Délinquance et estime de soi chez les enfants d’immigrés

Le Journal des psychologues n°298

Dossier : journal des psychologues n°298

Extrait du dossier : Le corps en médiation : expression et psychothérapie
Date de parution : Juin 2012
Rubrique dans le JDP : Pages fondamentales > Interculturalité
Nombre de mots : 5100

Auteur(s) : Boiron Stéphane

Présentation

En liant intégration et estime de soi, parentalité, filiation et vécu de rejet, ou encore blessures de l’Histoire et inscription de la trace, une recherche clinique dans le champ des problématiques migratoires étudie les paramètres influant sur le passage à l’acte de ces jeunes et réfléchit autrement leur délinquance. Les singularités et différences de chacun sont à souligner pour combattre, par là même, l’exclusion.

Détail de l'article

En amont d’une recherche clinique dans le champ des problématiques migratoires (2011), nous nous interrogions sur la délinquance des jeunes issus de populations migrantes, en cherchant quels éventuels paramètres pouvaient exercer une influence manifeste sur cette dernière. Dès lors, un ensemble de questions se posait au sujet de concepts cliniques majeurs ; des questions initiales sur le clivage entre « dedans » et « dehors », sur la transmission ou sur la construction de celui-ci, sur le sens des manifestations délinquantes, sur la filiation et l’affiliation, sur le ressentiment, etc.
À partir de ces questions, il a été possible de retenir pour notre recherche celles qui semblaient les plus pertinentes au regard des manifestations bruyantes régulièrement diffusées par les médias contemporains. Ce choix a amené à faire l’hypothèse qu’il existait peut-être des niveaux différenciés dans le lien entre l’intégration et l’estime de soi, et que ces niveaux différenciés avaient une influence sur les passages à l’acte délictueux des jeunes issus de populations migrantes.
Ces troubles de l’estime de soi viendraient compenser un vide laissé par l’histoire parentale ou par la trace de l’exil. Les passages à l’acte délictueux seraient donc potentiellement en lien avec un sentiment de bi-appartenance qui influerait sur la teneur de l’estime de soi du sujet adolescent. Un aspect central de la recherche clinique fut le questionnement du cumul des traumatismes chez les sujets issus de populations migrantes, une des interrogations principales étant de savoir comment l’imaginaire du ressentiment couplé à l’imaginaire de l’illégitimité avaient-ils pu conduire de jeunes adolescents au passage à l’acte délinquant.
Un autre aspect essentiel est lié à la parentalité, car les parents ont souvent un vécu de rejet et de persécution qui colore sans nul doute la parentalité et la transmission, cela exerçant une influence sur la posture éducative. Selon Abdessalem Yahyaoui (1988), il faudrait décontextualiser la parentalité pour pouvoir la recontextualiser, car les protections et les pare-excitation ne sont pas ou peu fournis par les parents. Si on ajoute à cela une certaine vacuité réelle ou perçue de l’environnement, c’est alors conduire à un fonctionnement de débordement pouvant déboucher sur des logiques de destructivité et d’autodestructivité. Et là, le paupérisme des territoires et la question de la stigmatisation sociale et culturelle ont ­potentiellement joué un rôle non négligeable dans les conditions (suffisantes, mais non nécessaires) menant aux passages à l’acte délictueux. Ces passages à l’acte sont alors commis par des mineurs, ou de jeunes majeurs, par des garçons comme par des filles, et cela bouscule les représentations des professionnels travaillant autour de ­l’adolescence.
La problématique de l’adolescence migrante est référencée à deux groupes, d’où un double clivage entre le dehors et le dedans, entre la société d’accueil et la société d’exil, entre la société civile et le groupe d’appartenance. Il y a là un entre-deux perpétuel, une double référence et une double déchirure (Yahyaoui A., 2000). Il n’est pas rare, d’ailleurs, de rencontrer dans les quartiers classés « sensibles » des jeunes qui arborent cet entre-deux soit en l’exprimant avec colère soit en l’exprimant avec dépit. Les oppositions verbalisées sont alors ici nombreuses : « nous » et « eux », les adultes et les jeunes, les « Français » et les « étrangers », ceux qui travaillent et ceux qui sont dans la « file d’attente », les forces de l’ordre et les « forces du désordre », etc.

 

L’exil et la violence
Selon Abdessalem Yahyaoui (1989), le thème de l’exil est présent depuis la nuit des temps. L’exil est entendu à la fois comme expérience de rupture, de rejet, de renoncement, (soit comme vecteur de souffrance), mais il est également traversé par l’idée de la reconstruction, de la suture, du lien et de la créativité (donc audible comme vecteur d’espérance). Il laisse une marque indélébile dans l’histoire du sujet qui l’a vécu, qu’il soit collectif ou individuel, définitif ou provisoire, délibérément choisi ou subi, réel ou affectif. Ses traces s’inscrivent à la manière d’un traumatisme et sont potentiellement objet de transmission. Ainsi, dans les différentes générations qui les composent, les immigrés répètent quelque chose de ces traumatismes, et ce, aussi bien au niveau de manifestations de type psychosomatique qu’au niveau de la pathologie de l’agir.
En introduisant des ruptures tant au niveau spatiotemporel qu’au niveau des relations que le sujet peut ­entretenir avec son environnement, la migration va entraîner des bouleversements sur le plan psychologique et des réaménagements sur le plan familial. Ces ruptures n’impliquent pas seulement un déracinement géographique, elles imposent un déracinement culturel : on peut relever ici un vacillement des repères, une déstabilisation de l’autorité familiale, une nouvelle distribution des alliances à l’intérieur du cadre familial, etc. Il est ainsi possible d’observer chez les jeunes issus de populations migrantes que, bien souvent, le lien au père ne passe plus que par le respect, et non par l’admiration comme cela devrait être le cas. Le père n’est plus une figure identificatoire solide, il est même devenu la raison initiale du désir de restituer un honneur perdu et de la volonté de forger sa place dans la société, avec ses propres moyens. Cette perte de repères est souvent accentuée par l’absence du groupe familial large et l’absence des étayages multiples que pouvaient proposer la communauté et la culture portée par cette communauté.
André Ciavaldini (1989) s’est demandé si l’exil engendrait une violence qui pourrait faire retour dans la filiation, et si l’exil laissait des traces ou ne venait tout simplement pas mettre en forme ce qui était potentiellement présent dans une histoire. L’auteur remarquant que l’exil assone avec l’« ex-il », on peut se demander s’il ne serait pas question de retrouver fantasmatiquement dans l’exil cet « ex-il », ce double fascinant à nul autre pareil, dépositaire de l’émerveillement maternel initial. En réalité, c’est ce deuil nécessaire de l’enfant imaginaire qui permet à la mère de constituer l’espace de l’illusion primaire, un espace intermédiaire d’élaboration que l’enfant intègre peu à peu comme un potentiel, constituant par là même l’ébauche d’un temps de latence interne, permettant d’aller de l’étayage organique de la pulsion au progrès culturel. Or, dans les pathologies de l’acculturation rapide, il y a disparition de cet espace-temps intermédiaire (Ciavaldini A., 1989). Et si le sujet ne possède pas un espace interne intermédiaire fiable sont alors ravivées les traces archaïques, ultime point protecteur. L’exil est ainsi révélateur de traces, parce qu’en lui-même, il est trace.

 

Les traces de l’exil
Les adolescents nous montrent d’un même mouvement des traces révélatrices d’une rupture de sens et, parfois, des traces d’une tentative souvent avortée de réintégration dans une chaîne de sens qui réinscrirait l’adolescent dans l’histoire de la famille (Moro M.-R., 1989). La clinique nous confronte quotidiennement à ces adolescents qui, fils de migrants, présentent des pathologies déroutantes avec des symptômes s’exprimant souvent sous forme d’irruptions brutales : bouffées délirantes, perversions, toxicomanies, tentatives de suicide, passages à l’acte délictueux… Les comportements délictueux donnés à voir sont nombreux et hétérogènes : allant du jeune trafiquant de stupéfiants au jeune recéleur, au jeune braqueur, au jeune tagueur, etc., des jeunes qui, bien souvent, sont dans le même temps des amateurs de sport ou bien de « gentils enfants » au sein de leur espace familial. Les paradoxes sont là, toujours aussi forts et déroutants pour le professionnel.
Ces traces renvoient souvent à des évènements traumatiques et à des marques psychiques qui ne s’élaborent que dans un second temps, si la rencontre avec l’adolescent a lieu après l’expression d’un besoin de traumatisme. Ce besoin de traumatisme existe de façon aiguë chez les enfants de migrants et s’intègre à la psychopathologie de l’exil, l’exil étant un traumatisme vécu par les ascendants et porté par les descendants. Le besoin de traumatisme des adolescents, fils de migrants, est donc une donnée complexe qui prend place dans les conséquences de la logique migratoire. Une perception kaléidoscopique du monde a été transmise à l’enfant, ce qui peut être générateur d’angoisse, d’insécurité, mais aussi dynamisant, si cette perception est maîtrisée. Dès lors, en situation d’acculturation, la structuration culturelle ne peut plus se construire sur une trame unique, mais sur des clivages multiples : ils opèrent au niveau topographique (dedans/dehors), temporel (avant la migration/après), spatial (là-bas/ici) et, enfin, ontologique (le même et l’autre) (Moro M.-R., 1989).
Deux moments de grande vulnérabilité pour l’enfant se distinguent : la période des grands apprentissages scolaires (celle de l’acquisition de l’écriture et de la lecture), qui est la période de l’inscription dans le monde du dedans et du dehors ; la période de l’adolescence, où se reposent les questions de la filiation et de l’inscription quasiment définitive dans un monde différent de celui des parents. Lors d’entretiens avec des jeunes résidant dans des quartiers dits « sensibles », le professionnel constate souvent que la place était déjà dure à trouver à l’école maternelle, puis au collège, et que l’adolescence fut le temps possible de la revendication. Les professionnels ayant eu, par exemple, l’occasion de construire et d’animer des « conseils de jeunes » au sein de collège ont pu mesurer la réalité de ces constats et, surtout, voir que les adolescents avaient quelque chose à en dire.

 

Intégration perçue et estime de soi
Dans cette recherche clinique, nous nous attendions à ce qu’une intégration des adolescents perçue comme « positive » ait un effet positif sur les niveaux d’estime de soi et d’anxiété (soit une forte estime de soi et un faible niveau d’anxiété). Nous nous attendions aussi à ce qu’une faible estime de soi, ou un fort niveau d’anxiété, ait une influence sur le déclenchement des passages à l’acte délinquants. Si nous nous penchons sur les résultats observés dans nos quatre groupes de sujet, concernant l’anxiété totale, les sujets autochtones seraient plus anxieux que les sujets migrants et, chez ces derniers, les sujets de deuxième génération seraient plus anxieux que ceux de troisième génération. Dans cette lignée de pensées, Marc Hautekeete (1998) a d’ailleurs décrit un nœud émotionnel schématique de l’anxiété sociale dans lequel se distingue chez le sujet soit de la peur (s’il se sent inférieur), soit de l’anxiété (s’il se sent soumis). Et dans l’anxiété, selon les travaux d’Adrian Wells et David M. Clark (1995), trois processus sont activés : une forte augmentation de l’attention focalisée sur soi, des comportements de réassurance et une émergence de déficits ­comportementaux. L’anxiété entraîne donc une surestimation de la vulnérabilité et s’associe à une chute de l’attention générale et à une impression de non-contact avec les autres (caractérisant par là même des biais cognitifs). Toutefois, demandant aux sujets un investissement du processus d’intégration dans la société d’accueil, l’exil n’amène pas une augmentation du niveau d’anxiété chez les sujets (que ceux-ci se perçoivent comme intégrés ou non) ni une diminution d’ailleurs. L’anxiété serait alors plus liée au niveau de l’estime de soi qu’au sentiment perçu d’intégration. Ainsi, il y aurait un lien entre le niveau de l’anxiété totale et celui de l’estime de soi totale, de même qu’un lien entre le niveau de l’anxiété totale et celui de l’estime de soi sociale.
Abdelmayek Sayad (1986) évoque ici la double rupture et la double exclusion des parents primo-arrivants (qu’ils ont pu ressentir, notamment, au moment de la retraite), ce qui engendre un « double lien de scission » quand ces sujets doivent se couper des exigences des deux sociétés à la fois, sociétés au centre desquelles ils se trouvent (Yahyaoui A., 1991). En 1994, Tobie Nathan a travaillé sur l’univers double (représenté par ces deux mondes culturels hétérogènes au milieu desquels les parents se sont retrouvés), univers double donnant lieu à un clivage à la suite de la rupture de la migration. Selon lui, l’exil comme la migration représente une rupture entraînant des effets traumatiques, une rupture du cadre externe et du cadre culturel interne. Il y a une transmission intergénérationnelle de la problématique de deuil non fait et du traumatisme lié à la migration ; cela nécessite un réaménagement et une élaboration des parents et des enfants (sinon ils seraient désemparés).
Le père primo-arrivant a été potentiellement piégé par un réseau de loyautés invisibles vis-à-vis de la société d’origine et du pays d’accueil : être le même et faire l’épreuve de la séparation, oublier malgré l’ambiguïté (Yahyaoui A., 1991). L’exil a ainsi mis à mal les figures parentales en proie à des conflits identitaires, ce qui a amené les enfants à se voir difficilement portés par les parents et à mal vivre la vulnérabilité sociale des parents. Tout cela a, de près ou de loin, biaisé les processus d’intégration des uns, puis ceux des autres. Si on ajoute de potentiels préjugés « négatifs » concernant la société d’accueil et de possibles sentiments de persécution et de victimisation, l’enfant est alors placé au cœur du conflit entre les parents et les institutions, d’où les éventuelles difficultés pour lui de discriminer ce qui est attendu de lui et l’incapacité des parents de contenir le débordement pulsionnel de leurs enfants (Yahyaoui A., 1991).

 

Le ralentissement de l’intégration
Zerdalia Dahoun (1998) analyse que la souffrance découlant d’un sentiment de perte non élaboré du cadre culturel de l’origine et le statut défavorisé découlant de l’exil, de l’entre-deux et de l’accueil (nécessitant une plus grande acculturation), sont deux paramètres amenant le sujet migrant à un sentiment d’isolement, à un sentiment de menace, à une idéalisation et à un agrippement ; à bien des facteurs qui ralentissent une intégration sociale. Si l’estime de soi familiale n’a pas d’influence sur le niveau d’anxiété totale, nous proposons comme explication que, pour les sujets, leur place dans la société d’accueil est plus importante que leur place dans la famille d’origine. Cela sous-entendrait une potentielle « faillite » dans la signification de la composition familiale aux yeux des sujets et une faillite dans la qualité du tissu familial des familles issues de l’immigration.
Dominique Schnapper (1999) a d’ailleurs relevé dans l’intégration, telle qu’elle a pu (ou peut) se construire dans notre société française, une non-reconnaissance des communautés particulières, avec cette négation forte des différences culturelles, au lieu de concilier intégration républicaine et respect de la diversité culturelle. La difficulté d’intégration sociale peut alors conduire à une logique du passage à l’acte (délinquant), surtout dans le contexte d’une vie sans pare-excitation, orchestrée par les groupes de pairs dans les grands ensembles urbains (Yahyaoui A., 2000). Il y a ainsi dans ces codes de rue des grands ensembles tout un réseau de loyauté, mais, surtout, les passages à l’acte deviennent des tentatives pour ­exorciser l’angoisse du vide et constituent les symptômes d’un dysfonctionnement entre la famille et les institutions. Potentiellement en proie à des tensions internes insupportables, dans un vécu au quotidien de solitude et de vide, il y a, pour l’adolescent issu de populations migrantes, une désubjectivation ainsi qu’une désobjectalisation de l’adulte, ce qui peut mener au passage à l’acte et à la violence.
Des éléments importants viennent colorer l’intégration des sujets issus de populations migrantes, comme celui du rapport d’extériorité entretenu avec la société d’accueil, un rapport qui va alors éventuellement entraîner une suffocation de l’existence. Alexander T. Vazsonyi et al. (2006) ont décrit un processus d’adaptation croissant au cours du temps et ont analysé une vulnérabilité spécifique chez les jeunes migrants de deuxième génération. Plusieurs facteurs l’expliquent : le travail de deuil des parents relégué à la deuxième génération, la privation de figure identificatoire solide (ce qui contraint, bien souvent, à chercher un étayage à l’extérieur), toutes les influences négatives potentielles. Fethi Benslama (1999) avance quant à lui que la mise en question de l’existence donne lieu à de sérieuses difficultés chez le sujet adolescent migrant et, en rapprochant l’exil initial à une expérience du « hors-lieu » qui expose à l’errance, une perte de l’adresse à l’Autre se produit. Cela engendre un processus de « désidentification meurtrier » pour le fils qui en vient aux transgressions pour expier ce crime du « hors-lieu » du père. Il y a là quelque chose d’important, c’est la peur de l’effacement en tant qu’habitant et la peur de n’être réduit qu’à une abstraction.

 

Une cohésion et une intégration problématiques
À côté de cela, il est important de relever chez le sujet issu de population migrante l’impression d’un « empêchement de naître au monde » en raison de son sentiment d’être à la fois soustrait au lieu et à l’histoire. Et il est alors nécessaire de comprendre la signification psychologique des blessures de l’Histoire, car les violences de l’Histoire travaillent sur la fonction psychique d’inscription de la trace : la violence du lien social contemporain accentue potentiellement cette inscription (Douville O., 1998). Ainsi, les incidences psychiques de l’émigration doivent être prises en compte, selon Olivier Douville, et il nous faut faire attention à la dangerosité d’une socialisation massificatrice dans laquelle se fixe et s’étouffe le travail de la culture à l’adolescence. Une adolescence contemporaine au cours de laquelle les sujets vont potentiellement refuser le symptôme qui organise le lien libidinal social et se constituer, dans le même temps, une autre normalité. Voilà pourquoi les sujets migrants peuvent se sentir parfois isolés et écartés, car ils sont encore aujourd’hui maintenus à distance du lieu et de l’histoire : ils sont un peu comme « empêchés de vivre ». Cela explique le sentiment d’extériorité absolue, comme si le sujet issu de populations migrantes était empêché de devenir l’habitant du lieu dans lequel il s’inscrit.
Ahsène Zehraoui (1996) a travaillé sur la cohésion et l’intégration problématiques, sur une structure familiale potentiellement fragilisée, sur des enjeux liés à la question du devenir et du lieu d’avenir et sur le rapport ambigu et contradictoire à la nationalité française (du fait notamment de l’histoire coloniale), etc. Une double contrainte problématique se développe chez les sujets issus de populations migrantes : celle des rapports intergénérationnels et celle des relations familiales homme-femme. Cette double contrainte normative a un impact sur les constructions identitaires (et du coup sur les processus d’intégration), elle favorise l’émergence de tensions et de conflits intergénérationnels qui n’œuvrent pas pour une saine intégration républicaine. Le fond social et culturel sur lequel se développent les conduites délinquantes s’est modifié (Givre P., 2002). Dès lors, les conduites antisociales pourraient être mises en lien avec un déclin de la filiation et avec un déclin du souci du passé, ainsi qu’avec des angoisses spécifiques. De jeunes adolescents contemporains ne fonctionnent plus qu’à l’image : ils se font remarquer, vivent dans l’immédiateté, manipulent et, en définitive, cherchent une identité et des fondements culturels qui portent. Hugues Lagrange (2006) dépeint la violence des jeunes comme étant le prix de la société du risque et comme une réponse au défi d’être. Le registre de la performance, la prise de risque, le défi, la mise à l’épreuve et la recherche de reconnaissance illustrent alors cette recherche d’atteinte de la volonté d’autrui, d’effacement du sujet et d’exploration des limites.
Ces comportements de l’agir peuvent être décrits comme des conduites « agressives » et « autoagressives » dont le but est la maîtrise du corps et la maîtrise de l’objet, tout en étant aussi une défense contre des tensions internes insupportables (Chapelier J.-B. et al., 2002). L’opposition violente aux adultes est alors potentiellement une recherche de punition, car la punition viendrait réduire cette tension insupportable entre Moi et Surmoi. De plus, les agir (auto)destructeurs, tout comme les agirs liés au fantasme d’autoengendrement, permettraient d’échapper à la passivité masochiste : l’éclatement de la famille infantile interne amènerait le recours au groupe social ou au groupe de pairs. Au sujet de l’acte antisocial, Florian Houssier (2002) a d’ailleurs comparé celui-ci à une tentative de revenir en arrière pour dénouer les angoisses qui ont créé la constitution d’un faux self adaptatif ; ce serait un besoin chez l’adolescent de retrouver le passé à l’origine de la déprivation afin de dénouer l’angoisse et la confusion initiales, ou bien pour évacuer les résidus en suspens dans la psyché. L’adolescent fait appel à la mémoire en passant par l’acte antisocial, il fait appel à l’environnement pour reprendre contact avec sa réalité intérieure infiltrée de souvenirs refoulés. Il y a là un déplacement dans le monde extérieur du conflit intérieur. Le réel des agirs vient pallier les déficits symboliques et compenser par la même occasion une potentielle dépression sous-jacente (Rassial J.-J., 1996).

 

Des passages à l’acte violents et délinquants
Il convient de repérer la faillite des garants métapsychologiques et so­ciaux qui orchestre le déficit d’étaya­ge et qui accompagne l’absence d’élaboration du sentiment de perte. Ce sentiment de perte non élaborée peut être à l’origine d’un sentiment de frustration, d’un sentiment d’abandon, d’un sentiment d’insécurité et peut être alors à l’origine de passages à l’acte violents et délinquants. Déjà Abdessalem Yahyaoui (1988) expliquait qu’une enveloppe culturelle pas assez épaisse était potentiellement à l’origine d’une fracture entre le dedans et le dehors, qui à son tour amenait une perturbation de sens. Nicolas Combalbert et al. (2007) ont décrit le manque éventuel de compréhension et de disponibilité parentale qui caractériserait une carence de supervision parentale. À quoi s’ajoutent l’appartenance culturelle et l’éducation parentale qui entraîneraient des différences marquées dans les orientations culturelles, le contrôle des parents, le mode d’acculturation et l’appellation de soi. Tous ces paramètres vont influencer l’intégration et l’adaptation des sujets et, par déclinaison, jouer sur le passage à l’acte délinquant.
Pour revenir aux jeunes issus de populations migrantes et à l’hypothèse initiale, ils ont souvent perdu confiance dans les adultes à la suite d’expériences décevantes ou bien douloureuses. Les ambiguïtés, les contradictions et les incohérences que ces jeunes ont rencontrées peuvent être à l’origine de leur opposition, si bien que les conflits qui en découlent entre eux et les adultes peuvent alors être aussi des formes de lien, désastreuses ou positives, à l’initiative de l’adulte finalement. N’oublions pas que le lien intergénérationnel s’équilibre avec un lien intragénérationnel : les adolescents font ainsi souvent bloc face à l’autorité et à l’adulte. Le jeune va trouver dans la bande un refuge et une certaine revalorisation, mais cela passe aussi par l’affirmation de soi par le défi et la surenchère. L’ambivalence douloureuse du rapport à l’identité conduit potentiellement au désarroi et à l’incertitude, et la mise en question de l’existence produit des difficultés (Benslama F., 1999). Alberto Eiguer (1998), en travaillant sur le faux self, explique que celui-ci pouvait produire un sentiment de détresse, une identification à l’agresseur et une honte narcissique ; cela aboutissant potentiellement à une certaine facticité qui aura de l’influence sur l’estime de soi. Ces multiples facteurs et les groupes de pairs vont colorer le niveau de l’estime de soi.
Il faut faire attention à la singularité de l’histoire de chacun, surtout que chacun réagit à sa manière à l’histoire qu’il vit. Pour le sujet migrant, la modernité est synonyme de simultanéité et d’aliénation au présent, avec une identité aplatie sur un territoire, ce que Karim Jbeili appelle « l’espace temps historique » (2006). Cela n’est pas sans incidence sur l’intégration du jeune dans une société qui diffère quelque peu de la société originelle. François Richard (1998) décrit une dialectique intergénérationnelle (pas exempte de violence), associée à une crise du sens et à une déliaison sociale et culturelle dans lesquelles la haine peut devenir l’objet. Il a évoqué un espace de crise provenant d’une indistinction entre dedans et dehors et entraînant potentiellement un mouvement de refus et d’errance, une singularité sans projet et une difficulté du lien social. Tout cela participe à singulariser alors l’intégration des sujets. À l’adolescence, le passage d’une insertion familiale à une insertion sociétale peut être révélateur d’un conflit parental larvé et d’un décalage entre discours parental et discours sociétal. Ici, la révolte, la délinquance ou encore le traditionalisme peuvent découler de l’intégration. Si les références sociales adultes sont dévalorisées, il y a alors le risque d’un renforcement de la singularité et d’un rejet.
Daniel Marcelli (2003) évoque quant à lui l’affirmation de soi de l’adolescent dans le débat et dans la transmission, avec une confusion entre dedans et dehors due en partie au déficit de limites de sens (qui entraîne aussi une potentielle fuite en avant à cause d’une insécurité intérieure). Dès lors, on peut supposer que, parfois, ce jeune va développer malgré tout un mode figé de résolution des conflits donnant lieu à des comportements délinquants, des actes asociaux ou encore à de la créativité ou à un retrait total. Si le délinquant lambda a des mécanismes psychiques en relation étroite avec le principe de plaisir, les jeunes issus de populations migrantes peuvent aussi avoir une anxiété panique engendrant de l’agressivité. ­L’utilisation ­prédominante de l’agir chez ces derniers découlera d’un ressentiment, d’un sentiment de non-reconnaissance, d’une incapacité d’étayer son existence, d’une mise à mal du sentiment d’existence, mais aussi de la fragmentation culturelle et sociale qui entoure leurs conditions de vie dans « l’ici-et-maintenant ». Ils connaissent la confrontation entre deux systèmes culturels et deux modèles familiaux, ce qui inaugure des conflits et des tensions intergénérationnelles. De plus, ces jeunes portent en eux le parcours migratoire originel qui peut parfois être associé à un processus d’exclusion sociale ou de marginalisation, ce qui, là encore, n’est pas sans influence sur la violence ou l’insécurité. Cela est sans doute en lien indirect ou direct avec ce qu’on peut appeler le « retour du refoulé » pouvant caractériser ou non les manifestations délinquantes.

 

Conclusion
Il y a dans les mécanismes de répétition de symptômes de violence de génération en génération – dont la fréquence fut révélée par Pierre Benghozi (2000) – une attaque du lien et un processus de déliaison, le tout associé à une compulsion de répétition. La destruction du lien de filiation et du lien d’affiliation à la base de ces éléments va mener à la violence et à la honte. Cette pensée a guidé à la réflexion et à la prise en charge d’une clinique du lien fondée sur une gestion psychique de la transmission de l’impensable, de l’indicible, de l’innommable et de l’inavouable.
Ces quelques pistes de réflexion peuvent nous inciter à réfléchir autrement sur la délinquance chez les jeunes issus de populations migrantes. Il ne s’agit pas d’excuser les comportements déviants ; il ne s’agit pas non plus de stigmatiser un peu plus cette population, mais, bien au contraire, de renforcer la réalité de leur appartenance à la société française, tout en mettant au premier plan la singularité qui est la leur, mais qui est aussi la nôtre. Reconnaître la différence et la singularité de tout un chacun ne peut que contribuer au même sentiment d’appartenance et à une citoyenneté partagée par tous, et par là même aider à combattre l’exclusion.

 

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Pour citer cet article

Boiron Stéphane  ‘‘Délinquance et estime de soi chez les enfants d’immigrés‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/delinquance-et-estime-de-soi-chez-les-enfants-d-immigres

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