécurité aussi grandes que possible.
Dans les pathologies complexes, la thérapie familiale permet de créer des dispositifs artificiels de deutéro-apprentissage (apprentissages d’apprentissages) partagés par les thérapeutes, les patients et leurs familles, qui viendront pallier, en temps réel, les défaillances organisationnelles de la sphère de l’intimité grâce à l’émergence protectrice de systèmes orga­nisationnels plus vastes. ■

Pour citer cet article

Miermont Jacques  ‘‘Violence et adolescence : réflexions écosystémiques‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/violence-et-adolescence-reflexions-ecosystemiques

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