Vivre avec les autres. Quels enjeux psychiques ? *

Le Journal des psychologues n°237

Dossier : journal des psychologues n°237

Extrait du dossier : La scolarisation précoce : quel bénéfice pour l’enfant ?
Date de parution : Mai 2006
Rubrique dans le JDP : Pages fondamentales > Société
Nombre de mots : 3700

Présentation

Vivre avec les autres est une expérience banale, mais le lien humain est ce qui façonne notre devenir et notre identité. Qu’est notre vie comme relation à autrui ? En proposant de répondre à cette énigme, l’auteur montre les enjeux spécifiques qu’elle contient.

Mots Clés

Détail de l'article

Vivre avec les autres est notre expérience la plus quotidienne, la plus commune, la plus banale en somme. Et, pourtant, elle n’est pas, et de loin, ni aussi simple ni aussi évidente qu’il n’y paraît à première vue.
Vivre avec les autres est, à bien des égards, l’une des expériences humaines les plus fondamentales, mais aussi les plus cruciales. C’est l’expérience même où se joue notre vie comme relation à autrui, où se construit et se développe le lien humain. Mais, nous le savons tous d’expérience aussi, ces liens qui nous construisent peuvent, dans bien des cas également, nous détruire. Qu’est notre vie comme relation à autrui ? Elle est à la fois une splendeur et une menace. C’est pourquoi elle représente un enjeu psychique essentiel qui révèle et interroge le devenir humain à partir de cette matrice existentielle.
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde social traversé de manière symptomatique par des violences de toutes natures ; elles montrent, sous leurs diverses formes, la profondeur des fractures du lien humain et social. Dans le même temps, une idéologie ambiante sur les relations humaines tend à développer une vision lénifiante sur cette question comme s’il suffisait d’avoir de « bonnes » relations pour régler les aspects complexes du vivre ensemble, comme s’il suffisait d’appliquer de « bonnes » recettes pour résoudre les nombreuses situations où vivre avec les autres s’avère une vie invivable.
Si notre façon humaine d’exister est si marquée par notre relation à autrui, c’est parce qu’il s’agit d’une dimension essentielle de nos vies. Plus précisément, le lien humain est ce qui façonne notre devenir et notre identité. Vivre avec les autres constitue en ce sens un élément fondateur de notre existence. Tout au long de sa vie, chacun de nous va ainsi porter en lui la trace de ces liens qui tissent la trace de son être.
Voilà pourquoi, du point de vue psychique, le lien à autrui comporte des enjeux spécifiques. Parmi ceux-ci, on peut en retenir trois principaux qui ne figurent pas nécessairement dans la littérature spécialisée en psychologie, mais qui peuvent être considérés comme essentiels quant à leur importance et leur rôle comme repères et processus constructeurs du vivre avec les autres : la reconnaissance de l’autre, le soutien psychique, l’amour d’autrui.

 

La reconnaissance de l’autre

Vivre avec les autres s’inscrit dans une variété d’expressions intersubjectives qui nous mettent en présence de ces nombreux autres, qu’il s’agisse de ceux qui nous sont proches et familiers (parents, enfants, amis, voisins), qu’il s’agisse de relations professionnelles ou institutionnelles ou qu’il s’agisse de ces autres rencontrés fortuitement au cours d’un voyage, de vacances ou, plus simplement, de tous ces anonymes croisés quotidiennement dans la rue.
À travers toutes ces relations, nous faisons sans cesse l’expérience des autres, de l’Autre, comme figure de tous ceux qui ne sont pas moi, mais qui sont mes semblables. Ils sont le lieu même de la coexistence humaine, c’est-à-dire de la différence comme creuset de l’expérience humaine en tant qu’elle est une expérience relationnelle. Toutes nos existences sont ainsi marquées par les autres. Les liens qui nous unissent à eux, nous façonnent au plus profond de nous-mêmes. Dès la naissance, les relations dans lesquelles nous sommes emmaillotés façonnent notre développement affectif et psychique ; elles construisent notre personnalité, elles sont la trace des autres en nous. Tout au long de notre existence, nous vivons ainsi avec les autres en continuant à tisser des liens qui nous attachent à eux, mais qui, dans bien des cas aussi, se dénouent et nous détachent d’eux. Vivre avec les autres se manifeste ainsi à travers les relations comme un ensemble de forces psychiques qui peuvent nous construire, mais aussi nous détruire. Elles mettent en évidence un premier enjeu psychique qui est celui de la reconnaissance de l’autre. Cet enjeu se manifeste essentiellement dans la manière dont l’autre est traité dans sa différence : sociale, ethnique, d’orientation personnelle, etc. Les minorités, en particulier, représentent des figures qui font de leur reconnaissance un enjeu crucial du vivre avec les autres.
Deux aspects peuvent être considérés à ce sujet. La question de la reconnaissance se pose d’abord à travers les inscriptions concrètes de chacun dans des cadres sociaux et institutionnels : famille, école, entreprise, hôpital, église, etc. Ce sont là autant de structures qui organisent les relations selon un ensemble de règles, de normes explicites ou implicites ; elles établissent de la sorte des schémas sociofonctionnels, hiérarchiques, où s’opère une « gestion » de l’autre dans son altérité singulière mise au service d’un rapport fonctionnel, institutionnel ou social.
Tout un pan de nos relations se trouve pris dans un enjeu de reconnaissance sociale souvent circonscrit et réduit à notre place sociale, en tant qu’elle est l’objet tantôt de valorisation, tantôt de dévalorisation. Autrement dit, la reconnaissance de l’autre s’exprime souvent à travers le prisme de sa contribution au bon fonctionnement du système dans lequel il est inséré ; dans ce sens, la reconnaissance de l’autre correspond plus à l’estime sociale dont il est l’objet qu’au respect humain qu’on lui doit.
De bien des manières, la reconnaissance de l’autre est donc liée aux diverses modalités d’expression du rapport social qui confère un coefficient d’approbation ou de désapprobation à sa place sociale à travers un jeu de perceptions intersubjectives et d’évaluations qui déterminent son caractère socialement acceptable ou inacceptable.
Tout se passe donc comme si les processus de reconnaissance sociale définissaient une configuration de l’altérité très réductrice et centrée sur la dimension « estimable » de quelqu’un en fonction de sa valeur sociale. Or, précisément – et c’est tout l’enjeu psychique et social de la reconnaissance de l’autre –, autrui est irréductible à l’évaluation sociale, professionnelle, dont il est l’objet. Il existe toujours, face à moi, comme quelqu’un d’absolument autre et donc d’absolument unique. Mais, dans toute relation, nous sommes en même temps, tout un chacun, l’autre pour autrui et, par conséquent, nous sommes toujours l’autre d’un autre. Dans ces conditions, la reconnaissance de l’autre ne se joue plus seulement sur l’estime sociale, mais sur sa qualité d’être humain, comme moi.
La figure de l’étranger est peut-être celle qui permet le mieux de saisir ce qui se joue alors de plus fondamental dans la reconnaissance de l’autre. L’étranger apparaît, en effet, comme celui qui est, par définition, extérieur à mon monde, à mon groupe d’appartenance, à mon univers familier, à ma culture et à mes valeurs. Il est, par « nature », celui qui n’est pas d’ici ; il vient d’ailleurs, du dehors, d’un autre pays, du lointain. Là où je suis chez moi, c’est là précisément qu’il n’est pas chez lui. À ce titre, il est l’Autre par excellence dans son étrangeté même, qui est un des signes de sa différence. Dans cette différence qui lui colle à la peau s’établit ma relation à lui. Sa différence ne laisse pas indifférent ; elle trame la relation à travers tout un jeu de perceptions, d’attitudes, qui se manifestent en termes de préjugés et tendent à apprécier de la sorte sa qualité d’être humain, comme un être différent de moi. Sa différence est souvent traitée dans la relation comme une infériorité ; cette tendance à considérer de la sorte son altérité est un des creusets les plus sournois du racisme. Cette forme est bien plus répandue et plus présente qu’on ne veut bien l’accepter dans les diverses relations à tous ces autres, différents de moi. La relation à l’étranger s’appuie dans ce sens sur des attitudes sociales qui tendent globalement à ne pas lui attribuer les mêmes qualités humaines qu’à nous-mêmes, créant ainsi une variété de relations discriminatoires à son égard.
Dans ces conditions, la figure de l’étranger nous introduit dans une compréhension spécifique d’enjeux psychiques et sociaux de la relation. Elle montre un traitement psychologique et social de sa différence en termes réducteurs : l’étranger comme autre est celui qui est moins que nous ; à bien des égards, il est considéré comme un être inférieur selon ce regard social qui le rabaisse et le place comme quelqu’un en dessous de moi, un être qui, de ce fait, devient naturellement exploitable et donc exploité. Le travailleur immigré en sait quelque chose. Toute situation d’asservissement, d’humiliation ou d’exclusion dans le monde social est, au même titre, une forme d’infériorisation, voire de déni de la qualité d’un être humain. La relation à l’étranger constitue à cet égard un enjeu paradigmatique de la reconnaissance de l’autre : reconnaître l’autre ne relève pas d’abord et uniquement d’une évaluation sociale, mais d’une exigence psychique fondamentale liée au fait qu’il est un être humain. Autrement dit, alors que nous prenons le plus souvent en compte des critères sociaux pour apprécier la valeur de l’autre en fonction notamment de l’estime et de l’approbation sociale dont il est l’objet, la reconnaissance psychique renvoie davantage au respect dû à l’autre en raison de sa qualité et de sa singularité humaine. Cela implique que je me comporte envers lui selon un « impératif catégorique » qui m’est imposé, c’est-à-dire normativement contraignant pour moi du fait que sa qualité d’être humain est identique à la mienne. Il est mon semblable. Par conséquent, il est reconnu dans sa figure d’Autre à travers notre aptitude à l’accueillir comme tel. L’Autre est dans ce sens l’enjeu fondamental de notre faculté à établir avec lui une relation véritablement humaine. Par-dessus tout, une telle relation consiste à le traiter comme mon prochain. En faisant de l’étranger mon prochain, la reconnaissance de l’autre se définit comme humanisation de ma relation à celui qui, par définition, est différent de moi, c’est-à-dire quelqu’un qui est sans valeur aux yeux de la société.
En le reconnaissant dans sa figure d’Autre sans valeur, nous manifestons la capacité de l’intégrer dans notre communauté. Par là, nous apprenons d’abord à devenir nous-mêmes véritablement humains.

 

Le soutien psychique

Le soutien psychique constitue le deuxième enjeu de la vie sociale et des relations à autrui. Il est lié au caractère destructeur des liens humains dans de nombreuses situations. Ces brisures de toutes natures provoquent souvent un mal profond et durable qui, à bien des égards, bouleverse toute une vie. Leurs expressions sont multiformes, mais elles touchent toujours cette part intime de nous-mêmes fondée sur la confiance dans la vie.
La destruction d’un lien correspond à une cassure de la vie ; elle se traduit par des souffrances profondes et souvent durables qui sont le langage même de ce que l’on appelle les « blessures psychiques ». Elles nous font porter un regard singulier sur la nature des liens brisés et, par conséquent, sur les enjeux psychiques du soutien social apporté à ceux qui ont été ainsi détruits. Qui peut consoler du mal qui a été fait ? Et quelle est la valeur du soutien psychique dans ce cas ? Le soutien psychique apporté à celui qui a été méprisé, humilié, violé, maltraité, c’est dans beaucoup de cas d’abord une présence, le visage de celui qui accueille et écoute. Le soutien psychologique, c’est d’abord une qualité de relation ; elle n’a rien d’automatique. Elle s’établit non seulement sur des compétences, mais aussi du fait que l’autre me prend comme son soutien. Cela suppose des qualités spécifiques : qu’il puisse compter sur nous pour recréer un lien de confiance avec lui-même et dans les autres. Le soutien psychique a, de ce point de vue, une fonction éminemment réparatrice qui redonne le sentiment de vivre, d’exister aux yeux de quelqu’un, d’exister à nouveau pour soi.
Mais cette valeur fondamentalement réparatrice du point de vue psychique n’a de sens que si le soutien mobilise celui qui est dans la détresse à faire son propre chemin. Le soutien peut, en ce sens, devenir un processus thérapeutique dont l’enjeu est la sortie psychique de l’inconsolable, de l’irréparable. Le soutien est alors consolateur dans la mesure où il permet à l’autre de réparer intérieurement sa propre vie. Si le soutien psychique est abordé ici dans un sens large comme une forme de réponse à la brisure des liens humains, il se traduit le plus souvent par une démarche dans un cadre spécifiquement thérapeutique. Son enjeu est à bien des égards de faire le deuil de sa vie perdue à travers ce que le lien à autrui a détruit en soi. On ne revient pas véritablement à la vie si on n’entre pas dans un tel processus. Dans ces conditions, le travail de deuil n’est pas seulement l’acceptation d’une perte, il représente aussi une force psychique qui propose une issue au lien humain détruit. La vie ne peut se refaire que si cette destruction psychique est assumée comme la réalité de sa propre vie. Ce travail opère un détachement intérieur par rapport au caractère ineffaçable d’une vie brisée et une transformation intime du rapport à soi en raison même du sentiment de sa vie perdue.
C’est dans la mesure où ce cheminement intérieur est engagé que la vie peut reprendre, mais pas n’importe quelle vie, une vie qui est transformation de nous-mêmes et qui nous ouvre à ce que nous sommes devenus, c’est-à-dire de vivre avec ce qui a été cassé en nous.
Le soutien thérapeutique favorise ce passage vers soi-même, passage vers une vie tout autre que celle que l’on s’était imaginée, mais une vie qui peut enfin devenir notre vie. Là s’opère en vérité cette métamorphose singulière d’entrer dans un autre rapport à nous-mêmes : la conscience de ce que nous sommes devenus à cause de nos liens brisés et qui nous engage dans une autre responsabilité par rapport à nous-mêmes et aux autres.
Face aux immenses dégâts psychiques entraînés par la vie invivable avec autrui, l’enjeu psychique du soutien, notamment dans le cadre d’une relation thérapeutique, est celui de nous guérir du mal que les autres nous ont infligé. Guérir ce mal touche précisément ce qu’il y a d’inconsolable dans les douleurs, les brisures au fond de soi. C’est pourquoi la consolation dont il est question ici est bien autre chose qu’une évasion sucrée pour adoucir trompeusement sa souffrance. Se consoler du mal est une exigence pour revivre. Se consoler du mal n’a d’autre sens que de nous mener à nouveau vers la vie ; il s’agit d’un processus guérisseur qui reconstruit psychiquement la vie avec ce qu’elle a de brisé. Se consoler, c’est donc choisir à nouveau de vivre. Cette réorientation psychique vers la vie comme reconstruction de soi est un combat intérieur avec les forces destructrices en soi, combat à travers lequel on apprend précisément à revivre. En définitive, l’enjeu psychique du soutien et de la relation réparatrice dont il est le vecteur est de nous faire revenir à la vie. Lorsque l’on a été ainsi marqué par la vie avec les autres, on ne connaîtra plus forcément le bonheur, mais on retrouvera peut-être sa propre vie à travers la transformation intérieure opérée par un tel processus.

 

Aimer l’autre

Le troisième enjeu psychique de la vie avec autrui est lié à notre faculté de l’aimer. Il est surprenant qu’en psychologie l’amour ait si peu de place dans les approches sur les relations à autrui, si ce n’est pour l’aborder sous l’angle des sentiments amoureux ou de l’attirance affective et sexuelle.
Aimer l’autre représente peut-être l’un des aspects le plus problématiques du lien humain et l’un des moins évidents, même si nous avons l’habitude de parler de l’amour comme de quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi le fait d’aimer l’autre doit être considéré comme l’un des enjeux psychiques les plus cruciaux de la relation et de la vie sociale en général.
En réalité, il faut d’abord constater que l’amour n’est pas une notion reconnue comme « scientifique ». Il pourrait donc paraître inapproprié aux yeux de certains d’introduire ici une telle analyse. Et, pourtant, dans l’optique d’une compréhension des processus psychiques du lien humain, l’amour représente un facteur fondamental.
Faut-il rappeler ensuite que l’on se trompe souvent sur l’amour, car comme le faisait observer Hannah Arendt, « l’amour est un phénomène très rare dans la vie humaine ».
On le réduit, la plupart du temps, à l’expression de nos sentiments et de notre affection envers quelqu’un, à l’élan de notre désir et dont le modèle reste la relation amoureuse. Elle représente, en effet, pour beaucoup, l’expression même de l’amour. Si elle révèle la force de l’affectif comme créatrice du lien, le fait d’aimer l’autre reflète, dans ce cas surtout, l’attachement à lui dans un lien qui se veut unique et durable. On oublie ainsi une composante fondamentale de l’amour qui réside dans la disposition psychique à vouloir le bien de l’autre. Dans ce sens, la question de l’affectivité n’est plus seulement envisagée comme l’expression de mon accomplissement personnel, mais aussi comme l’expression de ma disposition favorable à l’égard de l’autre. D’où son importance et son rôle psychique dans la construction et le devenir des relations interpersonnelles, comme d’ailleurs des relations sociales. Autrement dit, la question à laquelle on se trouve renvoyé est celle du développement du lien humain et social au regard de cette prise en compte de l’amour de l’autre.
Cette question doit être abordée frontalement, en particulier chez les professionnels de la psychologie, en raison notamment du contexte de violence dans lequel nous vivons, des diverses expressions de haine, des détresses psychiques liées au mal qui a été fait à des personnes ou à des groupes entiers. Toutes ces situations montrent que de nombreux individus ont la rage, des gens se haïssent, des catégories sociales se détestent, c’est-à-dire qu’ils ne s’aiment pas. Ces diverses expressions constituent des indicateurs de la faillite des relations sociales, et c’est en ce sens que cela a à voir avec la psychologie. Ce qui est donc là directement en cause, c’est l’absence d’amour. Dans ces conditions, il est important, du point de vue psychique, de considérer ce que l’amour a à faire là-dedans.
Nous le montrerons en particulier à travers la valeur thérapeutique de deux formes d’expression complémentaires.
La première porte sur la question du pardon. En effet, ce qui caractérise la psychologie des personnes blessées dont les liens à autrui ont été détruits, c’est l’impossibilité de pardonner le mal qui a été fait. Que reste-t-il à pardonner lorsque l’on a été cassé au fond de soi ? Pour beaucoup, le fait de pardonner est une notion religieuse, morale, une valeur hypocrite qui n’a plus guère de sens. Aujourd’hui, pardonner apparaît comme un comportement anachronique, voire trivial pour certains, en réponse aux violences, à la haine ambiante. De la sorte, le pardon est absent de l’horizon quotidien des expériences humaines. Concrètement, nous ne savons plus ce que « pardonner » veut dire. En réalité, pardonner est d’abord et fondamentalement un processus psychique par lequel on cesse de haïr l’autre. Pardonner correspond donc à une expérience psychique qui s’énonce comme une inversion, un retournement du sentiment de haine.
Son enjeu psychique, c’est d’abord d’arrêter sa propre rage intérieure, de stopper sa propre haine, et non pas celle qui est dans l’autre qui m’a fait mal. Pardonner, c’est se libérer de sa propre haine. Cela représente donc un enjeu considérable non pas d’abord pour rétablir le lien social, mais pour se libérer de sa propre haine.
La psychologie du pardon ne s’inscrit guère aujourd’hui dans une vision réparatrice des relations humaines et sociales. Et, pourtant, elle est de l’ordre d’un travail psychique, mais que les approches thérapeutiques actuelles ont du mal à prendre en compte. Or, en tant qu’expérience psychique, le pardon touche chacun au cœur même de sa relation à autrui. Son enjeu fondamental, c’est la transformation de ses propres sentiments d’hostilité et de haine à travers un travail psychique pour, précisément, faire taire cette haine au fond de soi. Pardonner est en ce sens un processus psychique qui délivre la personne blessée de son propre malheur de vivre comme un être offensé. La question du pardon met donc en lumière l’enjeu même de la délivrance du mal qui nous a été fait comme dénouement psychique du lien brisé.
La deuxième forme d’expression renvoie à un enjeu particulièrement crucial de l’amour d’autrui, dans la mesure où il s’agit de mon ennemi. Autrement dit, que devient la relation à mes ennemis si, en dépit du fait qu’ils me détestent, j’exprime envers eux des sentiments positifs et que j’arrive malgré tout à avoir à leur égard des dispositions favorables ?
On observera tout d’abord qu’une telle forme de relations peut paraître insensée à bien des égards ; elle représente en tout cas quelque chose d’impossible pour beaucoup. Pour autant, un tel processus met en lumière la nature de la transformation psychique à l’œuvre et qui se caractérise par le fait que l’amour ainsi manifesté consiste non pas à changer mes ennemis pour en faire mes amis, mais à ne plus leur faire du mal, c’est-à-dire à exprimer à leur égard des dispositions et des sentiments positifs, même si eux continuent à me faire du mal. Autrement dit, le fait d’aimer les autres, et en l’occurrence mes ennemis, transforme avant tout mon expérience relationnelle avec eux en me réorientant vers la vie à travers de tels sentiments. Celui qui aime sort ainsi du cercle vicieux dans lequel il est lui-même enfermé à cause de sa relation hostile à autrui et, de ce fait, sa relation prend un sens tout à fait spécifique : aimer l’autre guérit avant tout mes propres sentiments hostiles en les inversant en sentiments bons à son égard. En aimant autrui, je transforme ma relation à lui. En aimant mon ennemi, je guéris ma relation à lui.
Ces modalités particulières d’expression permettent de montrer de façon plus large que le fait d’aimer l’autre représente une ressource psychique fondamentale pour chacun dans toutes ses relations.
Dans ces conditions, la meilleure façon de vivre avec les autres serait, en définitive, d’apprendre à les aimer.
Ce serait probablement aussi la meilleure façon de rendre la vie humaine véritablement vivable. Mais à quel prix ! ■

 

 

Note
* Fischer G.-N., 2005, La Trace de l’Autre. Méditation sur le lien humain, Paris, Odile Jacob.

Pour citer cet article

Fischer Gustave-Nicolas  ‘‘Vivre avec les autres. Quels enjeux psychiques ? *‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/vivre-avec-les-autres-quels-enjeux-psychiques

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